L'itinéraire exemplaire d'un déraciné. Acte II.
Et le Pied-Noir devint Normand...

Par Laurent Quevilly.
L'été 62 était bien avancé. Après un interminable voyage, vidés, les Pascual posèrent enfin leurs bagages dans le silence d'un village normand. Contraste saisissant. Yainville était aux antipodes de la pétillante ville d'Oran. Administrée par un Gaston Passerel à la voix chevrotante, la localité ne comptait pas mille habitants et présentait schématiquement une organisation binaire. En bas le vieux village à caractère rural. Avec sa petite église, la plus vieille du canton, sa mairie aux faux colombages, ses quelques fermes et commerces, une salle des fêtes le plus souvent muette et des maisons dont les rideaux bougeaient curieusement lorsque vous passiez devant... En haut, tirée au cordeau, la cité des Clairs logis édifiée par EDF. Enfin n'oublions pas les quelques habitants de la côte Béchère, là-bas, tout là-bas près de la Seine et de la centrale thermique dont la sirène rythmait la vie des Yainvillais. Mais j'ai déjà détaillé par le menu la physionomie du village à l'arrivée de nos amis.
  
Un des premiers réflexes de Paul et de sa jeune sœur fut de courir à perdre haleine jusqu'à la prairie située en contre-bas de leur nouvelle maison. Et de se rouler dans l'herbe

Faisant naître un bouquet changeant
De sauterelles, de papillons...

Oui, comme dans le succès de Montand. Pour chaque Pied-Noir, déboussolé, amère comme les oranges de "là-bas", un combat de tous les jours commençait. Combat pour être admis, apprécié sans réserve de cette nouvelle communauté plutôt fraîche. Comme son climat. A Yainville, en 1962, il avait gelé jusqu'en juin. Ensuite et seulement ensuite avait enfin triomphé le soleil. "Soleil de mon pays perdu..." chantera en octobre un certain Constantinois avec le retour des frimas. Grâce à l'émission Cinq colonnes à la une, Enrico Macias devient célèbre du jour au lendemain en donnant chair à l'exil des Français d'Algérie.

"Des Français ? Tu parles, ils ont tous des noms à coucher dehors !" Une méfiance toute normande s'exprimait parmi les adultes. Ceux de la centrale notamment où les anciens d'EGA devaient faire leurs preuves plus que tout nouvel agent. Mais Yainville avait digéré déjà foule d'étrangers. Même des Bretons, c'est vous dire ! Dans la jeunesse, la fusion fut en tout cas plus instantanée. Mieux encore chez les garçons que chez les filles, semble-t-il. Marcilloux le directeur de la Communale, avait été bien inspiré en plaçant un Normand et un Pied-Noir à chaque pupitre. Configuration qui s'avéra vite inutile quand les premiers prirent l'accent des seconds. Aujourd'hui encore, je ne peux entendre les incontournables Marthe Villalonga ou Robert Castel sans avoir un sourire amusé et l'œil humide. C'est comme ça...

Détail d'un photo de la fameuse année scolaire 62-63. Tout un symbole : on y voit trois rapatriés... et deux expatriés. Les Pieds-Noirs sont Marc Ribès, Antoine Casano et Paul Pascual. Quant à Didier Dekester et Laurent Quevilly, ils quitteront ensemble Yainville, le 27 janvier 1969, pour la Royale...

Sur les 18 foyers venus d'Afrique du Nord pour s'établir ici, la famille Pascual était parmi les premiers arrivants. Après eux, en novembre, nous viendront les Ribès. Et c'est forcément Marco qui en parlera le mieux . Il sera donc notre fil d'Ariane : " Paul, ce fut le premier jeune de la cité EDF, rue Paul-Janet, à venir à notre rencontre pour nous accueillir et se présenter... On s'est tout de suite bien entendus. Il avait subi le même désarroi que nous quelques semaines auparavant : départ précipité d’Algérie, perte des copains, climat pas fait pour nous, petit village isolé et sans loisirs, une cité EDF où les gens se regardent sans se côtoyer. Très méfiants à l'égard de notre façon de vivre. Fallait oublier... "




Yainville. Hiver 62-63. L'Oranais voit virevolter devant son nez ses tout premiers flocons de neige. Et elle va tomber en telle abondance qu'elle envahira bientôt les ondes avec la chanson-fétiche d'Adamo. Marco revient à Paul : "
On fit notre scolarisation ensemble à Yainville où nous avons été bien accueillis. Puis le CET du Trait en apprentissage, Robert et Paul en section ajustage et moi Traceur de coques. Tous les jours, on faisait le route en Solex et vélo avec d'autres jeunes de Yainville et Jumièges. Un vrai défilé..."

Marc de poursuivre: "Le soir, on se rassemblait entre copains au jardin public de la Cité pour discuter. Et dans la journée, c'était bistrot. Chez Andrieu ou Bidaux. Jukebox, flipper et baby-foot. On y restait des heures en mettant des mouchoirs dans les buts pour ne pas payer."

C'est vrai que l'on en aura passé du temps dans ces satanés troquets. Celui de l'église, c'était la MJC d'Yainville et nous étions tous "les petits" à Jeannette. J'allais dire Lorette. Quant à sa fille Michèle, un rayon de soleil importé de Marseille, c'est elle qui choisissait la programmation de l'appareil à sous. The Partisan, Burning of the midnight lamp... Tous ces airs sont restés gravés dans nos têtes.

Summer in the City ! Dans la cité des Clairs Logis, Paul à Solex, Nino Ferrer, de son vrai prénom Alain, Robert Ribès à vélo, parti lui aussi trop tôt, Jeannine Pascual et la fille Furlani. Là, on est entre Pieds-Noirs. La coiffure des garçons reste encore très rock'n roll...

Très forts étaient nos liens entre ados. Soudés à l'acétylène par SLC, la fameuse émission de radio et son mensuel. Paul Pascual, un peu plus âgé que la moyenne de la bande, survole toujours ce temps passé en restant dans nos souvenirs comme un parangon de gentillesse et de modernité. "Paul était toujours présent, insiste l'ami Ribès. Robert et moi étions licenciés à l'USY football et au collège. Il n'était pas trop sportif mais souhaitait nous accompagner lors des déplacements. On avait réussi à lui faire prendre une licence. Très timide, il ne voulait pas se mettre en short et ne jouait pas s'il faisait trop froid." Je partage sans réserve cette conception du sport.

Nos modes vestimentaires


Brunes à lunettes, les sœurs Pascual se ressemblaient toutes au point que nous les surnommions dans leur dos les Nanas Moskouri. Mais nous regardions Christiane, la plus jeune, comme le double féminin de Paul. Ils avaient tous deux la même prestance. A cette époque, la parfaite panoplie du baba-cool se composait d'un Shetland, le Jeans taille basse, de douces chaussettes Burlington aux couleurs pétantes, un Bandana, des Clarks. Je me souviens qu'un jour, alors que j'allais me casser les dents sur l'examen d'entrée à l'Ecole Normale, mon père eut le malheur de cirer les miennes. Cirer des Clarks ! C'est comme si l'on avait profané le tombeau du Christ.
En 1966, le chanteur pseudo-contestataire Antoine popularisa un temps les chemises à fleurs. Beaucoup d'entre nous eurent aussitôt la leur. Elle s'accompagnait d'un pantalon à pont évasé en pattes d'eph, des boots. En option, certains investissaient dans un parka militaire déniché au surplus américain ou au marché aux puces de Rouen. Ainsi paré, vous étiez équipé pour conquérir le monde.
Mais, comme l'a déjà signalé Marco, les distractions étaient plutôt rares à Yainville
. Et ce n'était pas le catch de la Sainte-Madeleine qui soulevait notre enthousiasme. Le bal à la rigueur. Le dimanche, une famille venait de Rouen projeter un vieux navet en noir et blanc à la salle des fêtes. Le fils, surnommé Radar, avait mille peine à maintenir l'ordre dans les rangs des quelques spectateurs dissipés. Non, les vrais cinés se trouvaient à Duclair, au Trait, voire Caudebec. Il y eut bien quelques surprise-parties ici ou là. Mais surtout, les dancings ont enfin ouvert leurs portes...

Le Jerk au Paladium...



 "Après les études, on a commencé les premières sorties en discothèque. Le Pressoir bien sûr,La Ferme, Le Paladium et nos premières conquêtes. Paul, beau garçon au look de l'époque 68, mi-hippie mi-beatnik,  cheveux longs, toujours élégant, Jeans velours côtelé, petit pull col roulé et Clarks ou Paraboots. Il laissait sa timidité à l'entrée et était toujours bien accompagné."

A gauche, Michel Leboucher, dit Gros Mimi, le barman historique du Pressoir qui vous servait bien tassé  le whisky-Coca compris dans votre ticket d'entrée. A droite, la Ferme à Saint-Pierre-de-Manneville où nous avons dansé en sous-sol d'inoubliables slows sur "Que je t'aime"...

Le vieux monde s'écoulait et nous dansions sur ses ruines. Tu parles ! Une chose qui m'a toujours surpris, c'est de voir un Pied-Noir jerker sur Dock of the bay. Il ne semblait plus né en Algérie. Mais à Dawson. Comme Otis Redding ! Ce que nous entendions jaillir des haut-parleurs devenait instantanément SA musique. Sans doute des origines latines lui conféraient-elles cette faculté d'appropriation, cette aisance corporelle qui faisait totalement défaut au Cauchois gauche que j'étais. Mais au Pressoir, il n'y avait déjà plus de Pieds-Noirs depuis longtemps. Tous les rapatriés d'Yainville étaient totalement assimilés et devenus, sinon Normands, du moins des enfants parmi d'autres de la beat Génération. Ni nous, ni eux du reste, n'avons jamais songé à l'origine espagnole dont témoignait pourtant leur nom. Dommage d'ailleurs, ils pouvaient être fiers de leurs racines qu'ils redécouvriront plus tard.

Easy Rider rue Jules-Ferry...


 "Le dimanche matin, rendez-vous chez Andrieu pour faire le point sur la soirée avec Jean-Marie Moulin et Jacques Delaunay, les motards." Ah! ces rutilantes pétoires ! Annonçant Easy Rider, les belles cylindrées étaient synonymes de liberté et nous les entendions de loin venir jusqu'à nous. Jean-Marie était un peu l'alter-ego traiton de Paul. Lui aussi est mort à la fleur de l'âge.



Image typique des Sixtees. Voici les motards, grands copains de Paul. Au premier plan, Jean-Marie Moulin avec sa girl friend du moment, Marie-France, de Rouen...


En l'absence de mon père, Paul fut de ces potes que j'invitais un jour à venir admirer discrètement la moto Peugeot garée dans mon garage depuis la Libération. Je ne sais plus qui eut cette mauvaise idée. Mais elle fut sortie de là et poussée jusqu'au bout de la rue Jules-Ferry où, après bien des quintes de toux, elle refusa définitivement de démarrer. Si mon paternel était arrivé à ce moment, je crois qu'il nous aurait tous dispersés, façon puzzle. Nous qui étions plutôt Peace and Love : "Paul apprenait à jouer de la guitare, se rappelle encore Marc, il était fan de Bob Dylan et de Jimi Hendrix. D'où son look..." Avec des trésors de patience, c'est lui qui m'apprit à placer me premiers barrés sur la gratte de Luc Aurélien. Il eut aussi des indulgences pour une rengaine que j'avais commise sur une mandoline descendue du grenier. Je me souviens qu'elle était intitulée Josée, sans soute en hommage à une voisine aux yeux bleus. En tout cas, c'était absolument inaudible. D'où un succès très mitigé auprès de la muse concernée. Auffray chante Dylan avait en revanche un succès nettement plus retentissant. De même que l'album Foxy Lady d'Hendrix. Il se disait que, rue Paul-Janet, Madame Pascual l'écoutait à fond la caisse en passant l'aspirateur. Sans doute une légende. En tout cas, je verrais bien Paul à l'origine de ces assauts de décibels.

On the road again...



"Paul est parti en stop pour une escapade en Lozère avec Claude Quatresol, se remémore Marco. A son retour, il s'est fait la boule à zéro." Ainsi allaient et venaient les modes : les cheveux l
ongs un jour, les cheveux courts le lendemain, les favoris de Johnny, les moustaches de Sgt. Pepper...


Rue Paul-Janet, Paul est ici sur la droite avec sa sœur Jeannine, accroupie près d'une nièce. A gauche, Maurice Berdoll, fils du guide de l'abbaye de Jumièges et frère du photographe.

Les autres ? Des camarades de travail de Jeannine dans une usine de textile à Barentin. Mais qui ? En tout cas, belle fusion, non?


C'est un soir de mars 68, à la Ferme, que celle qui sera sa compagne fit sa connaissance. Martine : "Paul avait un CAP d'ajusteur-tourneur et travaillait dans une filature de Darnétal. Il avait 19 ans et moi 20. Nous étions donc mineurs à l'époque." Le couple va alors lever le pouce au bord des routes.
Lorsque l'on pense au Paul de ces années-là, on entend forcément On the road again. Luc Aurélien, je ne sais par quelle canal, me donnait des nouvelles de ses pérégrinations là la Jack Kerouac. Certains soirs, en m'endormant, je rêvais de l'imiter un jour. "Nous sommes partis en avril 68, continue Martine. Toute une histoire..." Jusqu'en octobre, Paul joue de la guitare dans la rue et sa belle dessine à la craie sur le trottoir. Puis les deux routards rejoignent Jeannine en couple à Douai. "Nous avons trouvé un petit boulot jusqu'au départ à l'Armée de Paul, vers le mois de juin 69." Lui qui ne voulait pour rien au monde faire son service. Il fut versé dans un régiment d'Infanterie.

62-69, l'ère des Beatles prenait fin. J'étais déjà pour ma part dans la Royale. D'où, bénéficiaire de franchises postales, j'entretenais une correspondance suivie avec mes ultimes attaches yainvillaises. La dernière fois que nous fûmes tous réunis, 
Marco, Christiane, Paul et les autres, c'était je pense vers la fin 69, un samedi au Pressoir, à la faveur d'une perme. Ce soir-là, dans sa grande sagesse, le Fantassin Pascual donna au Matelot Quevilly une leçon dont il avait le secret. Aussi je la garderai pour moi.

Départ de Normandie


Le caporal Pascual acheva ses 18 mois de sapin. Belle promotion pour un anti-militariste. Il la devait à la belle personnalité que nous avons tenté ici d'esquisser.  "A son retour, raconte Marco, il a commencé à travailler sur Rouen et on ne le voyait plus. Ma dernière rencontre avec lui fut un pur hasard en allant à Canteleu chez mon futur beau-frère, voisin de Christiane.
Au pied de l'immeuble, Paul faisait réparer son Tolley Citroën par mon Beauf. Il préparait son départ avec sa femme Martine et son petit garçon..."

Le 4 juin 1971 en effet, était né le premier de leurs trois enfants. Bientôt, le couple se résout à tenter une vie nouvelle....
Christiane : "Ils quittent Rouen pour Gaël qui a un an et est malade. Le climat rouennais lui est néfaste, l'air de la montagne chaudement recommandé. Ah c'est certain ! Le bon air, ils sont allés le chercher loin. La-haut. Sur les Causses..."



Visite d'une exploitation agricole début 71. Après la Biffe, Paul a retrouvé l'apparence d'un George Harrison. Martine est enceinte de Gaël. Je ne sais où, quand, comment, pourquoi et avec qui cette photo a été prise. Ce qui constitue une faute professionnelle grave en matière de journalisme...


Aujourd'hui encore, Marco, la mémoire d'Yainville à qui nous laisserons le dernier mot, ne cesse de penser à son frère, mort d'une agression sur un stade et à son camarade Pascual, décédé accidentellement en travaillant sa terre. "Robert et Paul était deux vrais frérots, exemplaires, calmes, d'une grande gentillesse, sociables et respectueux. Comment ont-ils pu perdre leur vie dans leur passion. Robert au foot et Paul dans son travail. Chaque jour, je pense à eux."

L.Q.

(A suivre)
Sources

Témoignage de Marc Ribès (Décembre 2024).
Témoignage de Martine recueilli par Christiane Pascual-Pichon (Juin 2022).
Communication de Marie-France Boucly, (Décembre 2020).
Iconographie : famille Pascual, archives Quevilly, MF Boucly.


VOS RÉACTIONS

Ceux qui ont côtoyé Paul peuvent bien sûr compléter cette ébauche de portrait...

 


Liens


Une enfance oranaise :
L'Algérie vue d'ici :
Les Pieds-Noirs d'Yainville :
Les Ribès : Alger
Les Ribès : le grand départ
Vautier, l'homme contre :
Leboucher, le modéré :
Jean-Louis le Spahi :
Ali-Chekkal :
J'ai 10 ans !...
Rue Paul-Janet :
Vingt ans après :





Haut de page







Supplément virtuel du Journal de Duclair fondé en 1887

Site  hébergé  chez

depuis le siècle passé