1962. Yainville, petit village normand, connaît une événement considérable. Voilà vingt familles pieds-noirs ! Mais d'abord comment fut vécue ici la guerre d'Algérie ? Avant-propos...

Faire part d'un soldat de Villers-Ecalles mort au djebel de Mesloula...
Bref, personne ne guérira jamais de cette affaire et conservera son point de vue bien trempé. Il n'y a pas eu une guerre d'Algérie. Mais DES guerres d'Algérie. Celles de toutes ces communautés diverses et divergeantes. Entre troufions du contingent, militaires putschistes, communistes, activistes de l'OAS, Pieds-noirs, Harkis, indépendantistes, ralliés, comment dégager un consensus autour d'un sujet aussi explosif. Comment surmonter les passions pour écrire enfin l'Histoire sur un mode apaisé ?...
Les trois campagnes du Major Lajeunesse

Le 15 mai 1955, Bernard épousa au Trait ma cousine Sylviane et je fus leur garçon d'honneur. Le militaire accomplit alors trois années dans un Maroc en cours d'émancipation. Après un court séjour à Rabat, son bataillon mène des opérations de pacification le long de la frontière algéro-marocaine. En mars 56, mois où naît à Arras ma petite-cousine Maryse Lajeunesse, le Maroc accède à l'Indépendance mais le 16e BCP reste présent sur la frontière quelques mois encore. En dernier lieu, Bernard est à Agadir qu'il quitte providentiellement deux mois avant le fameux tremblement de terre du 29 février 1960. Dick, le bouvier des Flandres des Lajeunesse, un chien avec qui j'ai souvent joué au Trait, avait hurlé à la mort bien avant ce séisme. On se demandait pourquoi. La secousse fit 15 000 victimes."Celui qui m'avait succédé dans ma maison y est mort."
Bernard Lejeunesse fut de nouveau muté en Algérie de 1961 à 1963. Durant deux ans, il est aux côtés des "ralliés", autrement dits d'anciens "fellagha" du FLN passés au sein de l'armée française pour mener une contre-guérilla. Nous sommes à Maginot, près d'Aumale. Ainsi Bernard Lajeunesse côtoie un personnage de légende : Si Chérif, ancien d'Indo qui a amené jusqu'à 600 musulmans sous le drapeau tricolore après avoir trucidé quelques figures du FLN.
Après l'Indépendance, Bernard participa au démantèlement de notre présence militaire. Ainsi, mon cousin aura-t-il connu cette guerre dès ses premiers coups de fusil jusqu'à son point final.
Les "sauts de nuit"
" Ce que fabrique mon fils dans l'armée ? plaisantait Agnès Quevilly, il y fait des sauts de nuit ! " Parachutiste fut une spécialité familiale. Avant Lionel Platel, Jean Boyère, autre cousin de Saint-Paër, porta crânement le béret rouge à Blida. Appelé, il fut longuement maintenu pour combattre la guérilla. Quand il sera enfin libéré, Jean croisera en mer son frère Lucien qui rejoignait quant à lui le service médical des armées. Les navires sisterships Ville d'Oran et Ville d'Alger assuraient le transport des troupes.
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Ma famille, comme tant d'autres, compta ainsi plusieurs appelés au Maghreb. C'est par exemple mon cousin Bernard Peyrot, des chantiers du Trait, affecté à Constantine le 22 novembre 1956 en provenance de Bône. Son unité : la 424e CRD (Compagnie Réparation Divisionnaire). Le 11 décembre, il nous adresse une carte-postale. Sa caserne se trouve en plein quartier arabe, " ce n'est pas trop dangereux quand même car les attentats sont rares..." Rares mais redoutés. Cette année-là, on garde en tête les 21 appelés égorgés et émasculés en mai à Palestro. |
Mon cousin maternel, Christian Hangard, sera quant à lui sergent à Télerma en 57. Il y eut côté paternel le fils du dernier puisatier du canton, Jean-Louis, appelé chez Spahis :

Natif d'Heurteauville, Jean-Pierre Christophe, le fiancé de ma cousine Maryvone. fera l'estafette entre Alger et Constantine. Ses parents tiennent le café-restaurant du bac à Port-Jumièges. En fin de semaine, nous guettons la chanson qu'il dédicacera à sa bonne amie sur Europe 1. L'émission de Maurice Biraud fait avec Salut les Copains la gloire de la station. On y entend un nom récurrent, celui du dirigeant FLN : Ferhat Abbas. Feratabas pour faire plus vite. Un nom qui sonne à nos oreilles d'enfants comme Signé Furax. Bref, l'ennemi public numéro un...
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Le quotidien d'un appelé
Lisons ici un extrait du journal de campagne de Gérard Marcilloux. Fils du directeur de l'école d'Yainville. Il s'exprime quelques jours à peine après la chute de la IVe République et l'arrivée au pouvoir de Charles de Gaulle :
Pasteur, juin 1958

Quant à nous, nous sommes les premiers à se poser sur la DZ. Grand silence et grande angoisse, mais rien.
Après regroupement, l’ensemble du régiment prend une position de bouclage dans une zone boisée. Calme apparent jusqu’à 16 h où les avions Mystère2 0 attaquent les groupes rebelles qui ripostent. Au sol le ratissage se poursuit jusqu’au début de la nuit, où, pour nous aider, des pots éclairants sont largués pour éclairer l’ensemble de la zone.
Immédiatement l’accrochage devient très violent et se poursuit une partie de la nuit. Le lendemain, en fin de matinée, l’ordre de décrocher nous est donné et nous nous retrouvons à Pasteur.
Photographié ici aux côtés de Jean-Pierre Lefrançois, porte-drapeau du chef-lieu de canton, Gérard Marcilloux sera 40 ans impliqué dans la section UNC de Duclair qu'il présidera jusqu'en 2019 avant de céder, pour raisons de santé, le relais à Marceau Déchamps. Ce dernier relatait en 2013 quel fut le calvaire d'un autre appelé : Jean-Pierre Leblond.
"Honneur aux Anciens combattants"
Jean-Pierre
Leblond est une figure marquante de notre section UNC de
Duclair. Né en 1936
à Sainte Marguerite-sur-Duclair, il fit son apprentissage et
devint
chaudronnier aux Chantiers du Trait.
En 1956, il fut appelé sous les drapeaux. Après des classes effectuées à Valence (Drôme), il fut envoyé en Tunisie, puis en Algérie où la guerre sévissait depuis deux ans.
Après différents cantonnements, il fut affecté dans la région d’El Milia, au nord de Constantine. C’est là qu’il fut victime d’un terrible attentat. Alors qu’il vérifiait une citerne à l’extérieur du camp, une bombe piégée explosa. Son bras gauche fut arraché par l’explosion, son corps et sa tête criblés d’éclats.
Après une douloureuse hospitalisation et une longue convalescence, il put reprendre en France une activité professionnelle dans les services administratifs des Chantiers du Trait et du CHU de Rouen.
Aujourd’hui
encore, il paie cher cet épisode tragique par son
infirmité et les
séquelles qui s’ensuivirent (il y a un an, les
chirurgiens ont
encore extrait un éclat d’acier de son cou.).
Saluons également
la conduite admirable de Thérèse, sa
fiancée de l’époque,
devenue son épouse, qui aura accepté de partager,
depuis déjà 54
ans, une vie devenue très difficile au quotidien. Trois
enfants et
quatre petits-enfants, égayent maintenant cette vie.
Depuis l'hommage de M. Déchamps, M. Leblond est décédé à Yvetot en 2019.
Les hommes contre

Alors, bien entendu, cet article s'attira les foudres d'un quotidien d'extrême-droite. Logique. Pour ne pas dire banal dans le contexte passionnel et manichéen évoqué plus haut. Et à la une de la feuille en question, le journaliste que je suis fut jeté dans le même sac que Vautier le militant. Ce dernier continua par la suite à ferrailler avec ses détracteurs devant les tribunaux. Sans moi et je les en remercie...
Les Modérés
Mon papier serait à refaire, je laisserai à nouveau la parole au chantre du "cinéma d'intervention sociale". Si je le cite aujourd'hui, c'est que je ne veux rien cacher sous le tapis. Car la voix de Vautier n'en est qu'une parmi d'autres : celles de Claude Bourdet, Sartre, Henri Alleg, Jean-Jacques Servan-Schreiber, André Philip, le général de Bollardière... Combien de journaux furent saisis après des articles jugés diffamatoires envers l'armée : Le Canard Enchaîné, Témoignage chrétien, Les Temps modernes, L'Express, L'Huma, France-Observateur...
Maintenant, s'il y eut des "hommes contre", à l'image de Vautier, vous trouverez bien sûr des "hommes pour" les aspects positifs de la colonisation, l'honneur de l'Armée et qui s'expriment sans les excès de certaines têtes brûlées en reconnaissant le caractère inéluctable de l'Indépendance. (Lire notre dossier sur Jean Leboucher :

Et les Pieds-noirs ?
Maintenant, que ce soit tant dans les propos modérés d'anciens militaires que dans les accusations de "ce drôle de Coco" de Vautier, les Pieds-noirs restent hors caméra, comme s'ils n'existaient pas. Jamais l'on n'entend la parole des Français nés "là-bas". Tout simplement nés là-bas. Avec une vie ordinaire qui, soudain, va basculer. Du coup, c'est à eux, et uniquement à eux, que je vais tendre bientôt le micro.

La section yainvillaise
Marcel Landrin est un appelé de la classe 54. Il est envoyé en Algérie le 30 octobre de cette année-là. A son arrivée débute "la Toussaint rouge". Il n'est libéré qu'en décembre 1956. Vingt ans plus tard, en 76, M. Landrin adhère à l'UNC de Duclair. Dès l'année suivante, avec Jean Malandin, il songe à créer une sous-section à Yainville. Quinze ans après le cessez-le-feu en Algérie. La Seconde guerre domine encore les esprits. Le projet recueille quinze inscriptions quand il en faudrait vingt. Mais on ne désespère pas. Yainville compte un bien plus grand nombre d'anciens mobilisés dont le doyen a fait la Grande guerre. D'ailleurs, la commune a déjà compté, au lendemain de 14-18, une amicale de ce type commune avec Jumièges et dont le secrétaire était mon grand-oncle, Pierre Chéron. En attendant, le 8 mai 77, on décore MM. Herpson, Landrin et Quevilly, un ancien de 39-45.

Présidée par Marcel Landrin, la section d'Yainville dûment constituée eut enfin son drapeau en mai 1982. Lors de la Fête de la Victoire, il lui fut remis par le maire de l'époque, Henri Marcilloux, après une messe célébrée par l'abbé Lemarchant, de Sainte-Marguerite. Il y avait là quelques délégations du canton et Charles Carré, le conseiller général. Une gerbe fut déposée au monument aux morts. Puis ce fut un vin d'honneur avec le concours de la fanfare des pompiers du Trait dirigée par le lieutenant Vlc..
Le 11 Novembre suivant, un Pied-Noir fut parmi les décorés de la médaille commémorative 39-45 : André Vagot, natif d'Alger. Il reçoit cette distinction en compagnie de Marcel Cadinot. Quant à MM. Lebret et Bernard Printemps, ils reçurent la médaille commémorative d'Algérie.
Le calendrier patriotique...
Dans les années qui suivent, chaque 8 Mai et 11 Novembre voit son petit contingent de médaillés. Les mêmes reçoivent tantôt la Reconnaissance de la Nation, tantôt la Croix du combattant. Au fil du temps, deux nouveaux rendez-vous viendront s'ajouter sur le calendrier patriotique. En 2003, il fut décidé de faire du 5 décembre une journée nationale d'hommage aux morts pour la France en Afrique du Nord. Date sans rapport avec un événement marquant, ce qui ne fut pas compris de tous. Contestée fut aussi la loi du 6 décembre 2012 qui instaurait une autre commémoration le 19 mars, date d'entrée en vigueur du cessez-le-feu décrété par les accords d'Evian. Un traité qui ne fut en rien respecté. Du coup, cette date reste fortement contestée.
Le 5 décembre 2010, Yainville fut en tout cas le cadre d'un rassemblement intercommunal. Onze drapeaux de section se rendirent de la mairie à l'église pour une messe solennelle. Maire, Anne-Marie Del Sole déclara qu'étant enfant, elle vit les jeunes quitter le pays pour aller combattre en Afrique de Nord. "La plupart d'entre eux gardent encore en mémoire les images des camarades blessés ou tombés au champ d'honneur. Il est essentiel pour les générations présentes et à venir de leur transmettre ces souvenirs." Du coup, en décembre, Yainville participera par la suite à des commémorations similaire à Saint-Paër, Anneville, Jumièges, Duclair... Et dans ses compte-rendus successifs, la section UNC d'Yainville parle systématiquement d'hommages aux morts "des guerres de décolonisation d'Afrique du Nord". Guerres de décolonisation ! Les grands mots sont lâchés. Comme les dates, ils ne font pas toujours l'unanimité...
Le 8 Mai 1986, on compléta l'attribution des distinctions militaires avec la remise des médailles du Travail. Ce jour-là, deux anciens combattants qui devaient être décorés manquaient à l'appel. L'un pour raisons professionnelles, l'autre par désintérêt. " Allez comprendre pourquoi ! " s'étonna Jean-Louis Claudet, le nouveau maire. Mais c'est ainsi : d'anciens combattants d'Algérie ne voulaient plus en entendre parler. |
Hubert Adam, Pierre André, Roland Brasse, Maurice Berneval, Daniel Billaux, James Brugny, Hubert Brubion, Bruno Capou, Alain Chambellan, Marcel Couturier, Amadio Da Pozzo Jean Deléglise, Bernard Dubos, Charles Duhazé, Roland Faroult, Georges, Isaac Hannoun, Claude Lamy, Jean-Claude Lapeyre, M. Lebret, Noël Lemesle, Jean Malandin, Michel Mazurier, Jean Mourot, Julien Oléron, ,Michel Parmentier, Bernard Printemps, Michel Quesnay, Jean-Pierre Rigault, Francis Van de Perre ... Rectifiez les éventuelles erreurs et oublis... |
Leur dernier combat

Mais Marcel Landrin est malade. Très malade. Il passe le relais en 2010 à Charles Duhazé. Ainsi durant 30 ans il aura animé une section particulièrement active avec ses excursions sur les hauts lieux de l'histoire de France, ses repas de fêtes, les concours de belote et de dominos, les cérémonies commémoratives.
Marcel devait décéder quelques jours après avoir participé aux cérémonies du 11 Novembre 2011.
Une autre figure va bientôt disparaître. Longtemps, l'UNC d'Yainville eut Bernard Printemps pour porte-drapeau. Incorporé en Allemagne, envoyé au Maroc, il fut transféré en Algérie jusqu'en 58 dans un régiment de Saphis cantonné non loin de la frontière tunisienne marquée par la ligne Morice, ce long ruban de fil barbelé. Sa participation à ce que l'on appellera la "guerre des frontières" lui valut la Croix du combattant et le TRN avec agrafe Afrique du Nord. Bernard Printemps mourut à Rouen en 2015...
Fermez le ban...
La section compte aussi Pierre André, brigadier dans l'artillerie en Algérie. En 2014, il se vit décerner la prestigieuse Médaille militaire. Yainville sera encore le cadre d'un rassemblement intercommunal le 5 décembre 2017.
René Ouin, disparut fin 2021. Puis Paul Hislen, le 15 février 2022, la veille de ses 99 ans. Ce n’était pas un ancien combattant, mais un « réfractaire ». Il avait fui dans la clandestinité en 1943 lorsqu’il avait été requis pour le STO en Allemagne et n’avait dû qu’à la complicité d’un policier et à la la sympathie d’un officier allemand de ne pas être arrêté.
Depuis des années, la section sent venir sa fin, faute de combattants. Successeur de Bernard Printemps, Marcel Couturier reçut cependant un nouveau drapeau le 11 Novembre 2019. Il servira, pensent alors les derniers fidèles, à perpétuer le souvenir républicain de ceux qui ont donné leur plus belles années et parfois leur vie à ce que certains appellent encore la Patrie...
Sources
Marceau Déchamps : Leblond Jean-Pierre, Mémoires militaires, Algérie, 29 janvier 2013.
Témoignage inédit de Gérard Marcilloux, ancien président de l'UNC de Duclair, (coll. UNC Duclair).
Jean Mourot, secrétaire et trésorier des Anciens combattants d'Yainville.
Ouest-France des 25 et 26 août 1994, édition de Quimper.

Catalogue du 17e festival de cinéma de Douarnenez, 1994.
Quand le Canard racontait la guerre d'Algérie, dossier spécial du Canard enchaîné, octobre 2021.
France et Algérie, Hors-Série Ouest-France, 2022.
Collection complète des bulletins municipaux d'Yainville.
Liens

Les Ribès : Alger

Les Ribès : le grand départ

Vautier, l'homme contre :

Leboucher, le modéré :

Jean-Louis le Spahi :

E.G.A :

Ali-Chekkal :

J'ai 10 ans !...


Vingt ans après :
