E.G.A.
Par
Yvette PASCUAL
Ces
trois lettres sonnent
fort en ma mémoire, pour un mot tout simple qui
résume à lui seul
toute une partie de ma vie.,,
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E.G.A.,
sur le port
l’usine blanche et son symbole qui la
caractérisait si bien, la
grande cheminée visible sur le port, un point de
repère connu de
tous.
Nos
pères, et quelquefois
grands frères, y travaillaient. Nuit et jour les machines
tournaient. Une attention active, vigilante, laborieuse pour assurer
le confort de la communauté. Et je n’oublie pas
les femmes qui,
elles aussi, avaient une part active dans le bon fonctionnement de
cette incroyable unité, ne serait-ce que dans les bureaux.
L’E.G.A.
c’était
aussi le lieu de vie des familles. Trois immeubles A.B.C. trois
entités soudées de 10 et 11 étages
avec des dépendances, grand
hall, garages, cours, caves et terrasses. |
Quand
on nous demandait: " où tu habites ? " on
répondait : " à l’E.G.A ! " et cela
suffisait pour situer l’endroit. C’était
une des premières grandes constructions à
étages pour l’époque, je la situe entre
1951 et 1953… Ils étaient vraiment beaux ces
immeubles de couleur claire, les gens poussaient la balade jusque
là pour les regarder. Et comme chez nous la pollution
n’existait pas, ils sont restés beaux
jusqu’à notre départ et je ne parle pas
des intérieurs ou des parties communes. Ils
étaient tenus de façon impeccable, soit par nos
parents qui lavaient leur palier, les vitres, ou par le concierge en
charge de l’entretien des parties communes et de la
surveillance des lieux.
Nous étions chez nous, le muret qui entourait et enfermait
comme dans un cocon, les trois immeubles, protégeait les
plus petits et permettait aux plus grands de se sentir bien.
E.G.A.
l’usine sur le port et son
symbole
la grande cheminée
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Une vraie belle famille,
les E.G.A., ou partir à l’usine me fait penser au
Nord de la
France, quand, descendre au fond des mines, soudait, à
jamais, les
ouvriers.
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Juin
2006 : muret
entourant les Bts A,B,C |
Tout
en haut des immeubles
il y avait les terrasses. Quel bonheur ces terrasses. Quand on y
était, il nous semblait toucher presque le ciel !
On était
roi, on avait tout, on voyait tout, on sentait tout. D’un
regard,
une vue imprenable sur le port, Santa-Cruz, la ville et en prime le
soleil, la chaleur, le vent marin.
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Un ascenseur
permettait d’accéder aux différents
étages.
A la terrasse, quand c’était leur tour, nos
mères ou les grandes sœurs, y montaient pour faire
les lessives. Dans la buanderie, la lessiveuse était
posée sur un trépied dont un feu actif faisait
bouillir le linge qui était ensuite lavé et
rincé dans les grands bacs. Il y en avait deux en pierre
avec des rainures pour frotter. Je revois ma mère
penchée, le dos cassé, si douloureux quand elle
se relevait. Je me souviens aussi des grands draps, de couleur blanche,
parce qu’ils claquaient au vent et ils sentaient bon, pas
besoin de produit pour les parfumer, le soleil et le grand air
suffisaient.
Santa-Cruz :
regard
sur
le
port... |
Les jours de
lessive, les plus petits accompagnaient souvent la
mère ou la grande sœur, et ils jouaient
là.
«
Plus d'une fois
elle aurait pu basculer » |
Ma toute jeune
sœur m’a appris
qu’elle faisait une chose hyper dangereuse, à
l’insu de ma mère, elle se hissait sur le large
bord de la terrasse, ses petits pieds ne touchant pas le sol,
à plat ventre dessus elle se penchait pour regarder en bas
les personnes qu’elle trouvait toute petites. |
Elle allait
aussi vers les conduits de cheminées ouverts au grand vent,
le souffle qui en remontait faisait suffoquer la petite qu'elle
était. Et elle criait, ce
bébé, dans les grands trous noirs qui
descendaient très profond. La frousse, presque en
colère, je lui ai même dit : "Mais tu
étais folle ! " car, plus d’une fois,
elle aurait pu
basculer. Il devait en être de même pour tous les
jeunes petits de l’époque, tellement curieux et
rapides, tout leur était sujet à jeux.
Pour les belles adolescentes, elles y montaient aussi,
souvent, en dehors de l’occupation
attribuée aux mères pour les lessives. Nous
pouvions avoir la clef et, s’il n’y avait personne,
on y restait. On en profitait pour lire et bronzer peinardes, je
soupçonne même des flirts,
c’était l’endroit idéal, y
compris le palier du dernier étage puisque personne
n’y venait, si ce n’est pour les lessives. Les
jeunes couples pouvaient être à l’abri
des yeux curieux pour échanger, même plus...
Jo
et Renée
Pascual sur la terrasse EGA. Derrière
l’usine, le terrain de sport du lycée et
immeubles C.
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Des
amours sont nés à
l’E.G.A plus tard concrétisés par des
mariages heureux et qui
perdurent avec enfants et petits enfants.
De repenser à toute cette
époque, si longtemps après, cela me bouleverse
vraiment, Car
c’était trop bien, c’était
trop tout, quoi ! Mais je
continue…
J’habitais au 1er
étage le bâtiment A donnant sur
l’avenue. Les appartements
étaient grands et confortables. Nous ne pouvions
rêver mieux, et je
me dis que, maintenant, ils seraient enviés et encore tout
à fait
d’actualité.
Une porte en
fer forgé fermait l’immeuble, les paliers
étaient de marbre
blanc, chaque étage était largement
éclairé par des fenêtres et
la porte de l’ascenseur s’ouvrait sur les paliers.
Juin
2006
(photos remises par Nicole
Trivès)

Porte
et
entrée Bt A |

1ère porte
concierge,
hall, au fond Bt C |
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Long hall,
porte Bt B à droite, puis rangement, puis Coop, et Bt C.
Petit banc de
pierre squatté, qualité du sol et de
l’ensemble de l’ouvrage pour des
constructions si anciennes, malgré le manque
d’entretien…
Les lieux
de
jeu ne se voient pas mais sont à gauche des piliers.
Au rez-de-chaussée de
l’immeuble A, le logement du concierge, dont une porte
vitrée à
doubles battants donnait sur l’entrée du hall.
C’était là
qu’on venait frapper en cas de besoin.
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la
porte de notre
appartement s’ouvrait sur le couloir avec, à
gauche,
une cuisine, la
salle de bain, puis les toilettes au bout et deux chambres,
l’une
en face de l’autre, pour les frères et
sœurs, puis en revenant à
droite, une grande salle et ensuite la chambre des parents.
Vieille
photo
de ma jeunesse… Appuyée sur
l’ouverture donnant dans la cave et sous notre
cher concierge à sa fenêtre du
rez-de-chaussée, Bt A.
Toutes ces pièces étaient
belles, dans une chambre il y avait même un lavabo, le super
luxe et
dans chacune des placards, un grand dans celle des filles, deux dans
celle des garçons et un dans celle des parents.
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«
Ma mère faisait
des miracles
avec peu de
moyens... » |
Nous
y vivions bien
c’était confortable. L’appartement
était propre, bien éclairé
par de larges fenêtres avec des volets roulants. Il
était pratique,
fonctionnel, pas de meubles superflus, par de trucs
accrochés aux
murs ou qui traînaient, ma mère était
une travailleuse, propre et
ordonnée, comme on n’en fait plus. |
Debout avant
tous et couchée
tard, elle n’arrêtait pas. Je ne me souviens pas
l’avoir vue
souvent assise dans la journée. Oui, juste pendant les repas
et
ensuite un peu l’après-midi avant que les jeunes
reviennent de
l’école ou les grands du travail. Le verre de lait
nous attendait
et le goûter. Des choses simples, ma mère faisait
des miracles avec
peu de moyens. Je revois mon frère Jo buvant son verre de
lait avant
de se préparer pour sortir.
Dans ce lieu de vie, des
trois immeubles, on se connaissait tous, adultes, enfants,
ados… Nous
étions nombreux, un calcul vite fait donnait, 12
étages X 2 appartements par étage soit 72
appartements on prend une moyenne
basse de 2 enfants par famille, soit 4 X 72 = 288 personnes chiffre
minimum, puisque la norme était d’au moins 4
enfants, voire plus,
comme chez nous 8 frères et sœurs, soit 10. Cette
simple
information pour donner une idée de la famille E.G.A.
Dans le hall d’entrée,
il y avait le mur aux boites aux lettres avec juste à droite
un
banc de pierre, on s’y s’essayait pour attendre le
facteur, une
ou deux mères quelque fois y discutaient. Ce banc
était souvent
squatté par nous les ados, entre l’aller ou le
retour du collège
ou lycée ou après pour nous retrouver. En fait,
c’était le site
idéal pour voir entrer et sortir les E.G.A. ou les visiteurs.
On expédiait les devoirs
pour sortir très vite, les escaliers étaient
descendus à toute
vitesse, deux par deux, et hop on allait retrouver les autres.
J’ai
vraiment le souvenir de cavalcades dans les escaliers pour descendre
vite sans attendre l’ascenseur. Cela ne concernait que nous
les
plus jeunes.
Très vite je regardais
par la fenêtre de la chambre des garçons qui
donnaient sur la cour,
ou celle de devant sur la rue et, ainsi, je savais qui était
déjà
en bas.
Dans tout cet espace
autour des immeubles, nous avons fait des parties de jeux incroyables,
les patins à roulettes, la balle au prisonnier, le
cache-cache, le
foot, les billes, les vélos, mais surtout les grandes
discussions,
on avait toujours quelque chose à faire ou à dire.
Pour le cache-cache, on se
planquait partout, dans les escaliers, dans les caves, autour des
immeubles…
On restait quelquefois
chez soi, sur le palier du haut prés des fenêtres.
On lisait, on
faisait même les devoirs ou se retrouvait pour discuter avec
une
copine. C’était aussi, pour les plus petits
l’endroit idéal,
pour jouer à la poupée, aux voitures, aux petits
soldats… La mère
était tranquille parce qu’elle pouvait surveiller
ou nous demander
de rentrer sans avoir à nous chercher et appeler par la
fenêtre. Il
n’était pas rare, quand les voisins montaient ou
descendait
l’escalier, qu’ils croisent sur un palier des
enfants qui jouaient.
Instant
volé,
Yvette et sa dégaine…vers la fin…
Coin
du Bt C,
et notre cher lycée Ali-Chekkal.
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Plein d’histoires sont
rattachées à cette période de notre
vie à l’E.G.A. Mon père a
dû entrer à
l’usine pour y travailler en 1944, à tout juste 30
ans, et il a
terminé sa carrière en France en 1972.
Nous sommes arrivés pour
habiter aux immeubles dès que les appartements furent mis
à
disposition, pour nous, en 1953/1954. J’ai deux points de
repère
assez précis, ma sœur plus
âgée avait 16 ans et j’avais 10 ans.
Nous en sommes partis fin juin 1962.
«
Nous avons eu peur
Nous avons payé dans notre chair aussi... » |
A l’E.G.A. notre vie a
été heureuse dans ma famille. Quelques
accrochages, quelques coups, mauvais coups, l’ont
ponctuée bien sûr, comment
pouvait-il en être
autrement. J’en suis encore à me demander par
quel miracle ma mère a pu mener jusqu’au bout une
si grande
nichée. |
La somme
d’efforts, d’ingéniosité, de
savoir faire, d’oubli de soi,
de dévouement qu’il lui a fallu et toujours avec
si peu de moyens
financiers.
J’évoque pour terminer
la date de 1962, de triste mémoire pour tous. Les
immeubles E.G.A. ont
trinqué dans les conflits, ces murs en gardent la trace,
témoins
immobiles et involontaires des tirs échangés.
Nous avons eu peur,
nous avons payé dans notre chair aussi.
Et nous nous sommes
enflammés, aux fenêtres, dans la cour, nos
casseroles ont fait
musique au son des cinq coups rapidement frappés.
Enfin un survol pour
saluer l’implication de nombreux E.G.A dans le mouvement qui
a
essayé, en toute fin, de protéger, de
défendre, de nous dire de ne
pas perdre espoir, de garder confiance, nous allions garder notre
chez nous. L'OAS.
Triste dénouement que
nous ne voulions pas, l’exode.
Les uns après les autres,
nous les avons vu partir les E.G.A. Malheureux, malades d’une
séparation qu’ils savaient sans retour.
Des
pans de vie brisés,
des pleurs, des déchirements contre nature pour ces jeunes
élevés
ensemble depuis la naissance pour certains et la tendre enfance pour
d’autres.

Électricité et Gaz
d’Algérie, quand nous en sommes partis, en
même temps que nous
désertions, par force, ce lieu de vie , le nom E.G.A.
s’est éteint,
il est resté là-bas. En France il n’a
plus existé, comme n’a
plus existé ce territoire français,
l’Algérie
Et encore, la France,
employeur, mère patrie, a continué cet
assassinat programmé
puisqu’elle n’a eu de cesse, de séparer
sur son sol, toute cette
communauté des personnels et des familles E.G.A…
La crainte d’un
réveil brutal de tous ces fonctionnaires.
Voilà en quelques lignes,
modestement et pour leur rendre un hommage, presque, posthume, le
résumé de quelques moments de vie, petites joies
et peines des
E.G.A.
Yvette PASCUAL.
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