Un
toit
plat couronné d'une balustrade ouvragée, de
grandes croisées armées de ferronneries,
la demeure
familiale n'aurait pas dépareillé en
Amérique latine. Elle était
à un jet de pierre de la grande bleue. Au bout de la rue
où
s'engouffre un vent salin, voici un muret, les Falaises, la
Méditerranée... Là, les enfants
s'extasient devant la grande
roue du téléphérique dont les
câbles plongent vers la mer. Les
plus hardis se risquent sur ses montants. Puis dévalent
le
sentier
jusqu'à la Cueva
del Agua au risque de se rompre le cou.
Mais déjà
le ciel est à l'orage. Quelques jours à peine
avant la naissance de
Paul,
l'attaque de la poste centrale d'Oran aura annoncé la lutte
armée contre
"l'occupant français", dixit l'Organisation
spéciale qui revendique
l'action.
A Gambetta, en
barboteuse, Paul, main dans la main avec sa petite voisine, Marie-Rose.
Derrière eux leurs grands frères...
Pour
l'heure, c'est encore l'insouciance. L'eau douce arrive en grande
pompe aux robinets et l'on inaugure à tout va. Ici la
cantine
scolaire, là le grand marché Sidi Okba. Et
bientôt un stade
municipal, un palais des sports. Oran la Belle, Oran l'Andalouse
bruisse encore d'accents et d'éclats de voix
teintés de gaieté. Avec sa vingtaine de
cinés,
ses terrasses de café. Oui, Hemingway aurait pu
l'écrire : Oran est
une fête.
1954 : Paul
pose ici aux Falaises en compagnie de sa sœur Renée...
Treize ans
séparent Paul de son aîné, Joseph, le
"photographe officiel"
de la famille à qui l'on doit, par passion pour la prise de
vue, moult clichés
du paradis perdu. Et comme entre
ces deux garçons il ne devait pas y avoir assez de filles
dans la maison, Paul se pencha en 1952 sur le berceau d'une
cinquième sœur :
Christiane.
Et
la guerre arriva...
Bientôt,
le
1er novembre 54, la
Toussaint rouge inaugure
véritablement la guerre. Un implacable glas va dès lors rythmer le
quotidien des Oranais. A coups de bombes
artisanales,
d'armes lourdes, d'assassinats, d'arrestations,
d'exécutions...
|
Vaille que vaille,
la vie
continue. Depuis
que le
grand-père est mort, Maria Catalina, la veuve du "pionnier",
vit
seule non loin de ses
enfants, rue Charcot. une rue parallèle à deux
encablures de là.
La langue
espagnole à fleur de bouche, il lui arrive de taper le
carton et
de partager
l'anisette avec l'époux de sa nièce Carmencita,
Paco,
Paquito pour
les intimes. Maria Catalina sera
de
toutes les fêtes familiales : les mariages des
aînés Pascual,
les dimanches ensoleillés à Canastel...
Un bonheur
simple...
A
l'est d'Oran, le dit village de Canastel surplombe une plage sauvage.
Elle est prisée par ceux qui aiment la mer, le
farniente,
le barbecue familial mais aussi la randonnée en
montagne. Car de là on gravit le Cap Roux, Cabo
Rosso, dit
encore Cap Rousseau. Un
petit Eden qui semble coupé du monde. Plusieurs photos y
montrent les Pascual. Dont une série dans un cabanon investi
pour un dimanche. Paul apparaît sous divers
couvre-chefs
et comme coq en pâte parmi ses
sœurs. C'est de leur féminité
qu'il tiendra sans doute la douceur de ses relations. Ce qui n'exclut
pas le ferme caractère que nous lui connaîtrons...

A
Canastel en famille et avec sa sœur Yvette peu avant leur
départ...
L'immeuble
de l'EGA
La
famille
déménagea
de la rue d'Arloing
pour les beaux immeubles d'Electricité Gaz
d'Algérie, près du
port. Le père, José Pascual, y travaille en
compagnie de son aîné, Joseph. Ah ! ces immeubles
! On
croit entendre dans leurs cages d'escaliers la mélodie de
Jeux
interdits, ce film projeté au Lido, le cinéma de
l'avenue
Gambetta. Car les gamins grimpent sur
leurs toits
pour se pencher dangereusement dans le vide et contempler la
fourmilière
humaine.
Quant aux plus grands, ils y découvrent l'amour en
échappant à la vigilance parentale...
Les amis des
Pascual ?
Cosmopolites. Paul voit graviter autour de lui tout un
aréopage
d'Arabes, Italiens, Napolitains, Espagnols, Musulmans,
Catholiques et Juifs. Juifs dont le cimetière est un jour
profané. Et
c'est l'incompréhension. Les mots racisme,
antisémitisme, on les découvrira plus tard...
L'école
Montplaisant
Les
anciens élèves de Montplaisant encore en vie
pourront
peut-être mettre un nom sur ces visages Vous aurez reconnu
Paul,
3e à partir de la droite au dernier rang.
Impossible
de faire de l'or avec du plomb quand on dispose de trop peu
d'informations. Je ne t'ai pas connu à cet âge,
Paul, mais
je t'imagine élève studieux, sérieux,
respectueux
et attentif au savoir de tes enseignants comme de tes parents.
Je
te devine friand de calentica, le flanc typiquement oranais, je suis
sûr
que tu disputes comme tous ceux de ton âge des parties
acharnées de platicos, ces capsules de Pschitt que
l'on propulse d'une pichenette. "Pour
toi cher ange, Pschitt orange, pour moi garçon, Pschitt
citron !" Tu te souviens de la réclame ?...
Et
voici
le
Grand Charles...
|
|
Tu
es à
l'école Montplaisant quand De Gaulle visite Oran le 6
juin 58.
Sa limousine, et avec elle le destin de l'Algérie, passent
en trombe devant la clinique où
Micheline, la femme de Joseph, est
infirmière. Le grand Charles que l'on maudira
bientôt pour avoir
trahi la parole donnée, pour avoir bradé le
pays... |
Un train roule
au pas. Es-tu, Paul, de ces garnements qui s'agrippent aux wagons pour
passer sous le pont de Gambetta et
sauter en
marche derrière l'école ? Elle est dirigée par Antoine Cruz,
ancien prisonnier
de guerre, leader syndical et élu socialiste de la Ville.
Car Oran a le cœur à gauche. Mme Bensoussan
enseigne en CP, M. Musquer aux CE2, M. Chaise en CM1...
Ce sont là quelques noms envolés avec l'histoire
et qui
papillonnent dans les mémoires.
Place
du 14-Juillet, aujourd'hui rebaptisée du 8-Mai,
l'école
Montplaisant
s'appelle désormais Saad El Hachemi. Mais on
y conserve
précieusement les cahiers d'appel des années
passées. Pascual Paul ? Présent ! Pascual
Christiane ?
Présente ! Oui, présents, toujours
présents. Et
bientôt
à jamais absents...
La fin des figues...
Au
1 de l'Avenue de
Tunis, le 1er étage du Bâtiment A sera pour les
Pascual le
belvédère des
"événements". Vue plongeante sur la station
service que
protège des chars légers. militaires en faction
aux carrefours. En ville, des
barricades se dressent. En
août 1961 apparaît l'OAS qui entend
contrôler cette partie de la Ville. La situation est devenue
invivable. Plus d'école pour
Paul et
ses jeunes sœurs, le couvre-feu. Les soldats sont nerveux,
défoncent les
portes de leurs Rangers pour traquer les armes que pourraient cacher
les Pieds-Noirs. On tire même un jour sur l'immeuble. La
famille se
réfugie aussitôt dans la cave.
Des
militaires, encore des militaires, toujours des militaires...
Scène
de rue ordinaire devant le magasin Radiola près du pont de
Gambetta.
Exodus...
Le fameux
Cessez-le-feu du 19 mars 62 finira par chasser la sainte famille du
paradis.
Et comme dans les grands naufrages, les femmes et les enfants
d'abord. Les hommes, sur ordre, resteront encore un peu. Le temps
pour José Pascual et son fils Jo de céder les
manettes de la
centrale électrique.
Dans une
ambiance à l'affolement, Paul est de
ces
passagers à la mine défaite qui s'entassent sur
le pont du Kairouan.
Il est entouré de Maria
Catalina, la grand-mère hispanisante, Renée
Marie, la mère à la
longue chevelure brune dont ont hérité Liliane,
Jeanine, Yvette et
Christiane, ces quatre sœurs qui se ressemblent
tant.
Manquent à l'appel dans ce beau paquebot blanc
l'aînée des filles
Pascual, Renée. Elle, elle est déjà en
France avec son mari
militaire. Quant à Roger, le frère cadet, il est
sous les drapeaux
en Corse.
Les
Pascual
n'emportent rien. Que leurs regrets. Le navire abolit le fret
commercial et privilégie une surcharge en passagers. Plus de
2.500 pour une capacité
réglementaire de 1.172 exactement. Et encore, le commandant
Miaille ne comptabilise pas les enfants de moins de 6 ans. Un
container suivra donc avec quelques affaires. Le peu que l'on a pu
sauver de ce départ précipité, de
cette déchirure.
Le regard
franc de Paul. Déjà
déterminé...
Le Kairouan
largue les amarres et glisse à 24 nœuds sur une
mer d'huile. Il
fera 27 rotations en ces mois de mai et juin 62. Et il est grand
temps. Le 5 juillet 1962, en dépit des accords d'Evian, en
dépit de
l'Indépendance proclamée deux jours plus
tôt, de 1000 à 3000
Oranais seront exterminés. Qui saura jamais le nombre exact.
75 000 en
avril, 150 000 en mai, 450 000 en juin... Une vague montante de
rapatriés déferle sur la France. Qui n'en
attendait pas tant. En
tout, ils seront 800 000 cette funeste année 62. Pour
l'Hexagone, c'est le plus grand choc migratoire. Alors, les
cinq
centres d'accueil sont littéralement
débordés par cette marée
humaine.
L'arrivée
en métropole
Après
leur
débarquement du Kairouan
à Port-Vendres, toujours sous
la houlette d'EGA, une errance commence
pour les Pascual. D'abord Escouloubre-les-Bains, havre de paix dans les
Pyrénées cathares,
Puis Lyon où la radio crachote en boucle "Et j'entends
siffler
le
train"... Lancée en juillet, la chanson de Richard Anthony
va
symboliser la guerre d'Algérie, surtout chez les
appelés.
Le même mois le tout premier numéro de Salut Les Copains est
de sortie. L'émission
mythique d'Europe 1 comme sa revue feront partie du nouveau monde de
Paul Pascual.
C'est
alors que José, le père, rejoint
son monde.
Mais pour l'heure la famille ne se
plaît guère dans cette maison EDF
entourée d'un quartier en friche.
Tout exil forcé
reste une plaie béante et les Métropolitains
n'ont pas l'accueil
facile.
On
imagine mal le drame matériel mais aussi
identitaire qu'ont pu endurer les Pieds-Noirs. A l'origine Espagnols,
Italiens, ils ont d'abord dû épouser une nouvelle
culture sans renier pour autant leurs racines. Mais ils sont pleinement
devenus Français. Oui, Français
d'Algérie. Chassés ensuite de ce qui
était
viscéralement leur pays,
remplis d'amertume et d'incompréhension, ils sont
arrivés dans une métropole qui leur renvoyait
à la figure leur patronyme étranger,
leur
naissance algérienne. Bref, toute
appartenance à la communauté nationale leur
était
déniée. Assimilés à des
colons, eux
qui n'étaient que de petites gens travaillant comme
tout un chacun sous un même ciel, ils se sentaient trahis,
méprisés.
En attendant,
en cette années 1962, versés chez
les
gaziers-électriciens de France, nos Oranais
attendaient de connaître leur nouvelle
résidence. Ce sera
Yainville, là-haut, tout là-haut en Normandie.
(A
suivre)
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