De l'Oranais aux Cévennes via la Normandie
L'itinéraire exemplaire d'un déraciné
A Yainville, au temps béni des Beatles qu'une datation au carbone 14 situe entre 1962 et 1969 ap. J.-C., nous formions une radieuse bande d'ados. Elle était née d'une fusion improbable entre Cauchois et Pieds-Noirs. Parmi nous, Paul Pascual se distinguait par sa hauteur d'esprit. D'un calme olympien, toujours de bon conseil, il incarnait en toute intelligence ces années 60 si fécondes. Avec sa superbe de Beatnik raffiné, ses goûts musicaux et sa vision du monde, Paul semblait toujours "en avance de deux ou trois longueurs", comme on chantait alors. Et quelle faculté d'adaptation ! Arraché à l'Algérie, rapatrié en Normandie, parti sur les routes, il sera de ceux qui iront jusqu'au bout de leur idéal en opérant un retour à la terre. Mieux : en apportant sa touche aux transformations de la société. Elu maire, l'agriculteur qu'il était devenu fonda une communauté de communes en Occitanie dont il défendit la culture. Et puis ce fut l'accident. Tragique. Dévastateur pour les siens. Mais comme toute personnalité forte et attachante partie trop tôt, Paul restera à jamais gravé dans les mémoires sous les traits d'une éternelle jeunesse. Une sorte de héros romanesque à la Jack Kerouac et qui a encore des choses à nous apprendre. Alors, en fermant un peu les yeux, nous allons l'écouter. Quand j'appris sa disparition brutale, ce site existait déjà et je m'étais juré de rendre un jour hommage à celui qui fut un camarade d'école puis de sortie. Un de ces modèles qui influent sur votre vie. Exercice ardu. Mais le temps qui s'enfuit trop vite semble enfin venu. Premier épisode...

L.Q.
Une enfance oranaise

Je volais, je le jure, je jure que je volais Mon cœur ouvrait les bras, je n'étais plus barbare

Et la guerre arriva...

Brel / Mon enfance.

Il a vu le jour le 13 juin 1949 à Oran. Paul Pascual était le septième et avant-dernier enfant d'une famille d'origine espagnole. Son grand-père s'était établi en Algérie en février 1914, juste avant la Grande guerre. José Pascual-Gilabert nous venait de l'enclave marocaine attachée à la province de Malaga. 
Lorsque l'on rêvasse devant la photo du grand-père en militaire, on est tenté de retrouver en Paul un certain air de ressemblance. Pour ne pas dire un air certain. Même prestance, même élégance, la marque de fabrique de la famille. 


L'église Saint-Paul de Gambetta. 
C'est aujourd'hui une mosquée.

Plus d'un an s'écoula avant le baptême du nouveau né en l'église catholique qui porte son prénom, C'était le 3 septembre 1950. Paul ouvrait de grands yeux émerveillés autour de lui alors que les Pascual demeuraient rue d'Arloing, dans le quartier si coloré de Gambetta. Avec ses terrains vagues, le kiosque de la place du Capitaine Fontanel, l'épicerie de Mme Paul. Tiens, encore une homonyme !...

En descendant la rue d'Arloing...


Cliquez ! Tout au  loin, les Falaises... Voici  les maisons Pascual et Ibañez  Au bout de la rue, retournons-nous...
Un toit plat couronné d'une balustrade ouvragée, de grandes croisées armées de ferronneries, la demeure familiale n'aurait pas dépareillé en Amérique latine. Elle était à un jet de pierre de la grande bleue. Au bout de la rue où s'engouffre un vent salin, voici un muret, les Falaises, la Méditerranée... Là, les enfants s'extasient devant la grande roue du téléphérique dont les câbles plongent vers la mer. Les plus hardis se risquent sur ses montants. Puis dévalent le sentier jusqu'à la Cueva del Agua au risque de se rompre le cou. Mais déjà le ciel est à l'orage. Quelques jours à peine avant la naissance de Paul, l'attaque de la poste centrale d'Oran aura annoncé la lutte armée contre "l'occupant français", dixit l'Organisation spéciale qui revendique l'action.

A Gambetta, en barboteuse, Paul, main dans la main avec sa petite voisine, Marie-Rose. Derrière eux leurs grands frères...


Pour l'heure, c'est encore l'insouciance. L'eau douce arrive en grande pompe aux robinets et l'on inaugure à tout va. Ici la cantine scolaire, là le grand marché Sidi Okba. Et bientôt un stade municipal, un palais des sports. Oran la Belle, Oran l'Andalouse bruisse encore d'accents et d'éclats de voix teintés de gaieté. Avec sa vingtaine de cinés, ses terrasses de café. Oui, Hemingway aurait pu l'écrire : Oran est une fête.

1954 : Paul pose ici aux Falaises en compagnie de sa sœur Renée...

Treize ans séparent Paul de son aîné, Joseph, le "photographe officiel" de la famille à qui l'on doit, par passion pour la prise de vue, moult clichés du paradis perdu. Et comme entre ces deux garçons il ne devait pas y avoir assez de filles dans la maison, Paul se pencha en 1952 sur le berceau d'une cinquième sœur : Christiane.

Et la guerre arriva...


Bientôt, le 1er novembre 54, la Toussaint rouge inaugure véritablement la guerre. Un implacable glas va dès lors rythmer le quotidien des Oranais. A coups de bombes artisanales, d'armes lourdes, d'assassinats, d'arrestations, d'exécutions...

Vaille que vaille, la vie continue. Depuis que le grand-père est mort, Maria Catalina, la veuve du "pionnier", vit seule non loin de ses enfants, rue Charcot. une rue parallèle à deux encablures de là.

La langue espagnole à fleur de bouche, il lui arrive de taper le carton et de partager l'anisette avec l'époux de sa nièce Carmencita, Paco, Paquito pour les intimes. Maria Catalina sera de toutes les fêtes familiales : les mariages des aînés Pascual, les dimanches ensoleillés à Canastel...

Un bonheur simple...


A l'est d'Oran, le dit village de Canastel surplombe une plage sauvage. Elle est prisée par ceux qui aiment la mer, le farniente, le barbecue familial mais aussi la randonnée en montagne. Car de là on gravit le Cap Roux, Cabo Rosso, dit encore Cap Rousseau. Un petit Eden qui semble coupé du monde. Plusieurs photos y montrent les Pascual. Dont une série dans un cabanon investi pour un dimanche. Paul apparaît sous divers couvre-chefs et comme coq en pâte parmi ses sœurs. C'est de leur féminité qu'il tiendra sans doute la douceur de ses relations. Ce qui n'exclut pas le ferme caractère que nous lui connaîtrons...

A Canastel en famille et avec sa sœur Yvette peu avant leur départ...

L'immeuble de l'EGA


La famille déménagea de la rue d'Arloing pour les beaux immeubles d'Electricité Gaz d'Algérie, près du port. Le père, José Pascual, y travaille en compagnie de son aîné, Joseph. Ah ! ces immeubles ! On croit entendre dans leurs cages d'escaliers la mélodie de Jeux interdits, ce film projeté au Lido, le cinéma de l'avenue Gambetta. Car les gamins grimpent sur leurs toits pour se pencher dangereusement dans le vide et contempler la fourmilière humaine. Quant aux plus grands, ils y découvrent l'amour en échappant à la vigilance parentale... 

Les amis des Pascual ? Cosmopolites. Paul voit graviter autour de lui tout un aréopage d'Arabes, Italiens, Napolitains, Espagnols, Musulmans, Catholiques et Juifs. Juifs dont le cimetière est un jour profané. Et c'est l'incompréhension. Les mots racisme, antisémitisme, on les découvrira plus tard...

L'école Montplaisant


Les anciens élèves de Montplaisant encore en vie pourront peut-être mettre un nom sur ces visages Vous aurez reconnu Paul, 3e à partir de la droite au dernier rang.

Impossible de faire de l'or avec du plomb quand on dispose de trop peu d'informations. Je ne t'ai pas connu à cet âge, Paul, mais je t'imagine élève studieux, sérieux, respectueux et attentif au savoir de tes enseignants comme de tes parents. Je te devine friand de calentica, le flanc typiquement oranais, je suis sûr que tu disputes comme tous ceux de ton âge des parties acharnées de platicos, ces capsules de Pschitt que l'on propulse d'une pichenette. "Pour toi cher ange, Pschitt orange, pour moi garçon, Pschitt citron !" Tu te souviens de la réclame ?...

Et voici
le Grand Charles...
Tu es à l'école Montplaisant quand De Gaulle visite Oran le 6 juin 58. Sa limousine, et avec elle le destin de l'Algérie, passent en trombe devant la clinique où Micheline, la femme de Joseph, est infirmière. Le grand Charles que l'on maudira bientôt pour avoir trahi la parole donnée, pour avoir bradé le pays...

Un train roule au pas. Es-tu, Paul, de ces garnements qui s'agrippent aux wagons pour passer sous le pont de Gambetta et sauter en marche derrière l'école ? Elle est dirigée par Antoine Cruz, ancien prisonnier de guerre, leader syndical et élu socialiste de la Ville. Car Oran a le cœur à gauche. Mme Bensoussan enseigne en CP, M. Musquer aux CE2, M. Chaise en CM1... Ce sont là quelques noms envolés avec l'histoire et qui papillonnent dans les mémoires. 

Place du 14-Juillet, aujourd'hui rebaptisée du 8-Mai, l'école Montplaisant s'appelle désormais Saad El Hachemi. Mais on y conserve précieusement les cahiers d'appel des années passées. Pascual Paul ? Présent ! Pascual Christiane ? Présente ! Oui, présents, toujours présents. Et bientôt à jamais absents...

La fin des figues...



Au 1 de l'Avenue de Tunis, le 1er étage du Bâtiment A sera pour les Pascual le belvédère des "événements". Vue plongeante sur la station service que protège des chars légers. militaires en faction aux carrefours. En ville, des barricades se dressent. En août 1961 apparaît l'OAS qui entend contrôler cette partie de la Ville. La situation est devenue invivable. Plus d'école pour Paul et ses jeunes sœurs, le couvre-feu. Les soldats sont nerveux, défoncent les portes de leurs Rangers pour traquer les armes que pourraient cacher les Pieds-Noirs. On tire même un jour sur l'immeuble. La famille se réfugie aussitôt dans la cave.

Des militaires, encore des militaires, toujours des militaires... Scène de rue ordinaire devant le magasin Radiola près du pont de Gambetta.



Exodus...

Le fameux Cessez-le-feu du 19 mars 62 finira par chasser la sainte famille du paradis. Et comme dans les grands naufrages, les femmes et les enfants d'abord. Les hommes, sur ordre, resteront encore un peu. Le temps pour José Pascual et son fils Jo de céder les manettes de la centrale électrique.

Dans une ambiance à l'affolement, Paul est de ces passagers à la mine défaite qui s'entassent sur le pont du Kairouan. Il est entouré de Maria Catalina, la grand-mère hispanisante, Renée Marie, la mère à la longue chevelure brune dont ont hérité Liliane, Jeanine, Yvette et Christiane, ces quatre sœurs qui se ressemblent tant. Manquent à l'appel dans ce beau paquebot blanc l'aînée des filles Pascual, Renée. Elle, elle est déjà en France avec son mari militaire. Quant à Roger, le frère cadet, il est sous les drapeaux en Corse.

Les Pascual n'emportent rien. Que leurs regrets. Le navire abolit le fret commercial et privilégie une surcharge en passagers. Plus de 2.500 pour une capacité réglementaire de 1.172 exactement. Et encore, le commandant Miaille ne comptabilise pas les enfants de moins de 6 ans. Un container suivra donc avec quelques affaires. Le peu que l'on a pu sauver de ce départ précipité, de cette déchirure.

Le regard franc de Paul. Déjà déterminé...

Le Kairouan largue les amarres et glisse à 24 nœuds sur une mer d'huile. Il fera 27 rotations en ces mois de mai et juin 62. Et il est grand temps. Le 5 juillet 1962, en dépit des accords d'Evian, en dépit de l'Indépendance proclamée deux jours plus tôt, de 1000 à 3000 Oranais seront exterminés. Qui saura jamais le nombre exact.

75 000 en avril, 150 000 en mai, 450 000 en juin... Une vague montante de rapatriés déferle sur la France. Qui n'en attendait pas tant. En tout, ils seront 800 000 cette funeste année 62. Pour l'Hexagone, c'est le plus grand choc migratoire. Alors, les cinq centres d'accueil sont littéralement débordés par cette marée humaine.

L'arrivée en métropole


Après leur débarquement du Kairouan à Port-Vendres, toujours sous la houlette d'EGA, une errance commence pour les Pascual. D'abord Escouloubre-les-Bains, havre de paix dans les Pyrénées cathares, Puis Lyon où la radio crachote en boucle "Et j'entends siffler le train"... Lancée en juillet, la chanson de Richard Anthony va symboliser la guerre d'Algérie, surtout chez les appelés. Le même mois le tout premier numéro de Salut Les Copains est de sortie. L'émission mythique d'Europe 1 comme sa revue feront partie du nouveau monde de Paul Pascual.
C'est alors que José, le père, rejoint son monde. Mais pour l'heure la famille ne se plaît guère dans cette maison EDF entourée d'un quartier en friche. Tout exil forcé reste une plaie béante et les Métropolitains n'ont pas l'accueil facile. 
On imagine mal le drame matériel mais aussi identitaire qu'ont pu endurer les Pieds-Noirs. A l'origine Espagnols, Italiens, ils ont d'abord dû épouser une nouvelle culture sans renier pour autant leurs racines. Mais ils sont pleinement devenus Français. Oui, Français d'Algérie. Chassés ensuite de ce qui était viscéralement leur pays, remplis d'amertume et d'incompréhension, ils sont arrivés dans une métropole qui leur renvoyait à la figure leur patronyme étranger, leur naissance algérienne. Bref, toute appartenance à la communauté nationale leur était déniée. Assimilés à des colons, eux qui n'étaient que de petites gens travaillant comme tout un chacun sous un même ciel, ils se sentaient trahis, méprisés.

En attendant, en cette années 1962, versés chez les gaziers-électriciens de France, nos Oranais attendaient de connaître leur nouvelle résidence. Ce sera Yainville, là-haut, tout là-haut en Normandie.


(A suivre)


Sources

Témoignages d'Yvette et Christiane Pascual sans qui ces lignes ne seraient pas. (2022 - Liens ci-dessous).
Posts divers d'Yvette Rabout, née Pascual, sur sa page Facebook.
Posts d'Yvette sur Oran l'Andalouse ; Oran et l'Oranie d'hier...  Oran, la fière  ;  J '♥️ Yainville (Facebook)
Le coin d'Yvette Pascual, Oran des années 50
Michel Quilès, Oran des années 50.
Dictionnaire biographique Le Maitron.
Archives nationales d'Outre-Mer.
Ministère des Armées, Chemins de Mémoire, 1962, L'exode des Français d'Algérie, par Jean-Jacques Jordi.

Toutes les photos, sauf les deux dernières illustrations, sont issues de la collection Pascual.

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