Journal de bord d'un mataf
"Au
revoir ma
Normandie"
Par le QM1 Quevilly
Matricule 0569 01979
27 ! C'est le
27 janvier
1969, dans l'après-midi, que j'ai quitté
Yainville pour la gare de Rouen. 27,
c'était aussi le nombre d'aspirants matelots qui composaient
le convoi de soixante-huitards échevelés en
transhumance
vers la tonte
hivernale...
Dans mes bagages, j'emportais un journal intime inauguré
à mon entrée en seconde au lycée
technique de
Sotteville. Tous les événements du joli mois de
Mai y
étaient consignés au jour le jour. Mes amours.
Mes
emmerdes...
Le cancre de
Mai 68
Flash
back. A
la caserne Philippon,
rue Saint-Vivien, nous avions signé avec Neptune un
engagement
de trois,
voire
cinq ans pour des raisons diverses. Échec scolaire pour ma
part. "Intelligent mais
trop dissipé..." Le
décès prématuré de ma
mère avait
fait de moi un élève difficile dès le
primaire. Au
collège de Barentin, mon parcours s'était ensuite
embourbé. Parvenu laborieusement au lycée,
pensionnaire contre mon gré, j'allais
définitivement m'enliser. Voici donc les mémoires
d'un âne...

Vu
du ciel, le
groupe scolaire Marcel-Sembat. Tout en haut son bâtiment
primitif en U datant de 1924, l'internat en bas à
gauche,
érigé dans la foulée de la
nationalisation du
lycée en 1961, les ateliers à droite. Bref, une
véritable usine de traitement contre l'ignorance.
Malheureusement, j'avais la tête
ailleurs...
Dimanche 17
septembre 1967. Le jour de mon entrée au lycée de
Sotteville-lès-Rouen, mon
père m'offrit le baptême de l'air à
bord d'un coucou peu engageant. "Tu
vas voir, la première chose que l'on aperçoit en
décollant, c'est toujours un cimetière." J'ai
survolé mon
futur établissement. Il allait effectivement m'offrir
un enterrement de 1ère classe. Sotteville ! On ne
pouvait trouver mieux pour le cancre que j'étais.
Dirigé, contre
l'avis des enseignants,
en Seconde technique par l'autorité paternelle, je fus vite
porté sur la liste des
catastrophes naturelles. A titre d'exemple, nous avions huit heures
hebdomadaires d'atelier
où, en manipulant avec trop de précipitation les
manettes
de réglage, j'ai explosé un
étau-limeur puis une
fraiseuse. Ce qui m'a coûté des centaines de
lignes
à écrire : "Je
ne casserai plus le matériel de l'État... Je ne
casserai plus le matériel de l'État".
Pour venir à bout de la sentence au plus vite, j'avoue avoir
triché en superposant trois stylos...
Al
Capone
Mon
objectif premier durant toute l'année scolaire fut
de fumer en échappant à la surveillance
étroite du Surgé et de ses pions
zélés. Le gang d'Al Capone, comme on disait. Car
figurez-vous que ce surveillant général se
nommait Caponi. Un ancien gendarme corse qui n'avait
conservé de
sa profession qu'un strident sifflet. La Tagadactactique du gendarme
allait
finir par me confondre. Je fus pris à cloper dans
une
cachette que je pensais inviolable. Résultat : Caponi me
ramena à la civilisation en m'infligeant deux samedis de
colle. Autrement dit trois semaines sans rentrer à la maison.
Un jour
que nous étions cette fois bien planqués dans un
chiotte
pour tirer à deux sur la même cibiche, on frappe
violemment à la
porte. C'est la Fouine, le plus redoutable des surveillants. En sortant
de
là, tête basse, nous attendons le verdict. Pour
toute punition, La
Fouine esquissa simplement un
sourire entendu
derrière ses lunettes de myope. Et c'était le
sourire de quelqu'un convaincu d'avoir surpris deux homos dans leurs
ébats. Nous en étions presque
à réclamer nos heures de colle pour contester ce
jugement. Car franchement non, mon cher La Fouine, vous aviez bien
affaire
mon à des accrocs de la Gauldo. Désolé
de vous décevoir. Notre obsession
tabagique s'exprimait encore durant les cours de dessin
industriel dispensés par un prof très baba-cool.
Si cool que je pétunais secrètement au
fond de la
classe, assis sous ma table de travail avec des complices. Leur
concours ne contribua pas à remonter ma moyenne
générale.
L'électron
Libéré
Marcel-Sembat
avait son journal lycéen, "L'électron
libéré". je m'y fis admettre comme dessinateur.
Le local
de la rédaction me permettait en effet d'en griller une loin
des Caponi
and Co.
Le personnage
fétiche du canard ressemblait à
Chouchou, l'emblème de Salut les Copains. On me demanda de
le
croquer sur une affiche pour assurer la promotion du journal. Je
représentais mon Chouchou derrière un
cendrier
débordant de mégots. A peine l'affiche fut-elle
placardée sous le préau que Caponi la fit retirer
immédiatement.
Avec cette
censure s'arrêta tout net mon
emploi de dessinateur en Normandie. Al Capone, comme nous l'appelions,
n'aurait même pas parié des clopinettes sur
l'éventualité de me voir signer vingt ans plus
tard des
milliers de dessins dans le premier journal de France. Moi non plus du
reste...
|
Basketteur
hors pair
Injustement
évincé du local fumeurs, une belle
persévérance me poussa à m'inscrire
dans
l'équipe de basket. Ce qui me permettait de sortir du
pensionnat
le jeudi et de boucaner peinard sur la route des matchs. Lors
d'une rencontre du championnat scolaire, il manquait un joueur
à
l'équipe adverse. La règle voulait alors que nous
lui en
prêtions un. A l'unanimité absolue, je fus
aussitôt
désigné par mes coéquipiers. Le
critère de
sélection fut que je n'avais marqué aucun panier
de la
saison. Eh bien, sous les couleurs ennemies, je parvins
à
en mettre un. Ce qui me valut une copieuse engueulade sur le chemin du
retour. Dans les annales du sport français, voire au niveau
de
la fédération internationale de basket, je pense,
sans
vantardise excessive, être le seul joueur au monde n'ayant
homologué qu'un seul but de toute sa carrière. Et
ce,
contre son camp...
Ma
gaucherie, car je suis gaucher contrarié, très
contrarié même pour ne pas dire râleur,
s'exprimait aussi sur le
terrain de foot. Un jour que Hénaff, surnommé
forcément Pâté, me fit une passe, hop!
j'effectuais
un bond en l'air pour laisser passer le ballon sous mes pieds. Ce qui
fit hurler le
prof de gym. Et bien rire mes coreligionnaires. Bientôt,
certains d'entre eux allaient me faire une autre
mine.
Accusé
de vol !
Nous
avions études le soir. Dans une salle voisine, en fin de
séance, se réunissaient les collectionneurs de
timbres.
Une fois, j'eus la mauvaise idée d'aller y jeter un
œil.
Quand soudain l'un des philatélistes poussa un cri de
désarroi : "Mon
album ! On a volé mon album !"
Surpris, je fis machinalement un mouvement de la main vers ma
poche revolver. La victime l'interpréta comme un geste
suspect. Et alerta les autorités. Retourné en
salle
d'étude, me sachant convoqué chez le
Surgé,
craignant une fouille en règle de mon casier, je pris mon
journal intime, traversais la salle, et chuchotais à mon
meilleur pote de le planquer dans son tiroir. Je n'eus pour toute réponse qu'un
silence glacial. Celui pour
qui, à l'instant même, je n'étais plus
un ami mais un voleur resta obstinément
le
nez baissé. Et moi planté là
comme un
poireau à ne plus savoir que faire. Après quoi,
en parfait ancien
gendarme qu'il était, Caponi me cuisina longuement. En vain
puisque j'étais innocent. Il finit par comprendre que pour
moi, le cours du timbre avait la valeur de mes premières
chaussettes. Mais je vous le jure: de ma vie je n'ai
rien connu de plus humiliant que d'être
accusé
à tort. Aujourd'hui, j'y pense encore.
Et
pourtant...
Ce
n'est là qu'un mauvais souvenir parmi tant d'autres. "Ne s'intéresse pas
au cours, ne fait rien et n'obtient aucun résultat..."
Je
m'enfonçais dans toutes les matières. Toutes.
Sauf le Français où je me
classais second
derrière un
exégète de Maupassant. Malgré un
record absolu de
fautes d'orthographe, je devais cette réussite au
fait de
confier sans complexe mes états d'âme à
la copie.
Le prof, avec un faux air de Peter O'Tool, s'appelait plus
vulgairement Lécu je crois, enfin quelque chose comme
ça.
En tout cas, vous le connaissez aussi bien que moi. Nous avons tous le
souvenir de cet enseignant, le seul, qui nous a un jour
donné
confiance.
28e... sur 28 !
Un blâme me fut décerné à
l'issue du second trimestre avec cette mention: "A encore fléchi. Et
pourtant !" Arraché
à Yainville, je détestais le pensionnat et
ses soirées lugubres, ses philatélistes
suspicieux, sa discipline. Dans
mon naufrage scolaire, les petites vacances arrivaient comme une
planche de salut. A la faveur de l'une d'elles, j'eus de
brèves
assiduités pour une jolie fille du Trait. Au point de
grimper la
côte Béchère sur un lourd
vélo de
la Wehrmacht. Un exploit que mes mollets seraient bien incapables de
réitérer aujourd'hui. Bien entendu, un portrait
amoureux
de ma belle Traitonne fut esquissé dans mon
journal.
Mon
Mai 68
Et puis vint le
joli mois de mai où les fleurs volent aux vent, les manifs
enthousiastes rue
Jeanne-d'Arc où toutes les nanas ressemblaient à
Joan
Baez, les meetings et leurs discours totalement
indéchiffrables
à la fac de Mont-Saint-Aignan. Là, un beau matin,
une voiture nous fonça dessus. Un barbu lui
colla
au passage un grand coup de godasse de sécurité
qui fit
valser deux ou trois enjoliveurs. Et précipita la fuite du
chauffard. Je venais de faire connaissance avec mon premier Facho.
D'autres suivront très vite avec la même
courtoisie,
venant faire le coup de poing au fond des amphis. Je
découvris
aussi mon premier Gaucho. Un camarade de classe nommé
Carlin,
jusque là effacé et qui se mit soudain
à
fumer la
pipe en affectant un air supérieur : "Comment ça, tu ne
connais pas Karl Marx ?" Non,
je ne le connaissais pas personnellement. Encore moins ce Che que l'on
disait abattu en Bolivie. Ni encore le Cuba de Castro où
j'irai plus tard vingt fois.
Le soir, au
dortoir, Al Capone et ses lieutenants appréciaient notre
kilométrage journalier en lançant : "ça sent la
chaussette ici !" Le
cancre voyait dans cette Révolution la fin de ses tourments.
J'en étais si convaincu que, le 24 mai, parmi le millier
d'élèves que
nous étions, je fus triomphalement élu au Conseil
provisoire d'établissement. Il n'accordait pourtant que
quatre
sièges aux lycéens. Bientôt,
gagné par la désillusion, je
m'écartais cependant des
cortèges encadrés par les Carlin. J'aillais voir
une
cousine résidant alors Sotteville. J'aimais
déjà
toutes les musiques du monde. De Beethoven à Hendrix. Chemin
faisant, je découvris une affiche annonçant un
concert de
Graeme Allwright. Lui, je ne le connaissais pas encore.
Après les Johnny Halliday, Eddy Mitchell, Dick
Rivers, je me suis étonné qu'un chanteur
puisse être assez gonflé pour prendre
un pseudo aussi ridicule. C'était son vrai nom.
Avec
d'autres, ce Monsieur illuminera bientôt
mon univers.
En attendant, parvenu chez ma cousine, je crus entendre de la bouche de
son militaire de mari que des chars étaient
massés
à Versailles en vue d'écraser les
étudiants. Un
secret classé Confidentiel Défense que, une fois
retourné en
ville, je confiais à Carlin. Qui s'empressa de le
hurler dans son haut-parleur. Ce fut mon premier
scoop.
Zéro
la barre !
Porté
déserteur du conseil provisoire d'établissement,
les cours
n'ayant plus lieu, je regagnais Yainville avec bonheur.
Prévoyant, mon père avait
stocké dans sa cave
des montagnes d'essence pour continuer vaille que vaille ses cours de
conduite. Puis, ce moment de grâce passé, nous
reprîmes une vie anormale. Au
terme des événements de mai 68, je fus
recalé pour la deuxième année
consécutive
au BEPC. Ce qui constituait déjà une
curiosité vu le contexte. J'allais
devenir carrément un cas d'école dans
toute
l'Académie de Rouen. Au rattrapage de septembre, tout le
monde
fut en effet repêché. Tout le monde. Sauf moi qui
décrocha encore un 0
pointé en maths. Dans sa grande clémence,
l'examinateur
m'accorda cependant un demi-point pour me dédommager du prix
de l'encre.
Dès
lors, la question de mon avenir était posée. Je
voulais
faire les Beaux-Arts. Ce sera l'Armée. Loin d'un choix
personnel.
Même si
un proche, à chacune de ses fréquentes
permissions, m'avait vanté les
gaîtés de l'escadron.
En me tendant son paquet de
Troupes, en m'abreuvant de
Pelforth, il me parlait de la
vie de mataf avec une telle jubilation que j'en étais
tenté.
Mais
non, les sirènes de la Beat Génération
étaient plus fortes que celles de la Grande Muette. Janis
Joplin
chantait quand même autre chose que "Tiens voilà du
boudin".
Et j'ai signé !...
De ma chambre,
un
beau matin, l'oreille que j'avais fine à
l'époque, avait intercepté
un coup de fil au premier-maître canonnier Viel, chef du
bureau de recrutement de Rouen. "Allô
oui,
c'est pour mon fils..."
Fugue. Arbitrage
embarrassé des
pandores du Trait. Retour musclé au bercail... Je vous
épargnerai les détails du violent affrontement
qui opposa
ce soir-là un père à son fils. Pour en
venir
directement au lendemain matin. "Tu
verras, jura mon paternel, toi qui a appris le
violoncelle, tu pourras en
jouer au coucher de soleil sur la plage arrière des
navires-amiraux." Mais certainement mon Père.
Et
pourquoi
pas du pipeau !

Le
fameux embarcadère des Vedettes Vertes, à
St-Malo. En compagnie de la famille Peyrot, du Trait.
C'est donc sous
la
contrainte, pour ne pas dire la menace physique, que j'ai fini par
céder.
J'avais
16 ans, vaguement le pied marin et la maîtrise du mal de mer.
Mais
là s'arrêtaient mes prédispositions
pour la navigation au long-cours. De Saint-Malo aux îles
Chausey,
j'avais dû grimper durant l'été 56
à bord
d'un
promène-couillon de la Compagnie des Vedettes
vertes. Lors
d'une autre balade familiale, sur les quais du Havre cette fois,
un marin américain m'offrit un bob de la Navy qui resta
longtemps
vissé sur ma tête. Mon premier bachi en somme. Il
m'assura
un certain succès auprès des filles Lemercier.
Les cinq ! Certes, on pouvait porter à mon
crédit d'innombrables
croisières en Seine. Mais exclusivement dans le sens de la
largeur. La plupart sur le bac d'Yainville où mon oncle
Bernard, capitaine certifié, m'avait confié une
fois, rien que quelques secondes, la barre de sa vedette tout en
gardant le contrôle du gouvernail.

|

|
Visite en famille d'un navire
américain au Havre. Il reste à identifier. Nous
sommes vers 1957. Ma
mère, ici à droite, n'a plus que quelques mois
à vivre. Sur l'autre photo, le fameux bob de la Navy. |
De qui tenir
|
J'ignorais
alors que mes ancêtres maternels, les
Mainberte, avaient été les premiers morutiers sur
les
bancs de Terre-Neuve. Je
ne savais rien de mes autres aïeux engagés dans la
Royale. Comme
Jacques Lefrançois, vétéran de la
guerre d'Indépendance à bord de la Boudeuse, syndic
des gens de mer dans le quartier de Duclair et
mort
curieusement à la prison de Rouen. Étienne Varin,
marin de la Révolution et de Napoléon. Pierre
Delphin Chéron, mon
bisaïeul, canonnier
de l'Algésiras
lors
de la campagne d'Italie et dont les descendants seront comme lui
passeurs de Seine. De même que les Mauger dont je suis issu,
présents par tous les temps sur tous nos bacs, à
rame comme à vapeur... Je n'avais
pas
connu mon grand-père maternel, capitaine de gribane
à 20 ans,
pêcheur de noyés à ses heures. Il
aurait pu, qui sait, me parler
de son cousin d'Heurteauville, engagé dans la
Musique des Équipages de la flotte et dont le fils,
quartier-maître sur le Borda,
se brûla la cervelle dans un boxon de
Recouvrance. Il était accusé de vol. Lui aussi...
|
|

Mon oncle
Bernard Chéron, fils, petit-fils de passeur à
Yainville... |
Bref,
mes
aïeux avaient
déjà donné. Beaucoup donné
même. Mais
leurs états de service fussent-ils connus des
autorités maritimes, n'étaient pas cumulables
avec mes
brillantes études et de nature à
m'élever
d'emblée au rang de grand amiral...
Moniteur clandestin
Il
s'écoula six mois entre mon engagement et l'appel effectif
sous
les drapeaux. Viré de mon bahut, que fis-je alors, Oh, je
peux
bien le dire à présent. Depuis tout ce temps, il
y a
prescription. Tandis que mon père, dans sa R8
équipée de doubles commandes, donnait ses cours
de
conduite sur les routes du canton, j'enseignais pour ma part le code de
la route dans une salle réservée à cet
usage, rue
Jules-Ferry. Bien entendu, c'était parfaitement
illégal.
Je n'avais alors pour tout diplôme qu'un permis moto 125 cm3
et
je n'étais pas déclaré.

Au jardin de mon
père, 128 de la rue Jules-Ferry... La salle de code
était
au fond à droite. Elle rappellera peut-être des
souvenirs
à ceux qui ont passé leur permis avec mon
père...
Au
fond du jardin, la salle de code était meublée de
banquettes en bois récupérées dans une
camionnette
EDF. Les élèves y prenaient place tandis que je
siégeais derrière un bureau, ayant autour de moi
les
tableaux de la maison Rousseau où figuraient tous les
panneaux
de circulation. Mon père m'avait
prévenu. Parmi
les candidats au
permis figurait un paysan de Jumièges reçu
à la
conduite mais collé cinq fois au code. "Si celui là
l'obtient, je te
paye des cacahuètes".
Effectivement, la tâche fut rude. J'interrogeais un jour le
réfractaire en désignant de ma baguette le
panneau de passage d'animaux :
" Et celui-là, c'est quoi ? Des bœufs !" Éclat
de rire général. Oui, il y avait du pain sur la
planche. Et pas qu'avec lui du reste. A sa voisine a qui je demandais
quelles étaient ces balises annonçant un passage
à
niveau, celle-ci n'hésita pas une seconde : "des balises
interplanétaires !" Re-hilarité.
Miraculeusement,
tout ce beau monde finit par décrocher son papier rose
à
Rouen. Et mon père me paya comme promis des
cacahuètes
à l'heure du Pernod. J'étais
rémunéré 5F la leçon par
mes
élèves. Mais c'est lui qui les empochait.
Train 146
Dernière
surprise-party dans la cité EDF, dernier flirt, je nous
dirai
pas avec qui, et nous arrivons à ce fameux 27
janvier 69.
Je ne
connaissais
que deux de mes compagnons de route : Jean-Jacques Larose, le
fils
de
mon ancien prof de maths à Barentin, et Didier Dekester,
camarade de
chambrée à la communale d'Yainville, pur produit
comme moi d'EDF.
Et si la gare de la rue Verte avait été le
départ
obligé vers nos
colos, ce n'était pas cette fois pour des vacances. |
|
Les 27
engagés
Jacky
Baron, dit Titi,
Yves Beziau, Raymond Bonnet, Patrick Cavelier, Didier
Dekester,
Michel Delannoy, Jean-Claude Doidy, Jean-Luc Echirm, Feliciano
Ferreira, Alain Fleury, Jean Hengebaert, Daniel Huré, Michel
Langlois, Daniel Le Grand (chef de détachement), Jan-Jacques
Larose, Bernard Leleu, Henri Lelièvre, Guy Le Loir, Alain
Michely, Norbert Nourrichard, Laurent Quevilly,
Jean-François Longuet, Raymond Minier, Pascal
Taquet,
Alain Vincent. |

Alors j'ai
dû chanter Au
revoir ma Normandie. Déchanter aussi. Adieu nos
amours de
jeunesse, adieu le Pressoir, la boîte du Trait, les
rouflaquettes
naissantes, les chemises à fleurs, Hendrix, Cream, Otis...
Sur le
toit de leur studio, les Beatles vont donner dans quelques heures
leur tout dernier concert. Comme par hasard. Avec les adieux
à la
scène du groupe pop qui avait rythmé nos jeunes
années, une page
se tournait.
Nous sommes
sous le règne
finissant du Grand Charles. Adoncques, ce 27 janvier de l'an de
grâce
1969, le train 146 quitta la capitale normande à 18 h 07.
Saint-Lazare, Austerlitz, nous avons mis le cap sur Bordeaux
à 24h45
pétantes. La
nuit sera ponctuée par
d'interminables stations dans
les gares de triage. Au petit matin,
ensommeillés, nous
grimperons à 6h passées à bord d'un
car de la Marine pour avaler les 70
derniers
kilomètres. Cette fois, nous sommes dans la Royale...
Matricule 0569
01979...

La
première image qui me
revient du CFM Hourtin, c'est un matelot de corvée de
poubelle sur
le bord de la route. Nous voyant arriver, il ôte son bachi
et passe la main à plusieurs reprises sur ses cheveux ras
pour nous
délivrer un message. Il sera vite compris...
Effectivement,
nous voilà
dirigés vers les bâtiments de l'incorporation. Il
y eut, je crois,
fouille par des Sacos à la recherche de couteaux, voire
d'alcool.
Fiche de renseignement à remplir, visite médicale
à poils et à la
queue-leu-leu. Café sans sucre. Et direction le coiffeur.
Là, les
merlans s'amusent à vous raser d'abord le dessus du
crâne puis vous
font longuement patienter devant le miroir, le temps d'y contempler
à
loisir votre bille de clown. Quand interviennent les finitions,
c'est comme une délivrance. Voilà, la coupe
incorpo est parfaite:
vous n'avez plus rien sur le caillou. Mais il vous faudra rester en
civil encore
deux jours. Avec la
boule à
zéro, c'est trop la honte. Alors, vous espérez vite
toucher votre paquetage et enfiler vareuse et pantalon
à
pont, très tendance à l'époque. Mais
ici sans les
pattes d'Eph...
Je
ne sais plus
si c'est
à ce moment que fut réalisée la
première photo d'identité, celle
où je tire la gueule, un brin de tristesse dans le regard.
Le
photographe officiel tenait boutique face à
l'entrée du CFM, près
d'un bistrot à la clientèle assurée.
Pas encore la nôtre en tout
cas car, pour l'heure, les apprentis matelots que nous sommes restent
consignés et encadrés de près par des
"bœufs". Pas ceux de mon paysan de Jumièges, bien
entendu.
Mais des seconds-maîtres en argot maritime. Ah! un
matricule nous est déjà
attribué : le mien sera le 0569 01979. Il va falloir le
marquer
au pochoir sur tous nos effets, le graver sur la plaque de la valise,
la gourmette du poignet. Je suis
versé dans la 2e
compagnie, 24e section au sein de laquelle je reste encore un loup
solitaire. Très vite converti en agneau...
(A suivre)
N.B. Je voudrais dire ici, et le répéterai ailleurs,
notamment sur la page de l'histoire la communale d'Yainville,
qu'à l'expression "échec scolaire" que j'ai longtemps
fait mienne j'ai fini par lui substituer "défaillance
pédagogique". Je suis prêt à en débattre
avec tout héritier des hussards noirs de la République.
VOS
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