Par Laurent Quevilly-Mainberte


Image du roman d'Anne Waren, romancière américaine, qui évoque la gare d'Yainville :
1900. Le Trait compte cinq employés du chemin de fer et un garde-barrière. 

Février 1902 : "Lundi dernier 10 février, la famille Pécot et Pionnier venait de Jumiges pour prendre, en gare d'Yainville, le train de 7 heures du soir allant à Caudebec. Il étaient à la portière d'une voiture de 3e classe mais le chef de gare ne leur donna pas le temps de monter. La femme Pionnier qui portait avec elle une petite fille de trois ans était sur le marchepied pour donner l'enfant à son mari quand le train se mit en route, les portières ouvertes.
Mme Pionnier tomba avec sa petite fille qui lui échappa.. On cria : au secous pour arrêter le train. L'enfant fut relevée par la mère et un jeune homme présente. Il est certain que si l'enfant eut voulu se relever seule, elle eut été écrasée. On craint que l'émotion et le peur ne rendent malades la mère et l'enfant." Bref, MM. Pécot et Pionnier, de Sainte-Marguerite, veulent donner une leçon au "chef de gare maladroit qui ne s'est pas assuré avant de donner le signal que les voyageurs étaient montés et les portères fermées."


Dans les premières années du siècle, la compagnie de l'Ouest développe l'éclairage de ses gares à l'alcool dénaturé. Les agriculteurs s'en réjouissent. En 1903, on expérimenta à Elbeuf le modèle réduit d'un train monorail à traction électrique. Le Nouvelliste de Rouen prédit à ce système une vitesse de... 600 km/h!

A Barentin, grâce à notre ligne, coton, lin, bois, chanvre sont transportés à la porte des ateliers. Le charbon à l'usine à gaz. A Duclair, on approvisionne ainsi Mustad, la boulonnerie, l'usine chimique... Auparavant, ce sont des attelages de chevaux qui menaient ces matières premières débarquées aux ports de Duclair et de Rouen. Bientôt, les camions prendront le relais.


Nouveau fait divers


TENTATIVE DE DERAILLEMENT SUR L'OUEST

Au cours d'une ronde, le poseur Daron a aperçu près de Duclair, posées sur l'entre rail au passage à niveau, trois grosses pierres pesant environ chacune 8 kg. La gendarmerie de Duclair a ouvert une enquête qui amena l'arrestation de deux enfants âgés de 12 et de 10 ans. Ils ont déclaré avoir posé les cailloux dans le but de voir un accident de chemin de fer. Ces précoces criminels ont été consignés à la disposition du parquet de Rouen.

La Gazette du village, 3 janvier 1904


En 1904, le chef de gare d'Yainville est Emile Ferdinand Chinard. Au mois de mars, la presse locale rouspète. Pour la quatrième fois depuis le début de l'année, le train du soir reste en rade en gare de Caudebec. Avarie de la machine. Les voyageurs durent attendent une locomotive de secours...

Chef de gare ... et garde chasse !



Voici un article amusant du Matin daté du 22 septembre 1905.

L'Erreur d'un Préfet

Comment un arrêté préfectoral a permis de chasser le faisan, dans la Seine-Inférieure, une semaine avant la date officielle de l'ouverture.

M. Louis Durand-Viel, vice-président du Saint-Hubert Club de France pour la Seine-Inférieure, nous signalait ces jours derniers un fait dont nous avons déjà fait part à nos lecteurs en publiant la lettre qu'il nous avait adressée.

Par un arrêté du préfet de la Seine-Inférieure, arrêté dûment affiché dans toutes les mairies du département, la chasse au faisan était ouverte depuis le 10 septembre. Or, le 15, M. Durand-Viel, ayant chassé dans les environs de Duclair, porta, le soir, à la gare de cette ville, trois colis contenant des faisans à destination du Havre. Le chef de gare, s'armant de la circulaire ministérielle fixant au 17 septembre la date d'ouverture de la chasse au faisan dans toute la France, se refusa formellement en faire l'expédition. Il eut cependant la bonne grâce de suivre M. Durand-Viel, qui le mit en présence de l'arrêté préfectoral apposé sur les murs de la mairie mais il n'en persista pas moins dans son refus, et notre chasseur déposa sur le registre de la Compagnie de l'Ouest une plainte tendant à obtenir des dommages-intérêts.

M. Durand-Viel estimait que cet état de choses méritait d'être éclairci. Le ministre de l'agriculture et le préfet de la Seine-Inférieure étaient en contradiction. Qui avait raison?

Nous sommes allé le demander au ministère.

On nous a répondu que l'arrêté préfectoral était erroné, et que l'erreur provenait tout simplement d'une gaffe typographique.

M. le vicomte de Pitray, secrétaire du Saint-Hubert Club de France, que nous avons rencontré dans la soirée, nous a appris que plusieurs disciples de Saint-Hubert avaient déjà projeté d'envoyer une paire de lunettes d'honneur à M. Fosse, l'infortuné préfet qui laissa passer semblable « coquille » et fit des heureux tout à fait à son insu.

M. de Pitray ajouta : Il paraît tout de même, d'après ce que m'a confessé M. Durand-Viel par le téléphone, que les faisans de la Seine-Inférieure étaient superbes le 10 septembre.

Et un chasseur qui était présent d'ajouter : Tant mieux, tant mieux ! Les autres départements n'ont pu, hélas ! en dire autant le 17.






En janvier 1908, la médaille d'honneur du travail alla à Alphonse Dupré,  chef d'équipe de la compagnie au Trait.

Le 31 décembre 1908, ce fut la dernière journée d'exploitation de la compagnie de l'Ouest. L'Etat se rendait propriétaire du réseau. En avril, les premières casquettes avec l'inscription "Etat" apparaissent dans les gares normandes. Le 19 mai 1910, Alexandre Millerand, ministre des travaux publics, inspecta l'Ouest-Etat et se rendit ainsi au Havre, Dieppe, Fécamp, Rouen... Les cheminots sont alors en grève. Ils réclament cent sous.


Le lundi 27 juin 1910, le train 113 a quitté la gare de Barentin en direction de Caudebec à 13 h 07. Quelques minutes plus tard, il approche du passage à niveau n° 4, celui de Saint-Wandrille. La barrière est fermée. Mais Mme veuve Dufour, accomagnant quatre enfants parmi lesquels sa petite-fille, Renée Trotel, 2 ans et demi, traverse la voie par le portillon. Arrivée à l'autre portillon, on ne sait pourquoi, la petite revient soudain sur ses pas. Sa grand-mère tout comme la garde-barrière n'y pourront rien. Le train n'est plus qu'à 25 m et  le mécanicien n'aura pas le temps d'apercevoir la fillette. Elle est est tamponnée par la locomotive qui ne s'arrêtera que dix mètres plus loin. Le mécanicien et d'autres témoins ne relèvent qu'un cadavre dont la boîte crânienne est vide. La grand-mère est effondrée. Prévenue chez Badin où elle s'échine, sa mère hurle sa douleur. La gendarmerie de Barentin, la justice de Paix de Pavilly, la Compagnie de l'Ouest ouvrent chacune une énquête...

La Vigie du 16 septembre 1910 nous apprend que le mécanicien assurant la ligne Barentin-Caudebec est tombé de sa machine sur la voie, à Yainville, et qu'il fut relevé avec de graves contusions à la tête...

Chantée par Offenbach dans "La vie parisienne", la ligne n'a pas qu'un intérêt économique. Elle est aussi touristique. De la gare de Yainville partait une diligence qui vous menait à l'abbaye. Dans les années 1910, Raoul Neveu, de l'hôtel Littré, y conduisait ses clients en carriole à cheval. Une berline de luxe attendait les illustres invités de Sacha Guitry. Dans le sens inverse, les Yainvillais peuvent se rendre à Rouen par le train. Quand venait la Saint-Jean, on allumait un feu dans une prairie située face à cette gare inscrite désormais dans le paysage.

Septembre 1911. Auguste Besnier, homme d'équipe de la compagnie de l'Ouest, aide à décrocher des wagons à l'arrivée du train de 1h50 en gare de Duclair. Il a la tête écrasée entre deux voitures. Le Dr Allard constate le décès de cet homme de 32 ans, père d'un enfant.

Novembre 1911. Un journalier de 37 ans, Jules Eugène Rose, passe la journée à décharger des wagons en gare de Duclair. Puis il arrose ça. Si bien que croyant rentrer en train à Barentin, il descend en sens opposé à celle de La Mailleraye, sur la voie. Le chef de gare, Georges Bardein, l'interpelle et lui demande son billet. L'autre dit venir de Nointot, avoir de l'argent mais qu'il ne paierait pas. Et du reste que le chef de gare est un con et autres amabilités. Rose voulait attendre le train de Barentin, ce sont les gendarmes qui entrent en gare et le forcent à rédiger cette déclaration : "Etant employé à la gare de Duclair pour le déchargement des wagons de marchandises, et me trouvant en état d'ivresse, je suis monté à contre-voie dans le train de 2 h 8, croyant rentrer à Barentin et suis allé à La Mailleraye. Je ne me rapelle plus avoir injurié le chef de gare."

Un voyageur nommé Guitry


En 1913, les biographes de Guitry prétendent qu'il invita des amis à faire le tour de Paris dans un wagon privé tandis qu'était servi un superbe repas. En fait, les rideaux étant baissés, le train prità leur insu la direction de la Normandie où il s'arrêta à Yainville. Guitry voulait ainsi les attirer dans sa propriété des Zoaques. Une légende qui ne tient pas la route puisque la ligne n'était pas directe et nécessitait un transfert à Barentin...
N'empêche, nombre de célébrités empruntèrent bien ce train. Le maître des Zoaques les faisant chercher et reconduire par son chauffeur...


Octobre 1913 : Joseph Ferré, facteur-chef à la gare de Duclair, en poste depuis 21 ans, est nommé chef de gare à Yainville.

Jusqu'à la Première Guerre mondiale, la ligne était desservie par 4 omnibus quotidiens dans chaque sens qui assuraient la correspondance avec les trains de la grande radiale en gare de Barentin-Embranchement. Ce service était complété par un aller-retour Barentin - Duclair les jours de marché. 

Foule de trains de marchandises sillonnaient l'itinéraire en raison des nombreuses industries bénéficiant d'embranchement particuliers. La traction des convois était confiée aux locomotives des dépôts de Motteville et du Havre, des modèles classiques de la Compagnie des chemins de fer de l'Ouest : 030T120T 1/150, 230T 3700 pour le service des voyageurs, 030 1904/2244 à tender séparé pour celui des marchandises. Un pont-tournant, installé en gare de Caudebec-Marchandises, permettait le retournement des machines (il fut allongé après la Première Guerre mondiale pour accueillir des locomotives au gabarit plus imposant). 

La ligne connut une belle activité durant la première guerre alors que l'on entreprend la construction d'une goudronnerie dans son prolongement. C'est que le port de Duclair connaît alors un spectaculaire regain de trafic. On y débarquait notamment des chanvres en provenance du Maroc, des étoupes de Bombay, des lins de Russie acheminés jusqu'aux établissements Badin par chemin de fer. C'est l'époque où des unités d'auto-défense surveillent notamment les voies de communication.

A partir d'août 1914, le service voyageurs fut réduit pour toute la durée du conflit à deux circulations quotidiennes : un train omnibus, un convoi mixte mais l'activité marchandises se maintint à un niveau satisfaisant grâce au développement du trafic du port de Duclair.


La création des chantiers


Au Trait, la proximité de cette ligne pèse dans la balance pour la création des chantiers navals et de la centrale électrique. En 1916, Worms louchait encore sur Saint-Martin-de-Boscherville. Quand débuta la construction des chantiers du Trait, en 1919, il fallut foule de pilotis. "Des prionniers Allemands, gardés par des soldats Belges, abattaient des arbres en forêt, se souvient un Jumiégeois. Le transport des arbres était assuré par de bœufs de Jumièges à Yainville. Un traitement par sulfatage était réalisé pour les rendre imputrescibles. Puis, par wagons, ils arrivaient au Trait."

L'année 1919 vit un retour à des conditions normales d'exploitation mais le nombre des trains de voyageurs fut réduit à deux par jour contre quatre précédemment tandis que la construction des chantiers navals du Trait dopait de manière temporaire la circulation des convois de marchandises. Il vous en coûtait, selon la classe, 3,25 F, 2,20 f ou 1, 40F. Si vous descendez à la gare de Yainville, un service de voiture a lieu en été, précise le guide Conty de 1920.

Avril 1921 : la garde barrière du Trait, Mme Nicolie, accouche de triplés.

En juillet 1921, une étincelle du train mis le feu à la forêt entre Duclair et Yainville. Un temps, la maison de Mustad fut menacée et on dut évacuer les meubles. Quarante hommes du génie de Rouen vinrent en renfort. Mais c'est le hameau du Mont qui fut le plus en danger à cause de vents violents.

Le chef de gare d'Yainville, Monsieur Féret voyait alors passer des wagons bondés. De première, seconde et troisième classe. Seules les deux première disposent de fauteuils rembourrés. Il y avait les compartiments fumeurs, ceux pour les femmes voyageant seules. Les enfants de Yainville qui fréquentaient l'école secondaire de Caudebec prenaient la place des ouvriers descendus pour se rendre à la centrale. Au Trait débarquent les ouvriers venus de la vallée de l'Austreberthe et qui rejoignent les chantiers navals après 25 minutes de marche. Seulement, à partir de 1922, la première ligne de car Le Trait-Rouen est créée. Le danger ira grandissant.

Jeudi 29 juin 1922, Léon Auvray, employé des chemins de fer à Sotteville, profitait d'un jour de congé pour venir voir des amis à Duclair. Descendu du train de Barentin, il traverse la voie pour discuter avec le mécanicien du train de Caudebec. Mais la loco est déjà en marche. Il est happé par la machine et projet près du passage à niveau situé à 150 m de là. Jambe gauche déchiqueté, blessure profonde à la tête, le chef d'équipe Guest venu à son secours découvre un homme grièvement blessé. Après les premiers soins, le Dr Chatel ordonne un transfert à l'Hôtel-Dieu. Perdant beaucoup de sang, il meurt au passage de Maromme. Huit orphelins.


Janvier 1924 : en gare de Duclair, un wagonnier, Alphonse Lefebre, s'apprête à décrocher un wagon quand sa chaussure se coince dans un croisement de voie. Le wagon arrive sur lui. Jambe broyée, thorax défoncé. Transporté à l'hospice, il aura trois médecins à son chevet : Allard, Chatel et Solan. Cinq heures plus tard, il laisse une veuve et un orphelin.

A Jumièges jusqu’en 1924, les marchands de fruits descendaient la Seine jusqu’au Havre. Les producteurs du Conihout, qui avaient tous leur barque, les abordaient pour charger leur marchandise. A cette époque, se formèrent à la gare d’Yainville ce que l’on appelait les « trains du soir. »

 1925 voit l'installation de becs de gaz dans les gares qui supplantent la lueur des quinquets. Cette année-là, 500 ouvriers se plaignent de la demi-heure de retard. Cette année-là, les horaires d'été s'attirent encore les plaintes des usagers. Un départ de Caudebec à 10 h 38 vous déposait à Rouen à 12 h 34. Le départ du retour était fixé à 16 h 41. Protestations: "Nous n'avons que quatre heures pour faire nos courses, rapporte le journal du Trait, encore faut-il retrancher l'heure du midi où les magasins sont fermés."

Le train ne fut chauffé qu'à partir de 1926. Mais, partant de Barentin, il fallait attendre Yainville pour que le système dispense ses effets bienfaiteurs. Avec la construction d'une raffinerie, en limite du Trait et de Saint-Wandrille, s'ouvre une nouvelle gare sur la ligne. A La Mailleraye, on se souviendra longtemps du passeur de Seine qui, le matin, à 5h, quittait sa maison rue Marquet pour crier  dans les rues, histoire de réveiller les gens devant prendre le train de l'autre côté de l'eau, à la gare de Gauville.

Chaque soir, Monsieur Neveu, l’hôtelier de Jumièges, va porter le courrier à la gare en calèche et à vive allure.

Le jeudi 26 avril 1928, à 14h, les flamèches de la locomotive embrasèrent l'herbe sèche d'un talus au niveau de l'église du Trait. Le feu fut assez considérable pour que le maire  en personne vienne le combattre.

Rouen Gazette, 21 août 1926 : C est sans doute pour se distinguer que les trains de la ligne de Barentin à Caudebec-en-Caux ne circulent pas de la même façon que sur les autres lignes.
En effet, sur ce charmant parcours, les trains de voyageurs doivent, très souvent, laisser les trains de marchandises passer avant eux. Pourquoi ?
C’est ainsi que samedi dernier, le train de voyageurs partant de Barentin à 17 h. 30 a dû attendre un train de marchandises, venant de Caudebec à Duclair, pendant 15 minutes. Cependant, ce train de voyageurs avait déjà du retard, samedi, par suite de l’affluence de voyageurs, la veille du 15 août. De ce fait, les « exilés » de la rive gauche de la Seine ont dû attendre une heure, sur les bords du fleuve, leur bac-à-vapeur.
Pourquoi ne pas garer les trains de marchandises sur les voies de garage de la gare de Yainville-Jumièges ?... Et laisser passer les trains de voyageurs ?...

Le mardi 19 octobre 1926, vers 6 h 30 du matin, Célestin Chauvaux, manœuvre de Barentin, pousse une brouette, ouvre le portillon du passage à niveau n° 2 bis et traverse malgré les avertissements des personnes présentes. Il est happé et traîné sur une dizaine de mètres par la locomotive du train allant à Caudebec. La mort de ce veuf de 60 ans aura été instantanée.

Le mois de janvier 1927 se termine mal au Trait. Un dimanche, une locomotive déraille près du passage de la Neuville. Le lendemain, au passage N° 19, Hippolyte Leclerc, de Sainte-Marguerite, est percuté par la loco d'un train de marchandise. Ce père de sept enfants meurt sur le coup.

Jeudi 14 avril 1927. 
A 15 h. 30, sur la ligne qui relie l'usine Terracini à la gare de Gauville, le chef de Train, Oursel, donne le signal de départ et le mécanicien Plicque met la machine en route. Mazier, ouvrier de 24 ans, court après le convoi pour y reprendre sa place mais bute contre un tas de charbon. Une roue du wagon lui passe dessus. Plaie béante, pied sectionné. Il expirera à l'hospice de Caudebec.

Le jeudi 26 avril 1928, à 14h, les flamèches de la locomotive embrasèrent l'herbe sèche d'un talus au niveau de l'église du Trait. Le feu fut assez considérable pour que le maire  en personne vienne le combattre.

17 juin 1928. Un enfant vient au monde au passage à niveau du Trait chez les Avenel. La mère est garde-barrière, le père employé des chemins de fer...

Simple histoire de la vache & le train

Connaisez-vous la ligne Barentin-Caudebec ? Sinon, vous perdez beaucoup. Je ne vous conseillerai pas de faire le voyage — l'expédition, allai-je dire — car par ces premiers froids, et dans les wagons préhistoriques, vous ne manqueriez sans doute pas d'attraper un bon petit rhume qui vous guérirait pour quelque temps de ce genre de plaisanteries.
Mieux vaut tenter l'aventure de votre fauteuil où vous vous êtes confortablement calé sans aucun doute pour lire ces quelques lignes.
Je partirai donc à votre place à 5h11 du matin... brou !... de la gare Rue-Verte.
C'est l'omnibus du havre ; il file à une vistesse prodigieuse (!!) et à 5h 27 nous sommes à Barentin.
Et c'est ici que commence l'histoire.
Je monte donc pour vous dans les voitures vermoulues aurant que pittoresques de la ligne Barentin-Caudebec. Les compartiments ne sont séparés que par une petite cloison qui vous arrive à hauteur de poitrine, si bien que d'un bout à l'autre vous pouvez vous interpeller et discuter du cours des œufs ou de la dernière crise ministérielle.
Pêle-mêle, voyageurs, malles, valises et paniers s'entassent... car on ignore l'usage du filet sur la ligne Barentin-Caudebec.
Et l'on attend... oui, l'on attend car le train ne part que dans une demi(heure. Pourquoi ? Nul ne sait ; Le saura--t-on jamais ?
" La compagnie de l'Etat, a-t-on écrir, a des raisons que la raison ne comprend pas !"
Enfin l'on part... pour s'arrêter presque aussitôt, car tous les cinq minutes il y a arrêt, sans buffet !
Et le petit train, selon le vers à inversion célèbre :
Doucement de chemin va son petit bonhomme...
Or on raconte que, l'autre jour, il s'arrêta brusquement.
Aux portières, les voyageurs passent des têtes affolées : un accident est si vite arrivé !
Le chef de train doit venir s'expliquer :
— Ce n'est ein ! dit-il, c'est une vache qui vient d'arrêter le train.
Les têtes rassurées se rentrent. On attend quelques minutes et puis cahin-caha le petit train repart : une demi-heure après il s'arrête de nouveau. Nouvel émoi des voyageurs. Nouvelles questions angoissées :
— Ce n'est rien, répond placidement le chef de train — qui en a vu bien d'autres ! — c'est le train qui a rattrapé la vache.

En 1929, les quais furent éclairés à l'électricité. Une surtaxe sur les billets couvrit l'investissement. Le 20 août 1932 on fête à Duclair le cinquantenaire de la ligne. Roger Dorival réalisa des maquettes à l'échelle, on fit appel à la troupe de comédiens dirigée par Rellys, le comique troupier partenaire de Fernandel. En octobre 1933, il n'y a plus qu'un seul train. Le matin, il part de Barentin à 5 h 38 pour arriver à Caudebec à 7h 43. Soit plus de deux heures de trajet.. Ce qui fait dire au Journal de Duclair: "On attendra que le train tortue se remette en route après les longs arêts dans les stations. L'ouvrier arrivera à ce résultat paradoxal: passer le quart de son existence dans le train."


Écoutons-le encore dans cette autre nouvelle: "On a peut-être eu raison de ne pas déflorer le mystère de Jumièges en desservant directement l'abbaye par un service d'autobus. Ceux-ci s'arrêtent un instant, venant du Havre ou de Rouen, au croisement des routes à Yainville. Jadis, je parle d'avant-guerre, une diligence assurait le transport des voyageurs, de la gare au "pays", ainsi que l'on disait. Le trajet ne manquait pas de charme à travers cette lande, à l'horizon borné de trois côtés par l'immense bandeau de forêts enserrant les tours rigides comme des lys dans cet immense jardin de solitude. Le paysage n'a guère changé depuis cette époque. Le vent d'automne y pleure toujours dans les buissons et fait vibrer quelques rares peupliers aux feuilles perpétuellement agitées, troublant ainsi le silence épandu sur la nudité de ces trois kilomètres que parcourent seulement de gros camions égarés on ne sait trop pourquoi dans ces retraites écartées des affaires et des agitations du siècle. "

Dans son ouvrage sur les routes normandes, Spalikowski est impitoyable à l'égard de notre tortillard quand il parle du "sifflet de la locomotive peu pressée d'arriver à la gare, perdue dans le vallon. Depuis, on lui a fait bien voir que le temps n'était plus aux flâneries, et c'est ainsi qu'a été assuré le triomphe de l'autobus pour la commodité des habitants et des touristes." Et d'ajouter encore en dépeignant un Yainville monotone: "J'ai connu cependant le temps où une diligence assurait le service des voyageurs entre la gare et l'abbaye. Sa disparition en laissant le champ libre aux autos n'en a pas moins enlevé ce peu d'animation qui crée aux mêmes heures le passage d'un attelage essaimant le bruit en jetant sa fanfare de grelots et de ferraille sur la monotonie campagnarde."

Le déclin du trafic des voyageurs durant les années 1920 conduisirent à la réduction drastique des activités à partir de 1930, un seul convoi mixte circulait quotidiennement sur la ligne, l'essentiel des voyageurs était véhiculé par 5 allers et retours assurés par des autocars. La circulation mixte s'avérait particulièrement lente, la train ne mettant pas moins de 2 heures pour se rendre de Barentin à Caudebec-Voyageurs et 2 heures et 11 minutes dans le sens inverse (soit une moyenne inférieure à 15 km/h).

Dans les années 30, quelque 150 ouvriers, pour beaucoup des chantiers navals, montent encore chaque jour dans ce train. Le chauffeur est alors André Nion, un conseiller municipal de Barentin, le mécano, lui, sera même maire de cette ville à la Libération. Il s'agit de Georges Mulot.

Le dimanche, le "train de Caudebec" connaît une belle affluence. Venant de la vallée de l'Austreberthe, de nombreux promeneurs vont passer la journée au bord de la Seine. Le Mascaret de Caudebec attire toujours les foules. On organise des convois spéciaux. Mais la rivalité avec les autobus est de plus en plus forte. En témoigne le Journal du Trait: "Le car a attendu vingt minutes à 17 h 35, le train avait du retard. La SNCF pourrait avertir par une sonnerie appropriée pour le passage à niveau ne soit fermé qu'en dernière minute"

Les gardes barrières ? Des femmes. Elles sont tenues de rester sur place de 6h à 19h. La loco annonce son arrivée par un coup de sifflet. Un seul jour de congé par semaine. Obligation de loger la remplaçante. La préposée garde aussi une réserve d'explosif sous clef. En cas d'incident grave, elle doit faire sauter la charge sur les rails afin d'avertir le conducteur. Le salaire est maigre. L'électrification du logement à la charge de l'habitant...

En octobre 31, le chef de gare de Barentin constate que des colis destinés à Caudebec disparaissent. On en retrouve un près de l'habitation d'un cheminot. La police enquête et quatre arrestations interviennent : Joseph Lequertier,Alphonse Doolaeghe, Jules Hurel, Marcel Jaccaert. Leurs femmes sont prévenues de revel.

En 1933, on relevait une durée de deux heures et cinq minutes pour les quelque vingt cinq kilomètres que comptait le trajet.

17 avril 1934. Dupuich, le maire du Trait, se fend d'un arrêté municipal. Trop de personnes, signalent les chemins de fer de l'Etat, traversent la voie en dehors des passages à niveau. Elles s'exposent à des poursuites judiciaires.

En mai 1934, le Journal du Trait annonce que les trains de Barentin-Pavilly au Trait et Caudebec ne seront pas supprimés.

En 1936, Alexandre Adam, ancien chef de station de Yainville-Jumièges reçut une médaille d'honneur des Chemins de fer de l'Etat.
Le vendredi 4 juin 1936, le chef de gare de Duclair pleure son fils. Rémy Dupré, 16 ans, était descendu dans la cave de l'immeuble de ses parents avec une lampe balladeuse. Il mourut électrocuté.

Malgré un temps de parcours très long, la ligne ne fut pas supprimée comme tant de de trains de voyageurs en 1938 avec l'avènement de la SNCF. En 1938, au contraire, on inaugure un nouvel arrêt: celui de la chapelle Saint-Eloi, au Trait, dénommé Charcot. La demande traînait depuis 1926! En revanche, les trains du dimanche sont supprimés. Les cars sont définitivement là. La CNA en propose 27 entre Rouen et Le Havre. La Satos, cinq.

En octobre 1939, les plaintes continuent de pleuvoir. Une heure de retard. Mais la ligne est bientôt fermée au trafic voyageur. Le temps d'une drôle de guerre. Début 40, on récupère les vieux métaux dans toute la France. Le 30 janvier, le maire de Duclair appelle ses administrés à déposer des ferrailles en gare de Duclair où elles seront pesées et mises en wagon.
Le chef de gare est mandaté pour verser comptant 15 F les 100 kg. Sont ainsi récupérées 3,6 tonnes.



Le personnel de la gare de Barentin avant la Seconde Guerre mondiale. De gauche à droite: Charles Vallée qui finira sa carrière comme chef de gare de Caudebec,   Georges Mulot, chef de gare de Barentin et futur maire de la ville ( 1944-1945),  Emile Le Dû. Les autres personnages n'ont pas été identifiés. (Collection: Laurent Martin).
Mais voici qu'une nouvelle guerres nous arrive. Après quoi, ce sera bientôt la fin de la ligne...

Laurent QUEVILLY.