Par Laurent Quevilly-Mainberte
La romancière américaine, Anne Warner, publie en 1906 "Découvrir la France avec Oncle John." Elle y raconte sa journée de la gare d'Yainville à l'abbaye de Jumièges. Là, elle n'a pas tout compris des explications du père Dubuc. Mais son témoignage est précieux. Traduction...

Nous sommes allés à Jumièges aujourd’hui. Oncle l’a trouvé dans le guide et nous avons pris le train de onze heures. M. Porter et son fils sont arrivés en retard, et ont juste eu le temps de monter dans la dernière voiture de troisième classe. Oncle était très contrarié jusqu’à ce qu’on arrive à Yainville où le train s’est arrêté. Et ils sont descendus. Oncle voulait qu’ils montent avec nous et il a parlé avec tant d’insistance à ce propos que le train a failli repartir avant que M. Porter lui fasse comprendre que Yainville était l’arrêt pour Jumièges.

" Yainville is where you get off for Jumièges !"

Yainville a une gare en briques rouges au bord d’une prairie vallonnée et agréable, mais il y a une petite voiture verte pour relier le village à Jumièges. On était tous tassés à l’intérieur, car évidemment, nous ne pouvions pas nous asseoir sur les genoux d'Oncle. Et il ne l’a pas proposé, alors j’ai dû prendre Edna sur moi. M. Porter et son fils connaissaient assez Oncle pour ne pas suggérer de la prendre. 

J’ai cru qu’on n’y arriverait jamais ; c’était si frustrant, car le paysage devenait magnifique et nous ne pouvions le voir qu’à travers de petits triangles entre les épaules et les chapeaux. Le jeune Porter voulait descendre et marcher mais Oncle a dit : « Jeune homme, quand vous aurez mon âge, vous en saurez autant que moi ». Alors, il a abandonné l’idée. Je crois qu’on a été enfermés une bonne heure avant de finalement descendre une petite colline dans un minuscule village et de sortir péniblement à l’air libre.

Nous avons tous poussé des cris d’admiration, c’était vraiment merveilleux. D’un côté, il y avait les collines avec la Seine s’étendant vers Paris ; de l’autre, la forêt, avec les ruines déchiquetées des murs de l’abbaye surgissant au-dessus du feuillage.  Oncle a dit qu’on ferait mieux d’aller voir tout ce qu’il y avait à voir tout de suite. Alors, nous avons emprunté un petit chemin, avec cette drôle d’impression d’être à moitié présents et à moitié dans le passé, mais très contents.

Les Énervés revisités

L’histoire raconte qu’un ancien roi de France prit deux jeunes princes d’une maison rivale, les mutila, les mit sur un bateau et les laissa dériver depuis Paris. Ils descendirent la rivière jusqu’à cet endroit, où ils furent sauvés. En reconnaissance, ils fondèrent un monastère, et leur tombe se trouvait dans l’église, maintenant en ruines. Plus tard, nous avons vu la pierre, avec leurs effigies, dans le petit musée près du portail. Ils étaient appelés « Les Deux Énervés », en référence à leur mutilation. 

Oncle pensait que le mot signifiait « nerveux », et nous l’avons entendu dire à M. Porter : « Eh bien, qui ne le serait pas, dans ces circonstances ? » 

Toute l’abbaye est maintenant la propriété privée d’une dame qui vit dans une jolie maison quelque part, là-haut. Elle a construit le pavillon d’entrée ainsi qu’un petit musée pour les reliques, et a mis fin au pillage des pierres de ces magnifiques vestiges de ce qui devait être un monument vraiment superbe. Je suis sûre que je ne verrai jamais rien d’aussi grandiose ou impressionnant que ce bâtiment tel qu’il est aujourd’hui.

Il est conçu à peu près sur le même plan que la cathédrale de Rouen, sauf qu’elle est conservée et que celui-ci est abandonné depuis longtemps. C’est si curieux de penser au chœur que nous avons vu hier, avec ses chapelles et ses vitraux, et de le comparer à celui-ci, sans toit ni fenêtres, d’où poussent de grands sapins au sommet des murs. Tu ne peux pas imaginer la sensation étrange que c’est de voir des arbres pousser sur des ruines dont les fondations ont été posées par les parents de Charlemagne. Edna et moi étions très émues, et Oncle est resté silencieux un bon moment, avant de simplement dire : « Par tous les saints ! » 

L’herbe pousse dans la nef et le transept, et de grands chapiteaux sculptés émergent ici et là à travers le gazon, avec de la mousse et du lichen accrochés aux côtés ombragés. Les rangées de piliers sont assez régulières, et la série d’arcs au-dessus est encore pour la plupart intacte. Il y avait une troisième et une quatrième galerie au-dessus, et même si certaines parties se sont effondrées, on peut encore très bien voir comment c’était à l’époque. 

Quand on lève les yeux vers le quatrième niveau de colonnes, les murs principaux de la nef s’élèvent encore plus haut ; et en suivant la ligne de crête de leur immensité, on aperçoit les deux tours gigantesques qui montent, montent, droit vers le ciel, avec les corneilles qui tournoient et crient autour d’elles d’une manière étrange et lugubre. Je suis sûre que je ne ressentirai plus jamais ça, même si je vis mille ans. J’étais bouleversée ; j'épouvais quelque chose que je n’avais jamais ressenti auparavant. Je ne sais même pas ce que je ressentais.



Oncle était ravi ; il a soupiré de satisfaction. « Voilà du vrai ! » a-t-il dit à M. Porter. « J’aime ça. On voit bien qu’on n’a pas trafiqué avec ces ruines. » M. Porter a levé les yeux vers le ciel au-dessus et a dit : « Je dirais plutôt qu’on a pas mal trafiqué avec ces ruines. Je parierais que toute la petite ville là-bas a été bâtie avec les pierres de ces murs et des bâtiments du monastère. »

Oncle devient très nerveux à propos de M. Porter Jr., car il se promène beaucoup avec Edna ; donc, on n’a pas eu le droit de sortir de sa vue pendant toute la visite, et nous n’avons pas pu explorer autant qu’on l’aurait voulu. Le petit musée était vraiment très intéressant, et il contenait la pierre tombale de l’un des juges de Jeanne d’Arc. Je me sens très désolée pour ces pauvres juges. Ils ont dû faire ce qu’on leur a ordonné, et ils sont maudits depuis.

Nous sommes rentrés tard dans l’après-midi...


N.D.L.R.

Anne Richmond Warner French (1869-1913) était une autrice américaine humoristique, célèbre pour ses histoires sur Susan Clegg, une femme partageant des potins locaux. Née à Saint Paul, Minnesota, fille d’un avocat, elle épouse en 1888 Charles Elting French, un fabricant de farine de 25 ans son aîné. Ils ont deux enfants, dont un décède bébé. Sa première œuvre est une généalogie familiale (1894). Après un séjour à Tours, France, elle publie son premier roman, His Story, Their Letters (1902). Elle s’installe en Europe, vivant en Allemagne et en Angleterre. Parmi ses romans : A Woman's Will (1904) et The Rejuvenation of Aunt Mary (1905). Elle meurt d’une hémorragie cérébrale en 1913 dans le Dorset. Avant d'écrire son chapitre sur la Normandie, elle s'y est manifestement rendue.

Publié en 1906, Seeing France a pour illlustration de frontispice une gravure de l'abbaye de Jumièges signée Frédéric Rodrigo Gruger et réalisée sans doute d'après photo. Tout le reste du livre est agrémenté de gravures par
May Wilson Preston (1873-1949) illustratrice et peintre impressionniste américaine, reconnue pour ses dessins réalistes dans des magazines comme Harper's Bazaar et The Saturday Evening Post. Elle était engagée dans le mouvement pour le droit de vote des femmes. Dans le chapitre consacré à Jumièges, elle a représenté nos cinq personnages dans les ruines.
La même année, le récit d'Anne Warner parut en plusieurs épisodes dans la revue The century magazine. Gruger
(1871-1953) en est l'illustrateur exclusif et c'est à lui que nous devons une représentation du train en gare d'Yainville. Qualifié "d'artiste pour les artistes", il a illustré les œuvres de plus de 400 auteurs. On lui doit quelques 6 000 dessins, principalement pour l'Evening Post.

Laurent QUEVILLY.

Source


Anne Warner, Seeing France with Uncle John, 1906.
 The Century Magazine