Par Laurent Quevilly-Mainberte




Un siècle durant, sa locomotive a empanaché nos verts pâturages. Arrêt à la gare d'Yainville, le temps de vous conter l'histoire de la ligne Barentin-Caudebec...


 

En facilitant la circulation des marchandises et des gens, la vapeur, sur terre comme sur mer, précipita Révolution industrielle. La France développait le rail avec frénésie. A cet égard, la Normandie ne sera pas en retard d'une gare. Ses trains par contre... 
La mythique ligne Paris-Le Havre, celle de la Bête humaine, fonctionnait déjà depuis 1847. Seulement, elle ne suivait pas le cours de la Seine. Non, elle avalait les hauteurs du plateau cauchois et boudait les localités industrieuses des fonds de vallées. Cette aberration était si criante que, aussitôt remis de la guerre de 70, le Département décida la création d'une voie ferrée d’intérêt local dans les contrées délaissées.

Tout naturellement, on pensa d'abord relier Rouen au Havre en longeant le fleuve. Le conseil général en adopta le projet en 1872. Il le fit avec une telle conviction qu'à Caudebec-en-Caux, on discutait déjà de l'emplacement des rails. Les élus et leurs partisans voyaient le tracé sur les quais et le conseil municipal vota en ce sens le 21 mars 1872. Les opposants, eux, préconisaient en revanche un passage par l'arrière de la ville avec tunnels sous la Vignette et le Calidu pour un débouché vers la Barre-Y-Va. Vain débat. Le projet ne vit jamais le jour.

La Compagnie des chemins de fer de l'Ouest défendait quant à elle l'idée de desservir Duclair et Caudebec à partir de la gare de Barentin. Et tout militait en ce sens. La vallée de l'Austreberthe et celle de la Seine vivaient alors leur révolution industrielle. L'achememinement des matières premières et des produits finis s'en trouveraient ainsi considérablement facilités. Les pêcheurs de Seine, encore nombreux à l'époque, pourraient aussi commercialiser leur poisson vers Barentin et Pavilly. Quant aux producteurs de fruits de la presqu'île de Jumièges, c'était certain, ils allaient développer leurs exportations.

En décembre 1875, le projet est débattu à l'Assemblée nationale. Ecoutons nos parlementaires réunis en commission.

Cet embranchement doit rattacher à la ligne de Rouen au Havre des centres très importants qui ont été laissés en dehors et sur la gauche de cette ligne. La vallée de Sainte-Austreberthe, que la nouvelle ligne doit suivre dans la plus grande partie de son étendue, présente une activité industrielle très remarquable. Quarante-sept établissements échelonnés le long de cette vallée utilisent, indépendamment de la force hydraulique, près de 2.000 chevaux-vapeur. Vingt filatures font tourner 180.000 broches.

Les marchés de Duclair et de Caudebec, sur la rive droite de la Seine, donnent lieu à un mouvement considérable de marchandises dont une partie est destinée à l'exportation. Depuis que des bacs à vapeur, établis à Duclair et à Caudebec, mettent ces deux villes en relations rapides et sans qu'il soit besoin de rompre charge, avec la rive gauche du fleuve, il s'établit, par cette double voie, un courant considérable d'affaires que la ligne projetée aura pour effet de développer dans une large mesure.

Depuis le dépôt du projet de loi, le tracé a été modifié sur deux points avant d'être mis aux enquêtes :

1°) Au point de départ, à Barentin, la ligne, au lieu de descendre à flanc de coteau dans la direction de la Seine pour atteindre, à une grande distance, le talweg de la vallée, se dirige vers Pavilly et revient, par un rebroussement, dans la direction de Duclair. Ce nouveau projet a l'avantage de desservir d'une manière satisfaisante les nombreux établissements industriels situés au fond de la vallée. Le projet primitif avait paru incomplet à cet égard et avait soulevé de très vives critiques dont la compagnie a tenu compte.

2°) Au lieu d'un embranchement sur Caudebec se détachant au Paulu, vers le milieu du parcours, pour franchir le faîte qui sépare la vallée de Saint-Wandrille de celle de Sainte-Austreberthe, on propose de prolonger la ligne de Duclair à Caudebec, par la vallée de la Seine, en passant par Yainville et le Trait. Au moment où le projet a été déposé, cette ligne n'avait pas été mise à l'enquête ; aussi n'est-elle pas comprise au nombre de celles que le Gouvernement propose de déclarer d'utilité publique. Elle figure seulement dans la convention parmi les lignes à concéder à titre éventuel. Depuis le mois d'août dernier, l'instruction a suivi son cours régulier et votre commission a reçu communication d'un dossier complet qui lui permet de se prononcer sur la déclaration d'utilité publique.

L'enquête est favorable au projet que nous venons de faire connaître. Elle conclut seulement à ce que la concession éventuelle soit transformée en concession définitive. Dans ces circonstances, votre commission vous propose de déclarer d'utilité publique le chemin de fer dont il s'agit.

Ce qui fut fait le 31 décembre 1875 et l'on accorda la concession à la compagnie. Restait à soumettre le projet définitif à enquête publique. Celle-ci eut lieu en 1877. Les travaux pouvaient commencer.





Ministre des Travaux publics sous Mac Mahon, Charles de Freycinet, titulaire du portefeuille de 1877 à 1879 rêvait d'une gare dans chaque chef-lieu de canton. A cet égard, la Normandie allait être plutôt rapide. Ses trains par contre...

Lancée en 1879, la réalisation du premier tronçon Barentin-Duclair n'alla pas sans difficulté. Problèmes d'expropriation. Et puis, il y avait surtout cet important dénivelé entre la gare de Barentin-Embranchement et le centre de la commune, autrement dit entre la ligne Paris-Le Havre et le fond de la vallée. On fit venir des terrassiers italiens, espagnols, dont certains feront souche en épousant des filles du pays. 

Finalement, au départ de la gare Barentin-embranchement, agrandie pour la circonstance, on choisit un parcours en pente douce jusqu'à Pavilly-ville où s'effectuera le rebroussement, puis la gare de Barentin-ville, la halte de Villers-Ecalles, les gares du Paulu et de Duclair. 

4 mars 1880. On écrit de Duclair au Journal de Rouen : Les régates de Duclair sont fixées au 4 juilllet prochain, époque où nous espérons voir marcher notre chemin de fer, définitivement jusqusqu'à Duclair.

La date du 4 juillet est choisie afin que les canotiers Parisiens et Rouennais se rendant aux régates du 11 juillet, du Havre, puissent trouver les nôtres en passant.

L'avancée des travaux

2 juin 1880. Le journal les Travaux publics fournit les renseignements suivants sur l’état des travaux de cette ligne, qui est presque terminée. Commencés depuis un an et demi environ, les travaux ont été contrariés par les temps pluvieux de 1879, principalement dans la traversée de Barentin et de Pavilly, où les terrassements à faire étaient considérables. La ligne, en effet, a son point de départ à la gare de Barentin, fort élevé au-dessus de la vallée. Pour aller gagner Duclair, il a fallu aller chercher l’amorcement jusqu’à Pavilly par une pente encore assez sensible.

C'est donc dans les flancs d'un coteau qu’est creusée cette première parce de la ligne, qui a un kilomètre de longueur et aboutit à une gare située à quelques métres près, directement au-dessous de l'ancienne gare de Pavilly, dont elle est séparée par un talus d'environ 75 mètres. Le train qui descend de Barentin à cette dernière gare pour gagner Duclair, repart de Pavilly par la même voie qui l’a amené jusqu à la limite des deux communes (Pavilly et Barentin) où un aiguillage le fait passer sur une voie taillée dans le même coteau que la première, mais au-dessous et en pente inverse, et qui va gagner la grande route de Barentin à Pavilly, à 200 mètres environ du viaduc. Le train se trouve donc amené dans la vallée par un tracé assez bizarre eu forme d Y.

Il traverse la grande route au point ci-dessus indiqué, coupe les prairies situées en contre-bas de cette route et dans lesquelles il a fallu élever un remblai, franchit sur un pont sur la rivière l'Austreberthe, qu il a fallu détourner sur un petit parcours pour n'avoir pas à construire un pont oblique, et de là va longer le coteau opposé, passe sous le viaduc, rencontre de nouveau et franchit un chemin, la route de Saint-Ellier. Là se trouve une hauteur assez prononcée qu’on a dû creuser sur une longueur d’à peu près 450 mètres. Le train, après cette traversée, débouche dans les prairies situées derrière les importants établissements de M. Badin, où l'on a bâti une gare, la gare n° 2 de Barentin. A peu près en son milieu, la tranchée dont nous venons de parler coupe la route nationale de Paris au Havre; il a, en conséquence, été nécessaire de jeter à cet endroit un pont pour rétablir la communication.

A partir de la gare n° 2 de Barentin, les difficultés très grandes jusqu’ici, comme on a pu s'en rendre compte, diminuent. Ce tracé coupe les prairies, traverse auprès du pont de Villiers la route de Barentin à Duclair, suit la vallée jusqu’à Paulu, où il rencontre la route montant vers Saint-Paër. Là se trouvent de nouvelles hauteurs qu’il a fallu creuser dans un terrain de grosses roches qui a nécessité l’emploi de la dynamite. De ce point la voie gagne Duclair sans autres ouvrages que plusieurs passages établis pour l’usage des particuliers dont elle coupe les propriétés.

La nouvelle ligne compte quatre stations : Pavilly, Barentin, le Paulu et Duclair. Les débarcadères pour les voyageurs et les marchandises, ainsi que les maisons de passages à niveau sont construits quelques-unes de ces dernières sont même habitées. Sur tout le parcours de la ligne, la voie est prête à recevoir les rails, travail fait en partie. A Barentin-jonction, on est en train de raccorder la nouvelle ligne avec celle de Paris au Havre. Les clôtures sont presque partout posées et l’on établit la barrière du passage à niveau.

Tout porte à croire que, de Barentin à Dulair, la ligne sera prête pour l’époque fixée, c’est-à-dire pour le 30 juin. De Duclair à Caudebec, on est moins avancé.

Des découvertes

La section entre Barentin-Embranchement et Barentin-Ville fut ouverte le 1er février 1881 aux seuls trains de marchandises. Le 20 juin 1881 a lieu le voyage inaugural entre Barentin et Duclair pour tous les trafics.

Pendant les travaux de terrassement du dernier tronçon, on découvrit, en base de la côte Béchère, une intéressante hachette de silex blanc. Déjà au même endroit, une quinzaine d’années plus tôt, un ouvrier avait découvert quatre épingles en os grossièrement travaillées. Mais on mit au jour aussi, près de la station du Trait, à 33 mètres au-dessus du niveau de la rivière,deux molaires d'Elephas primigenius. L'une de ces molaires, acquise par Bucaille, figure dans les collections du Musée d'histoire naturelle de Rouen. 

Un certain Biochet, notaire honoraire de Caudebec, se rendit sur le chantier, dans la côte Béchère, près Yainville.  Son rapport est lu à la société normande de géologie en 1882: "Ces tranchées sont ouvertes dans la craie blanche à silex en tables, dont quelques bancs plus durs ont reçu, des ouvriers, le nom de bancs jaunes et de M. Ant. Passy, la dénomination de craie subcristalline. La craie, à plusieurs mètres au-dessous de la surface, est fendillée et, comme on dit dans le pays, michée." 

Suit un descriptif très technique. Briochet promet de s'informer "si les travaux du chemin de fer de Barentin à Duclair offrent l'occasion d'autres études, et, en cas d'affirmative, il croit que la Société pourrait faire une fructueuse excursion dans ces parages en suivant, de Barentin à Yainville, le vieux lit de la rivière, alors que, sur l'emplacement de Duclair, il était de 15 à 20 mètres plus élevé qui ne l'est aujourd'hui" 

Bref, ce chantier fait le délice des scientifiques. 

Des amendements au projet initial retardèrent l'exploitation. Mais le 31 juillet 1882, la loco peut enfin pousser jusqu'à Caudebec

Pour suivre : le scond tronçon :