En 1920, la SHEE connut un conflit social au Havre tandis qu'à Yainville se poursuivaient les travaux. En novembre 1920 ont lieu les premiers essais de machines. Parmi les précurseurs, un électricien venu de l'Orne, Arthur Guillaumet Il est attesté à Claquevent le 26 juillet 1919, jour où il épousa une fille du café du Passage, Marguerite Mainberte. Un paysan aura participé à la construction de la centrale. Il se verra consentir un bail de location pour la ferme et les herbages qu'il exploitera de 1921 à 1955.
La mise en service officielle a lieu en janvier 1921. Six chaudières Clarke-Chapman alimentant en vapeur trois groupes turbo alternateurs constituent le cerveau de la centrale. Laboureur compte sous ses ordres 68 agents, dont 53 techniciens. La grande majorité est en effet affectée à la production. Quelques uns à la distribution. D'abord sur le secteur de Caudebec. Et bientôt sur Duclair et Pavilly. A l'entrée de l'usine, tenu par Marie Chéron, le café du Passage va profiter des allées et venues non seulement maritimes mais maintenant terrestres.
Le 23 avril 1921, Laboureur déclara auprès de l'Administration maritime le petit bateau de plaisance qu'il venait de se faire construire sur place, le Cuincy, du port de un tonneau.
Le 26 juillet suivant, le Président Millerand descend la Seine du Havre à Rouen. Tout a été préparé pour saluer son passage. La municipalité d'Yainville et la Havraise ont uni leurs efforts. La grue du parc à charbon est pavoisée et ornée de guirlandes. A ses pieds, les notables, les ouvriers, la population, les écoliers, tous font une ovation...
A partir de Yainville, en 1921, on alimente la région de Barentin, Pavilly, Grand-Tendos, Fontaine-le-Bourg. Une ligne greffée en dérivation à Duclair alimente une filature de Bapeaume. Une autre est alors en construction entre Yainville et Caudebec avec le projet de la prolonger jusqu'à Yvetot pour fusionner avec le réseau de la Compagnie Lebon.
Les outils sont rudimentaires, les moyens de manutention inexistants. Les cadres habitent à proximité. Mensualisés, ils bénéficient d'une semaine de congé par an et d'un logement gratuit en contrepartie d'une astreinte 24h sur 24.. Il n'y a pas de chef de quart et les cadres sont appelés en cas d'incident.
Le reste du personnel, d'abord payé à la semaine, ira chercher son enveloppe tous les 15 jours en 1921. Sur le bulletin de salaire, aucune retenue pour la retraite ! Libre à l'ouvrier d'acheter des timbres-retraite qu'il collera sur son carnet individuel.
On compte plusieurs catégories de prolétaires. Le machiniste touche alors le meilleur salaire. 2,90F de l'heure. Suivent les ouvriers et les chauffeurs, 2,35F, puis les manœuvres et les escarbilleurs, 2,20F. Il faudra attendre 1922 pour que le nombre d'enfants ait une incidence sur la fiche de paye...
Le 9 novembre 1921, le directeur de la centrale épouse au Havre Simone Frémont, la fille d'un dirigeant de la branche charbon de la Worms. Ses témoins sont André Lavotte, fondé de pouvoir dans le port normand et un célèbre horticulteur : Georges Truffaut, un homme qui va énormément compter dans la suite de sa carrière.
Au recensement de 1921, on voit apparaître un autre homme portant le titre de directeur de la SHEE : Gustave Meurin, natif de Calais. il vit en couple avec un fils né à Yainville deux ans plus tôt et sa sœur, originaire comme lui du Nord. Mais au recensement suivant, il est affublé
Dès 1922, la SHEE achète de nouveaux terrains à Claquevent. Un pari sur l'avenir. Quels seront ses gros clients ? Les filatures de Pavilly, les tissages Badin à Barentin et Frémaux au Paulu... L'électrification des communes est lancé. La Havraise, en décembre, demande la concession par l'État de la distribution d'électricité aux services publics de son réseau local. Il y aura enquête dans chacune des communes.
L'éclairage domestique ? A titre d'exemple, c'est en 22 que Saint-Paër décide de s'électrifier. Mais l'engagement financier, environ 500.000 F, représente dix fois le budget de la commune. On ne pourra jamais s'en sortir seul... Autre exemple : Hénouville. Le 28 mars 1922, la commune adopte cette délibération. "Le conseil, partisan de l'électrification de la commune, ne demande pas mieux que de faire partie du syndicat. Mais d'après la réponse faite à M. le Maire par M. l'Ingénieur spécifiant que la commune d'Hénouville se trouve dans un cas particulier par suite du passage d'une ligne électrique sur son territoire décide d'attendre de plus amples explications avant de s'engager..."
Le 24 décembre 1922, Henri Laboureur est attendu comme président d'honneur d'une fête organisée par les anciens combattants de Yainville et Jumièges au profit de leur caisse de secours. Celle-ci a lieu au manoir de l'église d'Yainville, tenu par Émile Carpentier, nouveau maire d'Yainville. Il y a là le Club artistique du Trait, un arbre de Noël pour les enfants, une tombola. Laboureur fera finalement faux bond, absorbé par d'autres engagements. On le voit, Laboureur ne reste pas confiné dans son usine ou sa jolie maison de Duclair. On le verra par exemple impliqué dans une commission d'enquête chargée d'examiner le rachat par le Département de la caserne de gendarmerie de Duclair.
Bolbec, trait d'union entre Le Havre et Yainville
Le 17 septembre 1923, une péniche est amarrée au ponton de la SHEE. On voit son marinier vaquer à ses occupations. Puis il ne donne plus signe de vie. Alors, on le recherche en Seine. Et c'est un marin de La Mailleraye qui découvre son corps à la cale de l'usine Terracini. La victime s'appelait Lucien Pissonnier, originaire de Wormondbt, 26 ans.
En 1923, tandis que de premiers villages sont électrifiés, Le Trait reste sans courant. Qui doit fournir l'énergie ? Qui doit en avoir la concession ? On trépigne, on polémique tout au long de l'année dans les colonnes du journal local. Cette année 1923, en tout cas, la ligne de 30 000 volts reliant Yainville à Caudebec est prolongée jusqu'à Bolbec. Là, la sous-station de la SHEE pourra être alimentée tant par l'usine du Havre que celle de Claquevent. Des aménagements sont réalisés pour que ces deux unités de production puissent se porter secours en cas de nécessité. Cette connexion permettra aussi de mieux gérer l'exploitation de la totalité du réseau.
Au Trait, la Havraise finit par remporter le marché de la production. Une petite partie de la commune fut enfin raccordée en avril 1924. Six mois plus tard, une pétition de commerçants réclamait le courant tandis que les lampes destinées à éclairer la grand route au Vieux-Trait n'étaient restaient dans leurs emballages. Un article rageur du Journal du Trait, et la SHEE y remédia sans trop se presser en posant quelques falots depuis l'église jusqu'au Gros-Chêne. Mais voilà qu'un lecteur proteste. En se rendant au Select-Cinéma, il s'apprêtait à goûter en famille le spectacle annoncé, "au moment précis où il devait commencer, la Havraise, cette merveilleuse compagnie qui doit répandre à profusion, dit-on, la lumière dans notre Cité et c'est, je crois l'avis de notre Maire, avait jugé à propos de fermer ses robinets.... Dans notre sacré pays, nous avons la guigne, le Maire boîte, l'électricité fait défaut, et dire que pour arriver à ce brillant résultat, ils ont mis quatre ans pour se mettre d'accord. Il eut été si simple de prendre l'électricité dans une usine de notre pays que nous connaissons bien et qui, tous les soirs, jouit d'un éclairage parfait." Et c'est signé Un allumeur de bec de gaz. Tandis que de faux courriers de lecteurs continuaient de railler le maire, celui-ci pris, le 9 novembre, la décision d'éclairer l'école des filles.
Le jeune Larcier, 13 ans, était en vacances à Heurteauville (Seine-Inférieure), chez son oncle, M. Bocq, gardien d'un poste de transformation électrique. M. Bocq avait recommandé plusieurs fois à l'enfant de ne pas entrer au poste et surtout de ne toucher à aucun des fils conducteurs. Pendant que M. Bocq était sorti un instant, son neveu, voyant la porte du transformateur ouverte, n'eut rien de plus pressé que d'entrer. Il toucha à un fil supportant un courant de 300.000 volts et tomba à terre électrocuté. Le contact avec le sol occasionna le déclenchement des appareils. M. Bocq accourut et trouva le jeune imprudent inanimé. Un docteur mandé pour lui donner des soins, jugeant des plus graves l'état du blessé, dont tout le bras gauche était brûlé, ordonna son transfert à l'hospice général de Rouen.
La SHEE tisse sa toile
Au Trait, la Société normande de distribution invita les habitants désireux de faire installer l'électricité à se faire connaître avant le 14 juillet 1925. Il y aura donc deux sociétés de distribution dans la cité voisine. Ce qui créera encore une nouvelle polémique, les abonnés à la SHEE payant plus cher que les autres.
L'Etat, incitant les communes à s'électrifier, la SHEE va tisser sa toile. Elle déposa une demande de distribution d'énergie électrique aux services publiques sous le régime de la concession d'État avec déclaration d'utilité publique. La commission d'enquête fut présidée par M. Berge, conseiller général et maire de Saint-Maurice-d'Etelan. Elle comprenait dans ses rangs Henri Denise, conseiller général de Duclair. L'enquête dans les communes du canton eut lieu en août 1925. Avec plus ou moins d'enthousiasme A Berville-sur-Seine, les conseillers municipaux estiment que le courant ne viendra pas jusqu'ici "en raison du peu d'importance de la commune..." Le Trait donnera un avis favorable à l'enquête, jugeant les tarifs acceptables.
20 août, les travaux d'électrification de la cité du Trait sont lancés. "Doit-on le dire, écrit le journal local à l'intention des amoureux, bientôt il n'y aura plus un seul coin d'ombre où les premiers serments pourront être échangés ?"
Le 7 septembre 1925, le navire anglais Moto rompt quatre câbles immergés, ce qui prive de courant une partie des abonnés de la Basse-Normandie durant trois jours .
Curieuse chasse à courre !
Le 30 octobre 1925, Jules Malbrancq, régisseur à Heurteauville des terres de Lemoine, négociant à Rouen, prévient les gendarmes : des sangliers ont été tués... en Seine, face aux propriétés dont il a la charge. Ces animaux avaient été assommés par les ouvriers de l'élévateur situé non loin de là. Mme Malbrancq vit même deux sangliers dépouillés sur l'élévateur même. Par ailleurs, Malbrancq a relevé la trace des bêtes dans la Harelle. Aux gendarmes qui viennent enquêter, Marie Voisin, journalière, précisera qu'en arrivant par le chemin de halage, face à l'usine électrique d'Yainville, elle vit deux marins dépouiller deux sangliers. Pierre Aubert, quant à lui, a aperçu quatre ou cinq sangliers traverser la Seine. Les matelots de l'élévateur mirent alors deux canots à l'eau et plusieurs bêtes furent tuées à coups d'aviron. Trois autres sangliers ont été abattus par le personnel de la SHEE à coups de pince et de pioche et la viande partagée entre les ouvriers de l'usine. L'équipage du Bardouville, port d'attache Rouen, ont également terrassé un animal de quelque 50 livres. La justice est saisie.
Le 28 novembre 1925, l'électrification des dernières maisons de la Cité du Trait s'achève.
Dans la nuit du 22 au 23 décembre, un fil électrique partant du transfo d'Heurteauville et transportant un courant de 5.000 volts à celui de La Mailleraye se rompt. Le disjoncteur fonctionne. Mais, vers 6 h, le courant est rétabli sans que l'on se soit rendu compte de l'état de la ligne, ce qui aurait pu provoquer un grave accident...
Henri Laboureur quitta le pays à la fin de l'année pour rejoindre la Société Truffaut à Versailles. La rosette à la boutonnière, ce petit-fils d'horticulteur finira sa carrière comme PDG de la fameuse jardinerie. Henri Laboureur décédera à Neuilly en 1963. Ses six années à Yainville auront jeté les bases d'un spectaculaire développement.
Un véritable complexe industriel
La commune d'Yainville adhère le 2 octobre 1926 au syndicat intercommunal d'études pour la distribution d'énergie électrique. L'expression "souffler la lumière" va passer dans le langage courant. Comme à Villers-Ecalles, on verra des délibérations interdisant désormais aux enfants de jouer au cerf-volant...
Résidant à Duclair avec sa femme et ses deux fils, Henri Laboureur est à son aise. La famille a trois cuisinières à son service : Fernande Levasseur, Duclairoise, Clara Tschantre, une Suisse de Berne et Henriette Tasserie, native du Houlme.
En quelques années, Claquevent devient une zone industrielle qui comprend :
Une briqueterie. En 1927, pour recycler escarbille et mâchefer, une fabrique de parpaings et de briques siliceuses prend place près de la centrale. Elle produira dès l'année suivante 800 agglos et 10.000 briques par jour. Cette unité sera détruite en 1943.
Une cartonnerie. Toujours en 1927 s'implante la Compagnie internationale des eaux et de l'ozone qui loue à la SHEE deux travées. elle y installe un cartonnerie. Les articles fabriqués ici seront en ozolaque, carton durci par un procédé spécial. On y façonne des plateaux décorés pour les garçons de cafés et maints autres objets : corbeilles à pain, ramasse-miettes etc. Mais aussi des bacs pour pilezs, cartouches etc. Les matières employées, plus économiques et plus solides, remplacent le carton bouilli. Tout fonctionne ici à l'électricité.
Dans un autre bâtiment est le laboratoire de blanchiment à l'ozone. L'ozone blanchit en effet rapidement et à moindres frais, sans pertes la soie artificielle, le lin, le coton. On veillit aussi les bois verts en quinze jours quand il faut dix ans pour obtenir du bois sec. Ces deux unités prendront le nom des Etablissements de la Seine Maritime
Des produits électrolytiques. La SHEE édifie aussi un bâtiment qu'elle loue à la Compagnie des produits électrolytiques. Comme pour la cartonnerie, la Havraise en est actionnaire à hauteur de 1 million de francs du capital. L'entreprise produira de l'oxygène et de l'hydrogène par électrolyse de l'eau. Une fabrique d'acétylène dissous est adjointe à ces ateliers. Grosse consommatrice d'électricité, l'entreprise fonctionne durant les heures creuses de la centrale. Notamment la nuit. Elle sera le cadre d'une catastrophe en 1934.
Une savonnerie.Par l'intermédiaire de cette filiale, la SHEE participera à la construction de la Société normande des corps gras dont le projet sera lancé en 1930. Les trois quarts du capital resteront entre les mains de la Societé Fournier, de Marseille. La Compagnie des eaux et de l'ozone lui fournira les cartons dont elle a besoin. L'appontement de la centrale servira à la réception des matières premières venues des colonies et à l'expédition des produits finis. Après guerre, la Société des Corps gras changera de propriétaire. Mais revenons à la centrale...
Par un décret daté du 21 mars 1927, la SHEE bénéficie désormais d'une déclaration d'utilité publique et d'une concession d'Etat. A cette époque, le chef de secteur de l'usine est M. Gandon. En décembre 1927, il est victime d'un fait divers :
Duclair. — M. Gandon, chef de secteur de la Société Electrique Havraise de Yainville, revenait en motocyclette de Rouen lorsque, arrivé au chemin dit de « l'Anerie», il entra en collision avec une automobile appartenant à M. Pigache, cultivateur à Saint-Pierre de-Varengevlllle. Le choc fut si violent que M. Gandon eut la jambe droite fracturée à deux endroits. Quant à M. Pigache, Il s'en tira indemne. La motocyclette et l'automobile ont été quelque peu détériorées.
Depuis 1916, la vallée de la Seine a changé de phsionomie. : au Trait, à Duclair, La Mailleraye, Yainville, des industries mécaniques, pétrolières, chimiques et électriques, sont venues donner à la région une prospérité considérable. Le paysage partout s'est transformé. Alors, le 27 décembre 1928, à la Mailleraye, est fondée l'Union des Industriels de la Seine maritime. Président : M. de Castelbajac, prési-ent des Etablissements Desgenétais, à Lillebonne ; secrétaire : M. H. Nitôt, ditecteur des Ateliers et Chantiers de la Seine Maritime, Le Trait ; trésorier : M. Delemar, directeur de la Société de La Mailleraye, Le Trait ; secrétaire adjoint; M. Lambert, directeur de la Société Havraise d'Energie Electrique, Yainville ; trésorier-adjoint : M. Jean Latham, administrateur-délégué de la Société Industrielle de Caudebec-en-Caux.
En 1928, la SHEE aura signé un contrat avec la Worms pour l'alimentation des chantiers navals du Trait qui renoncent à produire leur énergie. Dès lors, on envisage l'exention de la centrale pour faire face à la demande, mais aussi de ses dépendances...
Une veuve de guerre en fera les frais. Jeanne Vautier avait été jadis l'employée de Patrice Costé, alors maire d'Yainville et qui tenait une ferme à Claquevent, au bord de la Seine. Ses herbages s'étendaient jusqu'en haut de la côte Béchère. A la mort de Costé, en 1911, Jeanne avait hérité de la propriété. Elle venait d''épouser Louis Raubiet, un ancien domestique natif de Mauny devenu douanier. En 1914, Louis exploitait l'entreprise agricole. Quand il fut mobilisé. Jeanne tint alors seule la ferme. Une partie des bâtiments étaient loués aux Cornet. Il y avait là aussi un pêcheur de Seine nommé Cariel. Hélas, son mari tomba en juin 18 dans l'Oise, si près de la Paix. Dix ans plus tard, sa veuve était expropriée par la SHEE. A l'amiable, espérons-le. Elle alla alors s'établir près du passagee d'eau du Vieux-Trait. Son fils Maurice deviendra d'ailleurs l'un des deux pilotes du bac d'Yainville. Quant à la ferme Costé, elle fut rasée en 1929. Il en subsistait encore un pan de mur après guerre. En 29, la SHEE était donc propriétaire de tous les terrains s'étendant en haut de la carrière jusqu'au passage du Vieux-Trait. Tout cette étendue portait s'appelait jadis "Le Boel" et a disparu de la toponymie locale.
Le logement des agents