En octobre 1843, les deux émissaires mandatés par la commission des Antiquités posent le pied sur la place d'Yainville. D'autres vont les suivre. Et les événements se précipiter...
Lundi
16 octobre 1843. Sous un ciel normand où les nuages
dansent
avec le soleil, deux silhouettes aux allures distinguées
descendent d’une calèche sur la place
d’Yainville.
D'abord Eustache de la Querrière, érudit
rouennais. A sa
façon de balayer du regard la petite tour de
l'église, on
devine un habitué à percer les secrets du
passé.
Idem chez Jean-Baptiste Rondeaux, négociant, avec en plus
cette
petite flamme dans l'œil qui annonce un futur
député. Mandatés par la
commission des
Antiquités, les deux hommes foulent le sol boueux, de cette placette
triangulaire.
Leur mission : examiner l’église
abandonnée,
désaffectée depuis plus de quarante ans et que
les
habitants rêvent de voir renaître. Une
poignée de
villageois les
attend, visages marqués par
l’espoir et
l’inquiétude. C'est que l’enjeu est de
taille : Les
10 000 francs légués par François
Lesain
pourraient sauver l’édifice. A condition
qu’il soit
rendu au culte. Sinon, la somme ira à
l’église de
Jumièges, laissant Yainville orpheline de son patrimoine. Et
sa
voisine n'en fera qu'un bouchée...
Le Conseil municipal, conduit par un maire au front soucieux, accueille les deux érudits avec une politesse crispée. Ce dernier, héritier direct du donateur, s’oppose à la réhabilitation, préférant voir les fonds bénéficier à Jumièges où l’église est bien plus prestigieuse. Mais les Yainvillais, eux, sont déterminés. Une vieille femme, châle serré contre le vent, s’avance et murmure à Querrière : « C’est ici que mon père repose, Monsieur. Nous voulons notre église, pour nos baptêmes, pour nos morts, comme hier.... » D’autres hochent la tête, brandissant une liasse de promesses : 1 500 francs déjà collectés, des bras prêts à charrier pierres et poutres, des charrettes de matériaux offertes. Leur ferveur émeut Rondeaux, qui note mentalement l’élan de cette communauté soudée.
Un trésor abandonné !Les deux visiteurs s’approchent de l’église, petite construction de pierres rongée par le temps. Les infiltrations d’eau ont noirci les murs, et le vent siffle à travers les tuiles disjointes. Pourtant, dès le premier regard, Querrière, connaisseur des monuments rouennais, perçoit une pépite. La tour carrée, dressée comme un gardien, attire son attention. Ses fenêtres géminées, encadrées d’arcades romanes, portent la marque du XIe siècle. Il s’arrête, fasciné, devant une colonne torse au nord, une rareté qu’il caresse du bout des doigts. « Voilà une singularité, Rondeaux ! » s’exclame-t-il, tandis que son compagnon scrute les arcades aveugles et les masques sculptés de la corniche, où une cloche rouillée oscille encore.
Ils pénètrent dans l’édifice, précédés d’un porche en bois aux moulures gothiques du XVe siècle, vestige d’une époque plus prospère. À l’intérieur, l’abside en hémicycle, où trône encore le massif du maître-autel, exhale une solennité ancienne. Rondeaux désigne l’archivolte entre le chœur et l’abside, où des peintures à l’eau d’œuf, ternies mais intactes, dessinent des motifs médiévaux. « C’est un trésor, murmure Querrière, un dernier spécimen de l’art roman dans notre département. » La nef, ouverte par une porte latérale ornée de sculptures Renaissance, semble murmurer l’histoire d’un village qui refuse d’oublier.
Les villageois, massés à l’entrée, observent les deux hommes avec anxiété. L’un d’eux, un paysan aux mains calleuses, désigne le cimetière qui entoure l’église : « C’est ici qu’on naît, qu’on prie, qu’on part. Sans elle, Yainville n’est plus rien. » Querrière, ému, échange un regard avec Rondeaux. Ils savent que l’église, malgré son délabrement, est un joyau archéologique, mais aussi le cœur battant de cette communauté. Ils apprennent aussi que l’ancien presbytère, restitué à la commune par un autre legs, pourrait accueillir un prêtre si l’église était restaurée. Le rêve qui les a accueilli prend forme : un lieu de culte vivant, soutenu par la générosité de François Lesain et l’ardeur des habitants.
De retour à Rouen, le soir même, Querrière et Rondeaux rendent compte à la commission des Antiquités. Les discussions sont animées : tous s’accordent sur la valeur de l’édifice et l’urgence de le sauver. La commission charge Querrière de rédiger un rapport au préfet, un plaidoyer vibrant. Deux jours plus tard, le 18 octobre, il prend sa plume et couche sur le papier l’histoire de cette visite. Il y décrit la tour romane, les peintures fragiles, mais surtout l’âme des villageois, prêts à tout pour leur église. Il évoque le legs de 10 000 francs, menace subtile au maire récalcitrant, et insiste : « Ce dévouement rare, pur, désintéressé, mérite votre protection, Monsieur le Préfet. »
Alors que la plume de Querrière gratte le papier, Rondeaux, à ses côtés, imagine déjà d’une Yainville renaissante, où la cloche répondra à nouveau à celles du Mesnil et de Jumièges. L’église, modeste mais précieuse, pourrait redevenir le phare spirituel et culturel du village, grâce à l’union d’une communauté, de deux savants, et d’un legs providentiel. Reste à convaincre le préfet… et dissoudre l’ombre du maire.
L'affaire du presbytèreLe vieux
presbytère d’Yainville, témoin discret
de
l’histoire villageoise depuis des siècles, aura
connu bien
des vies : demeure de curés, abri charitable, bien national,
puis objet de conflits politico-familiaux. Dernier curé
à
l’occuper, Charles Lechanoine y termina ses jours en paix en
1819, après l’avoir racheté
à la
Révolution. Le13 1843, sa fidèle bonne, Marie
Catherine
Delafenestre, en fait don à la commune, espérant
favoriser le retour d’un culte local. Mais à sa
mort,
survenue dès le lendemain, ses héritiers
contestèront le legs, soupçonnant des
irrégularités. L’affaire fit scandale,
divisant le
conseil municipal et entraînant l’intervention du
Préfet et de la Justice. Si l’issue exacte du
procès reste inconnue, ce legs va concourir en tout cas
à
la réouverture d’une cure. Le vieux
presbytère,
lui, ne retrouva jamais sa vocation initiale. Des années
plus
tard, il céda sa place à la première
mairie et
école d’Yainville : ultime transformation
d’une
demeure chargée d’histoires, à la
croisée
des pouvoirs spirituels, civils… et familiaux. L'affaire
du presbytère
:
Le 21 novembre 1843, dans les bureaux animés de la préfecture de Rouen, une plume officielle se met en mouvement. Une lettre est rédigée à l’adresse du ministre de l'Intérieur, portant en elle toute l’urgence d’une situation délicate.
On y expose d'abord les faits essentiels : à Yainville, petite commune blottie sur les bords de la Seine, subsiste une église monumentale du XIᵉ siècle, encore assez bien conservée pour qu’une restauration soit possible. Selon les estimations, une dépense modeste — 800 francs et quelques — suffirait pour sauver l’édifice. Et, preuve de l’attachement des habitants, une souscription spontanée a déjà permis de rassembler 1.500 francs pour financer les travaux.
Mais les choses se compliquent. L’église appartient légalement, aux termes d’un décret de concession du 30 mai 1806, à la fabrique de Jumièges, et cette dernière ne voit pas d’un bon œil l’idée d’une restauration. Elle serait même prête à mettre obstacle au projet, dans l’espoir de profiter d’un legs de 10.000 francs, laissé jadis à l’église d’Yainville : un legs dont la clause précise qu’il ne sera versé que si l’église est rétablie — à défaut, il reviendrait à Jumièges.
Pour contourner cette opposition et rendre à Yainville son église, le préfet annonce qu’il s’apprête à engager les formalités pour ériger l’église en chapelle communale. La Commission des Antiquités soutient aussi ce dessein. Mais il avertit : ces démarches sont longues, et l’église, déjà menacée, pourrait subir de nouvelles dégradations si l’on n'agit pas rapidement.
Dans ce contexte tendu, le préfet s’adresse avec insistance au ministre : il le prie de lui faire savoir au plus tôt s’il est autorisé à ordonner immédiatement l’exécution des travaux, sans attendre l'avis de la fabrique de Jumièges.
Et
pour achever de convaincre, il ajoute un dernier détail,
lourd
de promesses pour l’avenir du culte à Yainville :
non
seulement le village dispose déjà d’un
legs de 10.000 francs
destiné à l’achat de cloches,
d’ornements et
de tout ce qui est nécessaire au service religieux
mais en plus, Yainville vient de recevoir par testament une maison avec
dépendances pour en faire un presbytère.
Tout est prêt, ou presque. Il ne manque plus qu’un mot du ministère pour lancer la renaissance de l’église...
Le maire semble capitulerLe 7 décembre suivant, devant la commission des Antiquités, Auguste Deville, âme de la Société, rapporte qu’il a visité à son tour l’église d’Yainville. Et de doner quelques détails sur "les curieuses peintures dont elle est ornée, et sur deux autels en pierre qui, par leur simplicité, paraissent du XIe." Il a d'ailleurs invité M. Drouin à faire des dessins, un plan et un devis des dépenses que nécessiteraient les réparations ; Deville tâchera d'obtenir du Ministre de l'Intérieur un secours pour concourir à ces dépenses.
L'affaire suit son cours et les événements se bousculent. Que ce soit au village, dans la capitale normande jusqu'à celle de la France, Paris !
Le 8 décembre 1843, dans les bureaux feutrés du ministère de l'Intérieur, une décision attendue est enfin prise. Le ministre, attentif aux arguments envoyés par le préfet, signe une lettre d’une main ferme : Tanneguy Duchâtel autorise sans attendre l’exécution des travaux de restauration pour l’église d’Yainville. Et pas besoin de consulter la fabrique de Jumièges, tranche-t-il — l'urgence est reconnue. Le ministre juge que l’édifice, au vu des considérations reçues, mérite d’être conservé.
Enfin classée !Mieux encore : Duchâtel annonce avoir inscrit l’église, à titre provisoire, parmi les Monuments historiques.Cependant, il précise que pour que l'inscription devienne définitive, le préfet devra lui faire parvenir des renseignements plus complets, tels que détaillés dans les circulaires en vigueur sur les monuments anciens.
Cette fois, la porte est ouverte à la sauvegarde officielle de l’église, mais le dossier devra être solidement appuyé.
Dès le 9 décembre, à Rouen, l’administration préfectorale se met en mouvement. Un courrier part en hâte à destination de Grégoire, architecte en chef du Département. Il l’informe que, suite à la demande du 21 novembre dernier, le ministre vient d’accorder l’autorisation d’entreprendre d’urgence les travaux de restauration de la petite église d'Yainville.
La Commission des Antiquités, on l'a vu s'était d'ailleurs elle aussi prononcée en faveur de sa conservation. C'est, sensible à cet avis, que le ministre s'est décidé à classer provisoirement l’édifice.
Dans
la lettre, on évoque aussi la mobilisation des habitants :
une
souscription de près de 1.500 francs a
été
réunie pour financer les travaux, et le préfet en
a sous
les yeux le titre formel.
Mais une inquiétude plane : des travaux auraient
déjà été entamés
à la
hâte, sans la rigueur ni l’expertise
nécessaires.
Pour éviter tout dommage irréparable, le
préfet
charge Grégoire de prendre immédiatement la
direction du
chantier.
Il lui demande aussi de dresser un croquis précis des
réparations à effectuer et de lui transmettre
sans
délai ce document. Ce croquis servira de base pour appuyer
une
demande de subvention auprès du Gouvernement, dans
l’éventualité très probable
où les
fonds collectés localement
s’avéreraient
insuffisants.
Pour aider Grégoire dans sa tâche, un petit projet, encore rudimentaire, élaboré par les souscripteurs d’Yainville, est joint au courrier. Tout doit aller vite désormais : l’église, fragilisée par des années d’abandon, attend son salut.
Une unité de façadeLe 11 décembre 1843, nouvelle réunion extraordinaire du conseil d'Yainville chez Lesain. Ordre du jour : entériner le rétablissement de l’église et son érection en chapelle vicariale. On en est déjà à évaluer le traitement du chapelain, les frais annuels d'entretien de l’église et du presbytère. Mais ça, on laissera les esprits supérieurs s'en charger. Manifestemnt, on a enfin retouvé une unité de façade sur l'essentiel : rouvrir l'église « par le motif principal que la commune se trouvera en mesure de profiter de la libéralité faite par Monsieur Lesain. » Voilà un discours que ne tenait pas son héritier voici peu encore. Dans le camp de ses opposants, on crie déjà victoire et Lambert se fend d'un courrier à Rouen au nom des six frondeurs.
Pendant ce temps, les plaintes relayées par Lefort jusqu'au Préfet ont fait leur chemin. Dès le lendemain du conseil d'Yainville, dans les hautes sphères de l'Administration, la question du maintien ou de la supension de Lesain commence sérieusement à se poser. Une enquête s'impose....
Lambert est prévenu !
Si
l’église, cœur
battant de la communauté, criait réparation, il
ne fallait pas
confondre urgence et précipitation. Des travaux
commençaient à se
dessiner quand, le 13 décembre, Guillaume Lambert
reçoit une lettre de
la préfecture qui va doucher les ardeurs. « Toutes
dépenses de réparations intérieures
deviendraient en pure perte »,
prévenait l’autorité, relayant
l’avertissement de Grégoire,
l’architecte en chef. Les murs chancelants et le toit fragile
devaient
être consolidés d’abord, sous peine
d’accidents dont Lambert porterait
le blâme.
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Dans la presse nationale...
![]() Divers incidents compliquaient cette question, et des débats s'étaient engagés pendant lesquels la destruction de l'édifice serait devenue complète. M. le ministre de l'Intérieur a tranché toutes ces difficultés par une décision qui sera louée par les gens de bien, et qui sera reçue avec acclamations dans ce petit pays; il a accueilli la demande de M. le préfet, en inscrivant provisoirement l'église d'Yainville sur la liste des monuments historiques et en autorisant le magistrat à ordonner d'urgence les travaux de réparation que réclame cet édifice. M. le préfet va procéder aux informations nécessaires pour que, sur le rapport de la commission des monuments historiques, le ministre de l'Intérieur puisse prononcer définitivement, s'il y a lieu le maintien de l'église d'Yainville parmi les anciens monuments de la Normandie. |
Le juge de paix enquête
Le
14 décembre 1843, au matin, le vieux juge de paix; quitte
son
étude de Duclair, laissant dans un tiroir de son bureau la
lettre confidentielle du Préfet. On lui ordonne
d'enquêter
sur l'affaire de l'église.
L'air est plutôt doux pour la saison, une
légère
brume flotte au-dessus de la Seine toute proche. Il ajuste son manteau,
monte sur son cheval, et prend sans hâte le chemin de
Yainville,
à peine à une lieue de là.
Le village dort encore sous une lumière grise lorsqu’il arrive. Depeau descend tranquillement de sa monture. Pas de protocole officiel : il est là, assure-t-il, sous couvert d’une simple curiosité personnelle. Il échange quelques politesses avec les premiers Yainvillais croisés, s'imprégnant de l'ambiance avant de commencer son enquête.
Depeau interroge prudemment. D’abord ceux qu’il juge étrangers aux querelles locales : des cultivateurs, des pêcheurs. Plusieurs haussent les épaules ; non, ils n'ont entendu parler d'aucun grief sérieux contre M. Lesain. Pour eux, ces histoires sont des inventions, montées pour raviver de vieilles ambitions.
Mais à mesure qu'il écoute, d'autres langues se délient. On lui rapporte une querelle. M. Lesain, passionné de chasse, aurait eu des mots violents avec deux jeunes gens, Audienne, officier de santé, et Lemançois, clerc de notaire. Tous trois, mordus de chasse, se sont accusés de braconnage et, dans un moment d’emportement, se seraient menacés de coups de fusil. À qui revient la faute ? Impossible à déterminer avec certitude.
De fil en aiguille, Depeau découvre l’autre trame de l’affaire : un récent procès de chasse, intenté par Lesain, aurait rallumé les vieilles rancunes. Des anciens du conseil municipal, frustrés de leur perte d’influence, auraient été chauffés à blanc. On leur aurait promis — qui sait sur quelle assurance — la destitution du maire et, surtout, la réouverture de l’église abandonnée que tout Yainville désire revoir debout.
Avant de repartir, Depeau se rend au pied de l’église. L'édifice est pitoyable. La toiture s'est effondrée par endroits, une muraille menace ruine. Transformée en grange autrefois, elle n'est même plus bonne à cela. Le juge de paix secoue la tête : il n’y a pas besoin de chercher un saboteur ici — le temps et l'abandon suffisent amplement.
Vers
la fin de la matinée, satisfait de ses observations, Depeau
reprend tranquillement a route de Duclair. De retour dans son bureau,
dans le silence un peu froid de l’après-midi, il
rédige avec soin son rapport au Préfet :
M. Lesain, conclut-il, souhaiterait sans doute voir
disparaître
l'église, voisine gênante de sa ferme. Mais il
n’a
pas eu besoin de la saper lui-même. La
vétusté
seule en est venue à bout.
Depeau
signe son rapport avec respect et discrétion, plie son
courrier, et le fait porter à la préfecture.
La mission est accomplie. Yainville, lui, restera encore quelque temps
en proie à ses querelles de clocher.