Par Laurent Quevilly-Mainberte
Elle semble sauvée, la petite église d'Yainville. Semble. Car un obstacle de taille demeure. Et il a un nom : Jumièges...
« Encore un courrier pour toi ! » Guillaume Lambert est devenu le correspondant officiel du "shadow cabinet" d'Yainville. Le 15 décembre 1843, il reçoit une nouvelle lettre de Rouen. On lui retourne cette fois la liste des souscripteurs. Leur message a été entendu. Mais l’Administration a ses exigences. Il lui faut un double de cette liste pour ses archive. Prudence et rigueur avant tout ! De plus, pour que les fonds soient utilisés à bon escient, quand les artisans présenteront leurs mémoires de dépenses, Lambert est prié de veiller à ce que la somme soit bien versée dans la caisse municipale avec une affectation claire.
Enfin, on demande bien-sûr à Lambert d'informer ses cosignataires de tout celà. Une invitation polie, mais ferme à respecter les rouages de la bureaucratie, tout en saluant l’engagement d’une communauté unie pour sauver son clocher.

Le Préfet se confie au Ministre


Si le combat semble gagné avec panache, un vulgaire conflit d’intérêts ne risque-t-il pas de réduire en poussière un trésor historique et les espoirs de tout un village.


Le baron Dupont-Delaporte

Le 18 décembre, le baron Dupont-Delporte reprend la plume avec ferveur. Porté par l'élan des Antiquaires, l'ardeur des Yainvillais et ses propres convictions, le Préfet écrit cette fois au ministre des Cultes, Nicolas Martin du Nord. L'homme porte bien son nom et il faut tout réexpliquer à ce Chtimi. Une origine que partage avec lui le baron. Yainville, cette commune, nichée près des rives de la Seine, abrite une église du XIe siècle, un joyau normand à l’intérieur, certes dépouillé, mais dont le vaisseau, avec quelques réparations, pourra défier le temps. « Ce monument historique, fort rare, mérite qu’on arrête sa ruine », plaide-t-il. La souscription spontanée des villageois a largement dépassé le devis. Les travaux, prêts à démarrer, ne pèseront donc pas sur les finances communales. Pourtant, un nuage sombre se profile...

Que va dire Jumièges !


Le baron fronce les sourcils, relisant un décret daté du 30 mai 1806. L’église d’Yainville, se souvient-il, appartient de droit à la fabrique de Jumièges. Yainville lui est rattachée pour le culte.
Alors, la question le tourmente : « Ai-je le droit d’ordonner la restauration de la dite église sans consulter la fabrique propriétaire ? » Interroger Jumièges, c’est ouvrir la porte à un refus. « Si je la consulte, son avis sera certainement défavorable, on conçoit effectivement que le clergé de Jumièges craindra que les réparations de l’église de son annexe ne soient un premier pas vers une mesure d’indépendance. » Pire encore, un intérêt pécuniaire motive cette opposition.
Le baron est meilleur en Droit civil qu'en généalogie : « M. Lesain, père du maire actuel d’Yainville (sic), a donné par testament à titre gratuit une somme de 10 000 francs destinée à l’achat de cloches et ornements affectés à l’église d’Yainville si celle-ci est rétablie et, dans le cas contraire, réversible en faveur de la fabrique de Jumièges qui a accepté ce legs conditionnel en vertu d’une ordonnance royale du 30 janvier 1828. » Ainsi Jumièges, en bloquant la restauration, pourrait s’arroger cette fortune.

Tout plaide pour la restauration



L’indignation monte dans la voix du Préfet. Laisser s’effondrer ce pan d'histoire normande, contre l'avis des Antiquaires, ce serait trahir un gouvernement qui chérit ces monuments, ce serait faire fi des dernières volontés d'un défunt, anantir les sacrifices consentis par les Yainvillais. Et jugez de leur ferveur. « Ces derniers jours, pour justifier l’universalité du sentiment qui anime les habitants de cette petite commune, un d’eux vient de lui faire donation par acte authentique de la propriété d’une maison et dépendance située dans cette localité et ci-devant à usage de presbytère, à la condition de reprendre la même destination. » Ce geste, solennel, scelle bien leur détermination. Et il est signé Mlle Delafenêtre...
Nicolas Martin du Nord., Mnistre des Cultes.

Une injustice flagrante



Un projet astucieux germe alors dans l’esprit du préfet : transformer l’église en chapelle communale. Mais là encore, Jumièges dressera des obstacles, lors des enquêtes nécessaires. « Faudra-t-il que par l’effet d’une résistance d’intérêts pécuniaires, la commune d’Yainville qui se montre si digne d’intérêt, soit dépouillée des avantages que lui assure à la fois les intérêts de la science archéologique et les sacrifices multiples de ses habitants ? » La question, vibrante d’injustice, résonne comme un cri.

Pourtant, le baron ne désespère pas. Il scrute le Droit, cherchant une issue. « Un doute me vient sur la nécessité de s’appuyer sur l’adhésion de la fabrique chef-lieu, dans cette instruction et dans l’autorisation à donner par les restaurations de l’église d’Yainville. » Le baron s'interroge à voix haute : « En premier lieu l’intérêt général ne peut-il pas justifier les mesures de conservation de cet édifice, même malgré la résistance du propriétaire, la fabrique ? »

Une leçon de Droit


Puis, il creuse encore plus sa réflexion, s'appuyant sur une circulaire du ministre de l’Intérieur du 23 juin 1838. Oui, les édifices antérieurs à 1806 appartiennent aux fabriques chef-lieux, mais bon, ce droit est-il absolu ? « En second lieu, si une administration fabricienne était aujourd’hui instituée à Yainville, ne serait-ce pas à celle-ci que reviendrait la propriété comme la possession de l’église du lieu ? »

La réponse, il la trouve dans une ordonnance de 1820, renforcée par un précédent à Victot en 1825. Ce texte autorise à transférer des biens d’une fabrique paroissiale à une chapelle ou succursale. « Ces deux questions trouvent leurs solutions dans une ordonnance réglementaire du 28 mars 1820 qui permet de distraire des biens et rentes possédés par une fabrique paroissiale pour les affecter à une succursale ou chapelle, tout ou partie des dits biens et rentes provenant de ces succursales ou chapelles. » Préfet est un métier...

Proposition d'arrêté


Fort de ce fondement, le baron trace son plan : « Si, en droit, vous partagez mon avis à cet égard, je donnerai suite immédiatement

1) en autorisant les restaurations urgentes de l’église d’Yainville

2) en provoquant l’érection en chapelle communale de cette même église après l’accomplissement des formalités prescrites. »

 A l’ombre des pierres séculaires d’Yainville, on reste maintenant suspendu au bon vouloir de Paris. Que la justice triomphe, que les résistances de Jumièges se lèveent, et que l’église, portée par le souffle ardent de ses défenseurs, défie le temps pour l’éternité. D'ici là, les événements nous réservent encore des surprises.

Laurent QUEVILLY.




SOURCES

Documents numérisés aux archives départementales par Josiane et Jean-Yves Marchand.

Les textes originaux :
   



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