Emile Ruault ayant résilié son bail, Célestin-Léon Lévesque reprend le Passager d'Yainville en janvier 1903. Pour Sept ans. Ce vieux rafiot racheté par les Ponts & Chaussées appartient au Département. Traversée de l'aube du siècle au Front populaire...
En 1903, la liste électorale d'Yainville fait encore apparaître Emile Ruault comme " patron batelier ". Batelier, un métier encore florissant à Yainville. Aux carrières, on compte Eugène Vauquelin, né en 1858 à Quetteville, Calvados, Auguste Leprince, né à Caumont en 1873, Pierre Guéroult, né à Jumièges en 1853 ou encore Albert Larchevêque, né à Villequier en 1852. Et puis il y a Emile Mainberte, mon grand-père. Lui, soit il navigue en fraude, soit il est privé d'embarquement. Son nom se fait rare dans les registres de l'Inscription maritime. Et pourtant, nombreux sont les actes de la mairie d'Yainville qui le qualifient de batelier...
Ces hommes sont en tout cas à dissocier des marins du bac d'Yainville qui désarme le 2 janvier 1903. L'équipage, durant l'année écoulée, aura été successivement composé de Lainé, Caudron, Deconihout et Lechevalier. Le 2 janvier, Ruault met sac à terre, simplement secondé par un mousse de 15 ans.
Patron Lévesque
Pour 1903, la
direction des Pont & Chaussées rachète
donc le Passager
d'Yainville à Ruault et en confie le
commandement à Célestin-Léon
Lévesque. Son bail court
du 1er janvier
1903 au 31 décembre 1909.
Lévesque arme le navire le 3 janvier 1903 avec
pour matelot Eugène Lechevalier, né
à
Guerbaville en 1887. C'est le mousse entrevu tout à l'heure. Lévesque rachète par ailleurs à Ruault le Passager du Trait. |
Né à Duclair en 1874, Célestin Léon Lévesque est le fils d'un ouvrier tonnelier de Saint-Paul marié sur le tard à une jeune marchande de légumes. Le père Lévesque avait alors 55 ans. Son fils aura été plus précoce. Il s'est marié à 29 ans à Bérénice Vittecoq. |
On notera que le Passager d'Yainville a été construit au Trait tandis que le Passager du Trait l'a été à Yainville. C'était en 1885. La construction navale n'est pas encore éteinte dans la carrière de Claquevent. En 1903, un navire y est encore lancé : la Lucienne, du port de un tonnerau et demi. Son commanditaire est Lucien Lefebvre, employé des Ponts & Chaussées. Sans doute pour la petite pêche...
![]() |
![]() |
![]() |
![]() |
Accident près de la cale
Suivons maintenant le bac d'Yainville au fil des ans...
1904 : Le Passager d'Yainville est désarmé le 3 janvier et réarmé le 4. Le patron Lévesque a pour matelots Lechevalier, Pierre Julien et Henri Georges Mauger, né à Yainville en 1886. Ce dernier, orphelin de père à deux ans, est d'une grande famille de marins dont je descends. Le matelot Mauger partira bientôt faire son service militaire...
Le 23 mars 1904, la péniche française Bienfait d'une mère remorquée par L'Hermine alla buter, à la suite d'une embardée, contre un trois-mâts anglais au mouillage, à 700 mètres en amont du passage d'Yainville. Une énorme voie d'eau s'étant déclarée, la péniche sombra instantanément. Cette péniche fut remise à flot et ramenée à Rouen le 27 avril suivant.
Mort de l'aide-passeur...
1905 : désarmement le 9 janvier, réarmement le 10. Même équipage.
Le mercredi 10 mai 1905, à 5h du matin, Louis Lefebvre, charpentier, se rend à son travail quand, sur le chemin de halage, près du passage d'Yainville, il découvre le cadavre d'Albert Deconihout, journalier de 55 ans. La veille, c'était le marché à Duclair. Deconihout avait aidé Lechevalier à passer les voyageurs d'une rive à l'autre. Au soir, il était ivre et le passeur l'avait abandonné sur la rive, pensant qu'il regagnerait son domicile. Quand le corps de la victime sera transportée chez Guérin, le maire d'Heurteauville, le Dr Pasquier, de Guerbaville, diagnostiquera une congestion alcoolique.
1906 : Désarmement le 9, réarmement le 10. Lévesque, Lechevalier sont avec Louis Cotelle, né à Moulineaux en 1860, Eugène Dezaille, né à Rouen en 1881, Victor Fontaine, né à Sainte-Marguerite en 1889, Louis Petit, novice, né au Mesnil en 1889.
1907 : Désarmé le 9, réarmé le 10. Lévesque, Fontaine, Petit...
1908 : Désarmé le 9, réarmé le 10. Equipage : Lévesque, Savary, Fontaine et Alfred Levreux, né à Hauville en 1882. Cette année-là, Léveque écope d'une amende au tribunal correctionnel pour délit de chasse.
1909 : Désarmé le 9, désarmé le dernier jour de décembre. Lévesque, Savary et Levreux sont portés sur le rôle d'équipage.
En octobre 1909, Savary s'occupe du passage du Trait. Après avoir commis quelques larcins et bu beaucoup d'eau de vie, Augustine Egret s'introduit dans son local pour y dormir. Savary l'enferme. Elle brise la chaîne à son réveil. Augustine est une ville connaissance. Native de Bliquetuit, elle a été un moment bonne chez le bras droit de Guilbert, aux carrières d'Yainville.
1910 : Armé le 1er janvier avec Gustave Chéron pour patron. Lévesque, son bail terminé, rejoint Gustave Alfred Mauger comme second patron sur le bac de Duclair ou Mauger a alors pour matelots François-Marie Deunf, un Breton, Alfred Lecat, de Berville et Adolphe Taulin, de Fécamp.
Sur le Passager d'Yainville, le maître à bord est à présent mon grand-oncle...
Patron Chéron


![]() |
La maison de Gustave Chéron et d'Adèle Rotou, dite "Tante Marie-Gus". Ils ont pour voisin leurs cousins Mainberte. C'est l'une des habitations du village de Claquevent qui fut rasé après-guerre. Marie-Louise Mainberte et son mari, Marius Hangard, leur succédèrent un temps dans cette habitation. |
Au hameau du Passage du Trait, Louis Vigier et son épouse habitent à titre gracieux une maison prêtée par la veuve Jeremy Feuillye. La voilà qui vient critiquer le manque d'entretien de la haie. Mme Vigier appelle son mari qui bouscule sa propriétaire. Celle-ci réplique par trois coups de plat de serpe sur l'épaule de Vigier. Elle croyait en avoir finir. Une demi-heure plus tard, le passeur l'empoigne par les épaules et l'envoie rouler dans les orties.
En novembre 1910, Alfred Levreux se fait voler son paletot en toile cirée sur la cale du passage du Trait, à Heurteauville. Pour 6 F de préjudice, la gendarmerie enquête...
Le Passager désarme le 3 janvier 1911 et réarme le 4. Le 22 suivant, Gustave est de nouveau porté sur le registre des inscrits maritimes.
Le naufrage du bac
Hélas, le vieux bachot de Gustave fit naufrage. On en construisit un nouveau. L'affaire est évoquée au conseil général le 26 avril 1911.
M. DENISE, au nom de la quatrième Commission, présente le rapport suivant :
MESSIEURS,
M. le Préfet nous communique un rapport par lequel MM. les Ingénieurs de la 4e section de la navigation de la Seine exposent que le nouveau bac d'Yainville, dont la construction a été votée dans notre dernière session, est actuellement en service.
Il nous soumet également une lettre par laquelle Mme veuve Frébourg, qui a construit le nouveau bac, offre d'acquérir l'ancien pour la somme de 75 francs, en prenant l'engagement de remettre à l'Administration les barres de pied et quelques ferrures des mâts pouvant servir dans d'autres bacs.
Votre quatrième Commission vous propose d'accepter l'offre de Mme veuve Frébourg aux conditions énoncées et autoriser M. le Préfet à approuver la soumission destinée à régulariser cette vente.
Les conclusions du rapport sont adoptées.
M. DENISE, au nom de la quatrième Commission, donne lecture du rapport suivant :
MESSIEURS,
Dans votre séance du 27 septembre 1910 vous avez décidé l'inscription, au budget de 1911, d'un crédit de 4,000 francs pour le remplacement du bac à rames d'Yainville, et vous avez autorisé M. le Préfet à passer un marché de gré à gré après appel à la concurrence entre les divers constructeurs. Mme Frébourg, entrepreneur de charpente à Duclair, a présenté seule une soumission ne dépassant pas le crédit voté par votre Assemblée; cette soumission a été acceptée par délibération de votre Commission départementale, le 27 janvier dernier.
Il résulte du rapport de MM. les Ingénieurs que ce projet ne comprenait pas la fourniture de diverses pièces d'armement destinées à remplacer celles de l'ancien bac trop usagées et perdues pendant le naufrage de ce dernier et dont on peut estimer le coût à la somme approximative de 150 francs.
D'autre part, la soumissionnaire devait fournir le bac dans un délai de soixante-cinq jours, à dater de la notification de l'approbation de son marché, étant entendu que pour chaque journée dépassant ce délai, elle aurait à payer 12 francs et que par chaque chaque journée gagnée il lui serait alloué une prime d'égale importance. Or, Mme Frébourg a devancé de huit jours le délai qui lui était imparti, elle doit par suite bénéficier de la prime prévue de 12 francs par jour, soit une somme de 96 francs..
Dans ces conditions, votre quatrième Commission a l'honneur de vous demander de bien vouloir décider l'inscription au budget supplémentaire du présent exercice d'un crédit spécial de 246 francs, représentant approximativement le montant du surcroît de dépenses qu'aura nécessité le remplacement du bac d'Yainville.
Le rapport est adopté.
1911 : Le Passager désarme le 3 janvier. Armement le 4. Aux côtés de Gustave Chéron : Alfred Levreux, demeurant à La Mailleraye, matelot et Louis Viger, demeurant toujours à Heurteauville.
1912 : Désarmement le 3 janvier, réarmement le 4. Le bac est dit annexe du Trait. Guyomar, le syndic des gens de mer de la Mailleraye précise que les trois hommes d'équipage répondent aux critères de la loi en 1908 en matière de professionnalité et d'activité. 12 janvier 1912 : le vapeur anglais John-Mary-Church, montant à Rouen, s’est échoué dans la nuit de jeudi à vendredi, à 200 mètres en amont du feu de Yainville. Un remorqueur de Rouen est parti sur les lieux d’échouement. On craint que le vapeur ne soit gravement avarié.
Comme en 1903, Emile Mainberte, mon grand-père, sera porté sur les listes électorales de 1913 avec la qualité de batelier qui s'applique souvent au personnel des bacs, les autres marins étant appelés mariniers. Or, il n'apparaît dans aucun rôle d'équipage.
Levreux se noie !
1913 : Désarmement le 3 janvier. Réarmement le 4 avec les mêmes : Chéron, Viger et Levreux. Mais le matin du mardi 11 mars, on retrouvera le cadavre d'Alfred Levreux, 30 ans, contre la digue, à La Mailleraye. La veille, à 10 h 30 du soir, il avait quitté la maison de sa mère. On suppose que c'est en descendant l'escalier près dequel était amarré sa barque qu'il s'est noyé. Levreux fut considéré comme débarqué le 13. Le 20, Alfred Mille prit sa place. Il est né en 1887 à Haucourt.
En juin, l'ancien passeur du bac du Trait, L.A. V. est pincé par les gendarmes. La nuit, il passait d'Heurteauville au Trait des biches et des cerfs tués en forêt de Brotonne par des braconniers pour les remettre à un automobiliste qui attendait sur l'autre rive et dont il jure ignorer le nom.
1915 : Désarmement le 3 janvier, réarmement le 4. Alfred Emile Mille, né en 87 à Haucourt et Louis Albert Viger sont matelots.
1916 : Désarmement le 3 janvier, réarmement le 4. René Roger Lemoine, né en 99 au Trait, est mousse.
1917 : armé le 4 janvier. Lemoine, novice. Désarmé le dernier décembre.
Le retour de Lévêque
1918 : armé le 1er janvier.
Un vieux de la Seine
En ces années 20, les enfants d'Heurteauville fréquentent l'école d'Yainville. Alors, ils prennent le bac matin et soir. Aux grandes marées descendantes, par fort courant, il faut, sur la rive d'Heurteauville, haler le bac sur 300 mètres en amont pour lui permettre de compenser le courant et arriver ainsi, en biais, à la cale d'Yainville. " Alors les gamins de l'école, raconte un ancien à Alain Joubert, tout le monde tirait dessus, tirait le bac avec la corde... et puis le père Chéron dit :
— Bon, ça va suffire pour traverser, tout le monde à bord !
On prenait la corde, tout le monde sautait là et puis après, fallait sauter sur les avirons. Tous ceux qui voulaient passer, ils sautaient sur les avirons. Puis, allez, vas-y que j'te tire pour juste avoir la cale de l'autre côté."
Parfois, par vent d'ouest, le passeur établissait une voile sur le plateau, « parce que le père Chéron, c'était un vieux de la Seine, alors il mettait une voile là. Alors, il y avait encore un inconvénient parce que... il voulait pas démolir le bac en arrivant dans la cale, fallait pas arriver 'core trop vite, mais y connaissait tellement les astuces des courants et des remous et puis tout ça y savait... »
Le bac de Yainville allait se développer avec les activités qui s'implantent à Claquevent: la centrale électrique, la savonnerie, l'huilerie... Mais aussi avec les chantiers navals du Trait. Chaque matin arrivent des ouvriers. A pied, à vélo...

Le 24 avril 1918, Henri Denise intervient au conseil général :
"Les passages d'eau de Duclair, de Caudebec-en-Caux et de la Mailleraye, desservis par des bacs à vapeur, et ceux de Jumièges, d'Yainville et de la Bouille, desservis par des bacs à rames, n'ayant pas été adjugés le 11 septembre dernier, vous avez, par une délibération du 2 octobre suivant, délégué à la Commission départementale les pouvoirs les plus étendus pour statuer sur leurs conditions d'exploitation à partir du ler janvier 1918.
En vertu de cette délégation, cette Commission a, dans ses séances des 30 novembre et 21 décembre 1917 décidé, faute de soumissionnaires, que l'exploitation des passages d'eau d'Yainville et de la Bouille serait assurée en régie par les soins et sous le contrôle du Service de la navigation de la Seine, 4e section, et autorisé l'imputation des dépenses sur les crédits prévus pour subvention aux fermiers. Pour Yainville, le crédit inscrit au budget de 1918 sera suffisant."
Le départ de Gustave
Le Passager d'Yainville fut désarmé le 5 décembre 1918. Mais un mois plus tôt, allez savoir pourquoi, Gustave embarqua comme matelot sur le vapeur Saint-Simon. Il en descendit le 2 janvier 1919. Le Passager d'Yainville réarma donc le 6 décembre 1918 avec le retour de Levesque pour patron.
De cinq ans en cinq ans, une commission fluviale accorde le pilotage du bac de Yainville par adjudication. Lévêque et Chéron furent les derniers passeurs de Yainville à la rame. En plus de la barque pour les piétons, le passage d'Yainville fut doté d'un plateau pour les voitures à chevaux. Pénible métier. Il faut parfois une demi-heure de traversée. Le passage d'animaux remuants, de trop forts courants peuvent s'avérer une épreuve.
1919 : Le Passager désarme le 5 décembre pour réarmer le 6 avec Lévesque pour patron.
1920 : René Lévêque fils se maria le 21 août à Barentin avec Blanche Ducroq. Désarmement le 5 décembre, réarmement le 6 avec Lévesque. Le 22 eurent lieu en préfecture les adjudications pour les bacs pour 5 ans à compter du 1er janvier 21. La subvention devant servir de base à l'adjudication était fixée à 3.600 f à La Fontaine et La Roche, 9.000 au Mesnil, 10.000 à Jumièges, 20.000 à Yainville, 4.200 au Trait. L'adjudication allant à celui qui demanderait la moindre subvention. Pour concourir, il faut un certificat du maire de capacité, moralité et solvabilité. Il faut aussi évaluer la perception que l'on compte faire du bac la première année compte-tenu des tarifs annexés au cahier des charges.
Nouveau naufrage
En 1920, il fut question de supprimer le bac de Jumièges. La demande émanait d'Heurteauville. A Yainville, Gustave Chéron n'était pas contre mais son bac était déjà très chargé. Il faudrait alors le motoriser pour faire face au surcroit de trafic.
Chargé, le bac d'Yainville ? On peut le croire, car il sombra le 22 mai 1921. Mais manifestement, il fut abordé par le Cosmos.La motorisation
Alors, en
cette année 1921, le maire d'Heurteauville se rapprocha de
celui d'Yainville pour demander la motorisation du nouveau bac dont on
avait déjà lancé la construction. Ce
qui fut écouté d'une oreille attentive. A
Yainville, on considère en effet "que le bac
à rames est très lent, sujet à de
fréquentes interruptions dues au vent et aux courants
souvent violents. Que les dépenses ne seraient pas
exagérées attendu que la construction du bac
détruit n'est pas encore
commencée et qu'il pourrait être facilement modifié
en cours d'exécution..."
Ce qui fut fait. Mais immédiatement, cette même année 1921, la commune du Trait loucha sur cette nouvelle embarcation. On venait d'avoir l'idée de créer un marché dans la cité des chantiers. Les élus traitons demandèrent alors que le bac à moteur d'Yainville vienne remplacer le bachot à rames traiton manœuvré par Albert Bidault, natif d'Yville. Arguments : la Seine y est moins large, le courant moins fort. "Il y va de l'intérêt des ouvriers qui travaillent aux chantiers et des cultivateurs." La demande resta lettre morte sur le bureau du préfet.
Au recensement de 1921, Gustave Chéron apparaît comme manœuvre à la centrale électrique.
Le petit port d'Yainville gardait une activité. Un peu plus de 17.000 tonnes de marchandises entrées et sorties en 1921, 14.000 en 1922.
Gustave Chéron fut encore rayé de l'inscription maritime le 15 avril 1922, "étant resté trois ans sans naviguer". Ou donc était-il ? Le 24 mai 1922 eurent lieu les communions à l'église dYainville. Renée Lévesque, la fille du passeur, était parmi les communiantes. Elle remettra une petite image pieuse, souvenir de ce jour, à son amie d'enfance, Andréa Mainberte, partie à Boscherville où elle communiera à son tour quatre jours plus tard.
Le
Passager d'Yainville désarma le 5
décembre 1922 pour réarmer le 6, patron
Lévesque.
Le dimanche 24 décembre 1922, Carpentier ouvrit sa ferme pour un concert organisé par la caisse de secours de l'association des anciens combattants de Jumièges-Yainville et environs. Pierre Chéron, mon grand-oncle, en était le secrétaire. On dressa une grande tente qui fut archi-comble. Il y avait là un sapin aux branches desquelles pendaient des jouets. Des lots de la tombola étaient également exposés Ce fut le club artistique du Trait qui anima la soirée.
En 1923, le procès concernant l'abordage du bac d'Yainville par le Cosmos était toujours devant les juridictions. Par bail allant du 1er janvier 1921 au 31 décembre 1925, le fermier du bac était toujours Lévêque. Les deux bachots à rame appartenaient au département. Le fermier du Mesnil était alors Duval, celui de la Roche Mme Deshayes, de Jumièges Persil, du Trait Aubert.En juillet 1923, un concours fut lancé pour la construction d'un canot à moteur devant remorquer le bac à voitures d'Yainville. Sa coque devra être métallique et très robuste, d'une longeur d'environ 6 m et d'une largeur d'1,70 m. Tirant d'eau : 0,50 m. Sa forme devra être appropriée en vue du remorquage à la traîne ou en couple d'un bac en bois de 12,60 m, large de 4,10 m, tirant d'eau 0,50 m. Déplacement en charge : 8 tonnes. Puissance maximale du moteur : 12 HP.
L'assemblée des moissonneurs se tient le 16 septembre 1923 chez Legendre, à Heurteauville, près les passages d'Yainville et du Trait. Tout commence en début d'après-midi par la bénédiction d'une gerbe à l'église puis son exposition au débit. Concert, attractions diverses, bal sous tente, illuminations. Le passage est assuré toute la soirée.
Le 1er octobre 1923, Henri Denise, conseiller général, fit cette requête au Département : MM. les Ingénieurs signalent qu'ils ne disposent d'aucun matériel de rechange pour les six bacs à rames du Département et que, lorsque des réparations sont nécessaires à l'un de ces bacs, le service doit être suspendu. Ils estiment qu'il y aurait intérêt à faire l'acquisition d'un bac à rames destiné à servir d'élément de rechange et présentent à cet effet un projet en vue de la construction d'un bac semblable à celui qui a été mis en service à Yainville, en remplacement de l'ancien bateau coulé le 22 mai 1921. La dépense est estimée à 25.000 francs, y compris une somme à valoir de 3.000 francs ; il y a lieu d'ajouter une somme de 500 francs pour indemnité proportionnelle aux Ingénieurs.
Le Passager fut désarmé le 5 décembre 1923 et réarmé le 6 avec Lévesque.
Le 9 juin 1924, on fêtait la Sainte-Austreberthe à Heurteauville. Illuminations, bal le soir, un passage d'eau était assuré "en face la mairie pendant la durée de la fête".
Le 17 juillet 1924, Gustave Chéron reprit son métier de marin. Il s'embarqua comme matelot patron du canot Sainte-Marie jusqu'au 4 novembre avant de poser encore sac à terre.
Le vieux Passager d'Yainville fut désarmé le 4 décembre 1924. Il obtint encore deux permis de circulation et sera définitivement rayé de la liste des bâtiments fluviaux le 28 décrembre 1928, soit 70 ans après le lancement du navire de ce nom à La Mailleraye.
Le nouveau bac
Entre temps, retardée, la mise en service du canot automotorisé tractant le bac eut enfin lieu le 6 décembre 1924. Le patron déclaré au moment de l'inscription fut Lévesque. Le Yainville accuse 3,5 tonneaux. Le canot fait aussitôt des envieux. Comme Albert Bréant, le maire de La Bouille, qui vient sur place admirer l'embarcation et fait délibérer son conseil le 14 janvier suivant pour en obtenir un canot similaire. Dans la cité d'Hector Malot, il entrera en service en juilllet 26.

On le verra plus loin, la navigation avait ses risques. A commencer pour les usagers lorsque leur voiture descend la courte cale de Yainville à forte déclivité et rencontre la contre-pente du tablier.

Le 16
août 1925, une tragédie mit en
émoi tous les passeurs. Ce jour-là, le
charbonnier Borthwick percuta
le bac de Caudebec démuni de feux. Son patron, Jean-Marie Le
Verge,
avait bu. Quatre morts... Leroux, maire de Caudebec, ne dut
son
salut qu'en s'accrochant à l'ancre du charbonnier. |
1er avril 1925. La centaine d'Inscrits maritimes des Ponts et Chaussées travaillant à Rouen, Moulineaux et Yainville sur des dragues, chalands et remorqueurs, déclenche une grève pour obtenir 2 francs de plus par jour sur leur indemnité dé nourriture qui atteint 7 fr. 25. Barillon. Ingénieur en chef, reçoit les délégués, l’administrateur de la Marine demande des instructions au Ministère. |
Le retour de Gustave
5 décembre 1925 : retour sur Seine de Gustave Chéron comme patron du bac d'Yainville. Le 18 décembre 1925, un an après sa mise en service, le canot automobile fut suspendu pour 15 jours afin de réviser le moteur. La bac continua de fonctionner à la rame durant cette période.

Le 22 décembre, un nouvel accident refroidit tous les usagers des bacs. A Saint-Adrien, on déplore neuf victimes. Du coup, sous le pseudonyme de Quivoitout, un lecteur du Journal de Duclair déplore que le bac venant de Berville et ayant coupé la route à un vapeur, on entendit une voix demander aux bateliers d'allumer leurs feux de position. "Etaient-ils allumés ? Ne l'étaient-ils pas ? A qui de droit de juger... Néanmoins, cela peut donner à réfléchir à celui qui doit emprunter ce moyen de transport."
Au recensement de 1926, le patron d'Yainville est toujours Léon Lévesque, Gustave Chéron est sous ses ordres, ou du moins en est-il second patron. Hélas, le 22 mars, René Lévesque, le fils de Léon, décéda à 22 ans à Yainville, laissant Blanche Ducroq pour veuve et une fille prénommée Denise.
Chéron encore patron
Le 5 décembre 1926, le réarmement du bac fut encore fait au nom de Lévêque. Mais Gustave en est le patron. Lévêque, lui, va mourir le 6 mars 1928. Gustave Chéron n'était pas le fermier en titre du bac. Mais Mme Lévêque. En témoigne cette délibération municipale du 16 juin 1928 :
"M. le maire expose que le service du bac n'est pas assuré en correspondance avec le train de 19h30. Or cette heure n'est pas tardive dans la saison d'été. Il serait donc de toute première utilité que les habitants de la rive gauche puisse rejoindre leur domicile de retour par ce dernier train.
D'autre part, ce service occasionnant une présence plus longue aux employés du bac, il est logique de leur accorder une juste rémunération.
Le conseil, oui les explications de M. le maire, considérant la nécessité absolue de ce passage et considérant que le tenancier du bac n'est pas tenu, d'après le cahier des charges, à un service après 20h donne un avis favorable à l'octroi d'une indemnité supplémentaire à Mme Levesque, indemnité motivée par la présence supplémentaire de l'équipage de son bac."
Pour
l'année 1927, la
subvention départementale allouée au fermier du
passage
s'éleva à 72.600 F. Ce fut plus que
prévu
compte-tenu du prix de l'essence, des allocations familiales au
personnel... Le cousin Victor Mauger, 51 ans, assure quant à lui le passage entre Heurteauville et Le Vieux-Trait. Le mercredi 15 février 1928, deux jeunes ouvriers des ACSM, habitant Pavilly, débarquent rive gauche : Fernand Hurel et Albert Bonvoisin. Hurel trouve le prix du passage, 2 F, plutôt excessif. Il demande le cahier de réclamations. Notre Victor refuse et donne pour toute réponse une gifle à son interlocuteur. L'autre réplique par un coup de poing. L'affaire en serait restée là si Mauger n'avait pas été conter sa mésaventure à la gendarmerie... |
Les
différents bacs...
Quelle est la situation des bacs en 1928. Trois sont à vapeur : Duclair, La Mailleraye et Caudebec. Celui de Quillebeuf a un moteur à essence avec transmission électrique. A Yainville, La Bouille et Dieppedalle, le bac à rames est ermorqué par un canot automobile tandis qu'une vedette remorque celui de Croisset. Enfin le Mesnil a un propulseur à essence et Amfreville attend le sien. Les autres sont toujours à rames. |
Le cheval sème la panique
Le lundi 15 décembre 1928, a 17 h 30, Joseph Mouchard, journalier de 31 ans, rentre chez lui à Heurteauville après sa journée de travail et s'embarque sur le bac d'Yainville. Il prend place à l'avant. Derrière lui : deux attelages, ceux de MM. Duval et Lacorne, tous deux cultivateurs à Heurteauville. Il y a aussi quelques piétons comme Albert Duchêne, mécanicien dans la même commune. A l'arrivée du bac, avant que la queue ne soit complètement baissée, Duchêne saute à terre. Mouchard s'apprête à l'imiter lorsque le cheval de Duval part comme une flêche. Son propriétaire qui le tenait par la bride n'aura rien pu faire pour le retenir. Comme la roue de la voiture hippomobile est encore calée, le mouvement inattendu du cheval déporte le véhicule sur la gauche par un brusque écart. Pris en écharpe par la roue, Mouchard fait un demi-tour sur lui-même et a la jambe coincée contre la queue du bac. Maçon à Heurteauville, Robert Dupré se porte au secours du blessé en compagnie de Duchêne et de Marcel Virvaux, journalier à La Mailleraye. Allongé sur le bord de la cale, il recevra les premiers soins du Dr Escande qui constate une double fracture de la jambe gauche, une plaie superficielle à la jambe droite, une autre à la main gauche. De quoi l'empêcher de travailler durant trois mois. Enquête de la gendarmerie.
Baignade tragique
Cimentier travaillant à Yainville pour le compte de l'entreprise Marion, Jean Silvestre, 18 ans, prend un bain en compagnie de camarades. Frappé de congestion, il coule à pic. Dactylo, Mlle Lestonnet donne l'alerte et Lévêque se porte avec le bac au secours de l'infortuné. 10 minutes plus tard il le ramène sur la berge. Mais la mort a fait son œuvre. Constat du Dr Roussel, enquête de la gendarmerie.
Saoûlot sur l'eau
Le 6 décembre 1929, Victor Mauger est "encore" ivre. Si bien que le passage entre le Vieux-Trait et Heurteauville est assuré ce jour là par Alexandre Levreux, qu'il paye pour le seconder. Vers les 17 h, Mauger monte en barque mais perd les avirons. Le voilà à la dérive. Seul. Ainsi passa-t-il la nuit dans son embarcation. Edmond Beaudoin, chef d'équipe aux Pont-et-Chaussées, signale aux gendarmes la disparition du passeur. Mais celui-ci est parvenu à regagner son domicile au petit matin. Interrogé, il jura de sa plus grande sobriété la veille. Seulement, il collectionne les plaintes contre lui concernant la qualité de ses prestations. Un procès-verbal est dressé.
A la suite de cette affaire, Mauger a perdu son emploi de passeur. Et une tringle en bois de 6,50 m de long, volée devant chez lui. Cette fois, c'est lui qui porte plainte.

A Yainville, en 1930, Gustave Chéron se fit construire un barque de pêche sous le nom de Désiré n°1. Si l'on se fie au registre hors classe de l'inscription maritime, Gustave n'était plus patron mais matelot du bac en 1928. Il aurait effectué sa dernière traversée le 2 décembre 1930. Le 4 janvier 1931, il mena une campagne de pêche sur la Désirée qui le mena jusqu'au 6 janvier 32, jour où il posa officiellement sac à terre. Il fut rayé de l'Inscription et son embarcation fut dépecée en 1933.
Entre temps, on se soucie de la sécurité liée aux bacs. Des accidents ont été déplorés à Duclair, à la Mailleraye. Une tournée d'inspection voit le préfet Desmars passer par Yainville en février 32 en compagnie de Malartic.
Novembre 1932, le passeur du bac d'Yainville est Ismaël Billard, 34 ans. Ayant entendu que l'instituteur d'Heurteauville avait frappé son fils, il alla trouver lemaître d'école et lui flanqua son poing dans la figure. M. Delahaye alla porter plainte aux Gendarmes. Voici les faits rapportés par l'Abeille cauchoise :
Les fraques du fils du passeur
Ce n’est pas une manière de faire. — N’en dé.plaise à son père, le jeune Billard est un petit garnement et l’instituteur, M. Delahaye eut tout à fait raison de lui faire les observations qu’il méritait à la suite de la plainte de Mme Aubert.
Ne s’était-il pas avisé, à plusieurs reprises, de lancer son chien sur la petite-fille de cette dernière à sa sortie de l’école ? Mieux, ne s’amuset-il pas, malgré les observations réitérées qui lui étaient faites, de, poursuivre l'enfant et de lui enlever son cache-nez ?
Gaminerie, direz-vous ? Oh ! sans doute, ce n’est pas un crime, mais il était juste que l’instituteur, en l’occurrence, lui fasse les remontrances voulues.
M. Delahaye lui donna même un petit coup du livre qu’il tenait à la main ! Ce n’est pas bien grave, mais ce n'eut pas le don de plaire au père qui, survenant sur ces entrefaites, aligna, lui, un maître coup de poing dans la figure du maître.
Il eut tort, infiniment, d’abord parce que c’est un acte défendu par la loi, ensuite parce que ce geste enlevait toute autorité à l’instituteur devant ses élèves.
Et c’est la raison pour laquelle M. Delahaye déposa une plainte entre les mains des gendarmes de La Mailleraye-sur-Seine.
Indiquons que M. Billard, 34 ans, passeur au bac d Yainville, qui est parfaitement considéré, regrette son acte. Souhaitons que les ennuis que lui cause sa vivacité lui servent de leçon.
La fin de Gustave Chéron
Un homme fini, Gustave ? Que nenni. Aux élections municipales de 1935, après Albert Brunet qui obtint 83 voix, Gustave Chéron arriva en seconde position avec 74 suffrages devant Augustin Bidaux, 72, le maire Jean Lévêque et Albert Lecanu, 70. Suivent : Pierre Le Dozé et Dominique Piot, 69, Georges Riaux, 59, Louis Colignon, 57, Alphonse Grain, 55.
Aux côtés de Gustave Chéron son fils assurait le passage du bac mais aussi Emile Bidaux, en 1936. Gustave était alors adjoint au maire d'Yainville quand il mourut. Le 20 décembre, le conseil désigna Brunet pour le remplacer à ce poste. Il refusa...
Pour suivre: Bernard Chéron ►
Délibérations du conseil municipal d'Yainville, numérisation Edith Lebourgeois, transcription Laurent Quevily.
Alain Joubert, L'autre côté de l'eau.
Jean-Pierre Derouard (Un passage de la Basse-Seine, Jumièges, Les Gémétiques, 1993, Bacs et passages d'eau, Berthout, 2003).
Le XXe siècle des enfants en Normandie, Marthe Perrier, Corlet.
Martial Grain: registres des délibérations de la communes de Jumièges.
Archives Quevilly, Chéron.
Inscription maritime. Notamment le rôle d'immatriculation des bâtiments de commerce, fol 66, n° 197.