Gustave Chéron mourut à 59 ans en 1936. Formé et affecté à ses côtés, son fils aîné, Bernard prit alors la relève car la commission fluviale accordait la priorité aux membres de la famille d'un passeur. Mais le vieux bac en bois avait fait son temps.

Le 15 mai 1937, on passa commande d'un plateau métallique de 15 tonnes de port et d'une vedette. Le conseil général, pour ce navire de traction, vota un crédit de 160.000F. Il y ajouta 180.000F pour allonger les cales afin de permettre la continuité du service lors des basses eaux. Jumièges et le Mesnil étaient également concernés par ces travaux. Ces cales sont perpendiculaires au fleuve et offertes aux courants traversiers. Alors il faut deux rangées de ducs d'albe pour protéger.
Sur la photo ci-dessus prise sur la cale, Bernard Chéron, à droite, est aux côtés de Pierre Macchi dont l'épouse tient le café du Passage.

Lors de sa session. d'octobre 37, le Département décida de l'acquisition pour 1938 de quatre nouvelles barques destinées à remplacer celles de Duclair, La Mailleraye, Le Trait et Yainville.
Ce qui fut acté en avril 38. Les travaux entrepris suspendirent le passage du bac du 25 au 31 juillet 1938. Le passage pour piétons fut assuré en barque.

Le 9 novembre 38, Malartic fait voter de crédit de 180.000 pour l'aménagement des cales d'Yainville, Mesnil et Jumièges. Une étude sera lancée pour protéger Yainville et Ambourville des dégâts de la Seine.



Le 19 novembre 1938, Bernard doit faire face à une importante voie d'eau qui se déclare à bord. "On a bien tenté des traversées avec un autre vieux bac en bois. Mais à peine l'avait-on mis en route qu'il fallut constater que l'on jouait de malheur. Un cheval frappa un peu fort le plancher et celui-ci céda aussi aisément qu'au lien d'être en bois il eût été en margarine." 

Le 6 décembre 1938 et le 21 mars 1939, Le conseiller général, Malartic, fulmine dans les colonnes du journal de Duclair. "Allons-nous continuer à traverser la Seine sur des bachots antiques et périlleux en laissant inemployés un bac métallique et une vedette de 45 chevaux commandés le 15 mai 1937!" 

Le bac était bien construit. Mais sa vedette tardait à s'achever. Alors, en attendant, on l'accoupla à un petit remorqueur du port de Rouen. 


Bref, ces courtes traversées, une à l'heure, l'autre à la demie, étaient plus périlleuses qu'il n'y paraît. "Et ce camion gazogène qui a démarré avant l'accostage! Les roues avant étaient en dehors du tablier. J'ai eu le réflexe d'aborder la cale avec précaution et le camion est sorti indemne de sa fâcheuse position."


La guerre 39-45


Et puis ce fut encore la guerre. Douter de son issue n'est pas recommandé. En mars 40, sur le bac d'Yainville, un habitant d'Heurteauville tient des propos défaitistes. Dénoncé, il fait l'objet d'une enquête de la gendarmerie et passe en correctionnelle.

Bernard Chéron fut mobilisé. Le 13 août 1940, à Sainte-Foy-la-Grande, le lieutenant commandant la 659e batterie  antichars "certifie que le canonnier de 2e classe Chéron Bernard, matricule 4394, de la classe 1931, rappelé sous les drapeaux le 4 mai 1940, estprésent à la batterie depuis le 21 mai et aux armées depuis le dit jour."

Mais la guerre est finie. Bernard va regagner Yainville. A Claquevent, le café du Passage a été déserté par les Chéron, partis en exode. Raphaël Quevilly et son épouse Andréa Mainberte ont rouvert l'établissement afin d'empêcher les Allemands de s'emparer du local...

Le 30 août 1940, voici quelle est la situation des passages de notre région. Ceux de La Mailleraye, Yainville, Jumièges et du Mesnil sont assurés par simples bachots à rame en attendant la remise en état des bacs. A Caudebec, un bac métallique permet de passer des camions d'une demi-douzaine de tonnes mais il est à l'usage quasi-exclusif de l'armée allemande.


Le 8 novembre 1941, les travaux d'allongement de la cale nécessitèrent l'arrêt du bac remorqué pour les voitures durant deux mois. Le passage par bachot pour les piétons fut étendu aux heures où fonctionnait le bac à voitures. Le bac remorqué fut affecté à Jumièges durant les travaux.


1941 : la Seine charrie des glaçons.


Le bac coulé !
En 1942, Maurice Raubiet vint seconder Bernard Chéron. Puis vint 44, les avions alliés qui pilonnèrent la centrale prirent également le bac pour cible. Il s'agissait de contrarier le repli des Allemands.
Ce jour-là, c'est Maurice Raubiet qui était de service. Le bac alla par le fond au niveau du café du Passage. Un Allemand fut tué, le patron du bac blessé à la jambe par un éclat d'obus. Ce fut le père Thiollent, paysan du bas de la côte Béchère, qui le ramena dans un fauteuil roulant jusqu'à sa maison du Vieux-Trait.


Passage des troupes alliées, fin août 44

On utilisait une vedette métallique construite aux établissements Claparède, à Argenteuil, en 1931. L'embarcation coula, touchée par tribord par une roquette tirée par un Tiphoon. Elle ne fut relevée en 2013 et conduite au musée du Taillis.

Dans les mois qui suivirent, le bac étant hors service, on usa d'un bachot. Pierre Raubiet se souvient: "Bernard Chéron et mon père réparaient les barques dans un atelier près de la cale et derrière cet atelier il y avait une dizaine de baraquements ou vivaient des familles de sinistrés."

Voici quelle est la situation des bacs en septembre 45. Un bac à vapeur de Duclair remplace celui de Quillebeuf en réparation, à La Mailleray, Duclair, La Bouille et Grand-Couronne fonctionnent des bacs remoqués. Celui de Caudebec est coulé, celui de Berville hors d'usage, celui de Duclair chaviré. On a tenté une fois de le relever. Il faudra recommencer...



Durant la guerre, Bernard Chéron avait perdu son certificat de capacité de capitaine mécanicien. Il le repassa le 16 décembre 1947 et le décrocha haut la main. Car c'était un marin. Un vrai marin. Comme ses collègues de Jumièges et du Mesnil: André et Raoul Marin, André Aubert, André Allain, Albert Groult Raymond Guillot, Albert Petit...


L'équipe de Yainville, elle était composée de sept bonshommes qui travaillaient par bordées de trois. Bernard Chéron était premier patron, Maurice Raubiet second, Gaston Levasseur, dit René, troisième patron. Les matelots ? Teinturier, Maire, Raymond Gaudu, de Duclair, Mas, Aigret, Philippe Levasseur, le fils du troisième patron, Caron, Gelmy...


La nouvelle centrale en construction

Les ricaneurs peuvent moquer ces navigateurs qui auront avalé la Seine exclusivement dans le sens de la largeur. Il faut du métier pour composer avec le courant, les glaces, comme en 1939, année où le fleuve charria des glaçons. Et puis ce brouillard, ce sacré brouillard. Un jour, dans le coton, le bac de Jumièges dériva, victime d'une panne de moteur. Alerté, Bernard Chéron se porta à sa recherche au son de la cloche. "Nos boussoles ne valaient pas les radars de maintenant. Alors, il arrivait que des péniches qui ne se signalaient pas nous frôlent dans le brouillard. Si nous avons accosté quelques fois un peu à côté des cales, jamais on ne s'est perdu."

Bernard est au gouvernail. A bord, deux hommes accueillent les quatre voitures, font payer les véhicules immatriculés hors de la Seine Maritime. La vedette appareille en marche arrière et, parvenue au milieu du fleuve, change de bord pour faire face à l'autre cale. Pour cela, les matelots décrochent l'une des deux amarres. "Les 45 chevaux de la vedette donnaient tout ce qu'ils pouvaient... C'est une manœuvre que l'on répétait à chaque traversée, c'est-à-dire toutes les demi-heures et on n'a jamais eu de pépin."

  

Dans les années 50...


Quand le mascaret vient finir sa course autour de la presqu'île pour mourir à Duclair, Bernard accueille la barre de face, au milieu du fleuve. Car le flot reste violent sur la rive. 

Sur cette carte postale, le coloriste des éditions Gaby s'est totalement planté. Il a confondu les gerbes d'écume avec de la végétation...

De chaque côté, l'équipage dispose d'un abri où les passagers trouvent également un pan de toit et un banc. A Heurteauville est un hôtel, le café Legendre. Côté Yainville, le café du Passage. Les passeurs ne risquaient pas de mourir de soif. Le café Legendre sera désaffecté. Celui du Passage démoli. 

Près de l'abri est une estacade, avec sa bouée de sauvetage, son canot à rame. 

Robiet et Levasseur

Août 1949 : Mme Vve Emile Godefroy remercie les équipages des bacs de Caudebec-en-Caux, la Mailleraye, Yainville, Duclair, ainsi que l’atelier et les bureaux de la subdivision de Caudeôec-en-Caux, pour la collecte, ainsi que tous les amis de son regretté mari, Emile Godefroy, venus nombreux à ses obsèques.

J'ai lu quelque part qu'en 1957, on équipa les tabliers du bac de releveurs hydrauliques, ce qui soulagea le travail des matelots. Pierre Robiet, le fils de Maurice, a travaillé sur les bacs de Yainville et du Mesnil durant l'été 1962. Il dément cette affirmation: "A ma connaissance seulement un des trois bacs remorqués avait un système de treuil manuel manœuvré par un seul homme pour relever les tabliers. Les autres étaient munis de simples palans frappés au bout des bras de tabliers qui, eux, étaient munis de contre-poids."

Chéron, Levasseur et Aigret...

1957 : le péage est établi sur les bacs en vue de la mise en service du pont de Tancarville. Le 14 août, quelqu'un écrit sur le livre de réclamations du bac d'Yainville: "La Seine est redevenue une frontière, frontière économique, s'entend". 

Le bac était tenu à une trentaine de passages quotidiens. "On avait la visite d'un inspecteur de la navigation tous les ans, se souvient Bernard Chéron. Quelques-uns parmi nous avaient des petites fermes au bord de l'eau. Le fruit y vient si bien...

 


A partir de 1973 apparaît une nouvelle génération de bacs à passerelle automoteurs. "Finis les bacs remorqués, finis les bacs hors d'usage..." Apparaîtront aussi les radars. Bernard Chéron a 62 ans. On voit ci-dessous sa silhouette après sa toute dernière traversée.

A la retraite, le capitaine continuera de naviguer. A Saint-Valéry-en-Caux, il possédait un petit canot pour la pêche en mer. Il l'avait construit de ses mains et lui avait donné le nom de Goéland. Il succédait à un plus petit dénommé le Marie-Christine prénom de sa petite fille.

J'ai beaucoup aimé "mon onc' Bernard", son épouse, Marguerite, leur fille, Christiane, ma cousine si gaie. J'ai été baptisé le même jour que sa communion. J'avais alors trois ans. Avec son aube blanche, je pensais qu'elle se mariait. 

Enfant, le capitaine Bernard était un peu mon héros. Chaque fois que mon père empruntait le bac, je me faisais une joie en espérant qu'il serait de service. Et il était de service. Massif, placide, souriant derrière la vitre de sa vedette. Alors, il arrivait qu'il m'autorise à monter à bord. Le plus grand des privilèges! Coiffé de sa grande casquette à galon, je posais un moment mes mains sur la barre, près des siennes qui gardaient le cap. J'avais l'impression de commander un porte-avion. Dix ans plus tard, j'ai effectivement barré le Foch. Je tairai cette expérience pour ne pas ternir le prestige de ma famille.

 Bernard Chéron vivait dans une belle vieille maison yainvillaise, rue Pasteur, face au calvaire et la maison de la mère Greux. Elle fut un temps la mairie-école de Yainville. Je me souviens de sa grande cuisinière en fonte sur laquelle je regardais courir les gouttes d'eau. Depuis la mort de son père, il avait pris en charge sa maman, la fameuse Tante Marigus. Elle est morte en 1964 rue Pasteur.

Bernard Chéron entretenait une fort joli jardin ordonné autour d'une petite fontaine. Son verger était aussi pour moi un terrain d'aventure peuplé de poules et de lapins. Dans son atelier, il fabriquait des maquettes de bateaux. Comme son père dont il conservait la maquette du Quevilly. Un jour, à force d'insister, il me donna l'ébauche d'une barque peinte grossièrement en blanc et plantée d'une tige de fer couronnée d'une rondelle. Un truc mal dégrossi. Mais le plus beau des cadeaux. 

Il nous arrivait de réveillonner chez lui d'une bonne dinde rôtie. Un bonheur. Et puis, il avait la télé avant l'heure. 

 Revoir mon oncle en uniforme au volant de sa Dina Panhard puis de son Aronde grise reste une image gravée dans ma mémoire. C'était un homme d'une infinie gentillesse. Sans malice aucune. Quand Marguerite vint à disparaître, il se retira à la maison de retraite de Caudebec où je lui ai rendu visite. De grandes baies vitrées s'ouvraient sur le fleuve.  


Le dernier passage du bac bac à vedette photographié par Serge Baliziaux.
Cliquer sur la pellicure pour l'agrandir


Voilà, notre croisière s'achève ici. Depuis, d'autres ont écrit la suite... LIRE : 



Sources


Jean-Pierre Derouard Histoire d'un passage d'eau, Jumièges
J.P.Derouard et G. Fromager: Histoire des bacs de Seine (Le Chasse-Marée
Gérald Wenderickx, petit-fils de Bernard Chéron.
Jacques Derouard: Simples notes sur le Trait
Alain Joubert, L'autre côté de l'eau.
 La Seine, Mémoire d'un fleuve, SER
Gilbert Fromager: Histoire du bac de Duclair (Les Gémétiques
Gilbert Fromager: Le canton de Duclair (1925-1950).
Le Trait, cité nouvelle, Paul Bonmartel
Jumièges, Congrès du XIIIe centenaire.
Marthe Perrier, le XXe siècle des enfants en Normandie.
Souvenirs de Marie-Louise Mainberte
Souvenirs de Pierre Raubiet, fils de Maurice Raubiet
Fonds inconographique de Jean-Claude Quevilly
Archives Chéron-Quevilly.




NB : Non loin de là, la barque du Trait effectua son dernier passage le soir du 29 février 1980, sans doute par manque d’usagers, estime Jean-Pierre Deroutard, mais aussi peut-être par la difficulté de trouver un passeur.

Brunet : je recherche de vieilles photos sur Heurteauville pendant la guerre. Mais également des photos sur les maisons d'avant pour voir l'évolution de Heurteauville.


Eric : Auriez vous plus de renseignement sur le bateau qui tracté la barge jusqu'à 1973 ? Fabricant, année de construction, documents techniques, manuel d'utilisation... etc




Haut de page