Veillée funêbre
Le manoir de la VigneVeillée funèbre. Pour le Roi, six ans de bonheur viennent de s’évanouir. Abattu, Charles VII en décide ainsi : le cœur de la Belle restera à Jumièges. Son corps retrouvera Loches. Deux sépultures, c’est le privilège des grands de ce monde. Alors, le médecin doit percer les flancs d’Agnès, fouiller ses entrailles. Puis on embaume son corps avec du poivre d'Afrique. La jolie morte est coiffée, une mantille dorée vient orner sa chevelure. L'abbé Jean de la Chaussée a bien commandé le velours souhaité par Agnès pour sa chapelle mortuaire. Son corps est entouré de prières.

Charles et sa cour resteront encore une dizaine de jours à Jumièges. Il y signe la révision du procès de Jeanne d’Arc. Honfleur va enfin tomber. « C'est un peu de moi-même que je vous abandonne », lâche-t-il aux moines en quittant l’abbaye. Etienne Chevalier chemine vers la Loire pour ramener la dépouille. Après ce tourbillon de six semaines, les Bénédictins retrouvent leur tranquillité monacale.  Fourbus, crottés, deux moines franchissent la porterie de Jumièges. « Nous arrivons de Loches ! » Ils savaient leur bienfaitrice ici. On les a mandatés pour une affaire à régler.

— Hélas, soupirent leurs frères normands, hélas…  

L'argent par les fenêtres
 

 Désormais, l’abbaye de Jumièges va bénir le Roi et sa maîtresse comme ses plus grands bienfaiteurs. Leurs écus tombent à point nommé dans cette maison ruinée par la guerre. Un mois ne s’est pas encore écoulé depuis le départ de Charles. Le 14 mars, les moines signent une lettre patente où ils s’engagent à élever une sépulture pour Agnès, à chanter ses louanges à perpétuité. (1)

Parvenu à Alençon, Charles jugea ses libéralités un peu courtes. Le 22 mars, il fait venir à lui l’abbé de Jumièges :

— Je porte à 800 écus le legs de Mademoiselle Sorel. En contrepartie, vous m’ajouterez dans vos prières, moi, mes successeurs et mes devanciers.

Dans son élan de générosité, Charles accorda 13 acres et demi de prés dans la seigneurie d'Anneville. Sans frais d'amortissement ! La Chaussée se frotte les mains. Dunois leur a déjà donné du bien à Anneville.

800 écus! L'abbaye engagea immédiatement des dépenses. D’abord dans de coûteux voyages auprès des légataires d’Agnès. Les moines vinrent les trouver les bras chargés de cadeaux. Agacé, Etienne Chevalier refusa quatre aulnes (2) d'étoffe écarlate destinées à sa dame. La tête basse, on les ramena chez le marchand.

             Agrandir l’épitaphe

Un premier versement de 400 écus arriva. Il fut mis en sûreté dans un coffre. Le capitaine de Roulleboise avait ses habitudes à l’abbaye. Il débarque un jour, flanqué d’un compère malfaisant. Le crocheteur eut tôt fait de mettre la main sur 120 écus.

Les 400 écus restant furent bientôt versés. Ils déclenchent de joyeux chantiers. Les charpentiers restaurent les halles de Duclair. A l’abbaye, on refait l’infirmerie, les cuisines, la nef, les chapelles. De l’argent va au labour des vignes. Au manoir d’Agnès, la galerie est  réparée. Réfection aussi du manoir de la Poterne, à Rouen. Des draps de velours donnés par la « Demoiselle de Beaulté en son vivant », on fait des vêtements: chapes, tuniques, dalmatiques. Le tailleur encaisse. La donation couvre aussi un voyage de l'abbé auprès du roi à Chartres. Avec six hommes et chevaux. Puis à Bourges pour 100 écus. Plusieurs hommes furent encore envoyés au roi avec des frais de route. On a aussi un prieuré dans la forêt de Bretonne. Le Torp. Il est délaissé depuis vingt ans, du jour où son fermier y a mis le feu par accident. A moins que ce ne soient ces diables d’Anglais. Mais bon, on va le relever à grands frais. 100 écus encore iront à l'érection d'un colombier à l’abbaye et d'une galerie couverte pour relier le réfectoire aux cuisines. Allez, on achète une maison à Duclair. On verse la rançon de quelques religieux. Bref, Jean de la Chaussée finit par dépenser plus qu'il n’a reçu.


On marquait le premier ou le second anniversaire de la mort d'Agnès quand un magnifique retable vint, sans doute sur ordre du roi, décorer la chapelle du manoir de la Vigne. Une trentaine de plaques émaillées représentent la Passion.

Etienne Chevalier y a veillé. Dans la grande église de l’abbaye, le tombeau d'Agnès est maintenant en place. On le trouve au beau milieu de la chapelle de la Vierge. Entouré de grilles. C’est d’abord une belle dalle de marbre noir. Onze pieds de long, six de large et la hauteur d’un homme. Dessus, une statuette de marbre blanc représente la Belle à genoux, offrant son cœur à la Vierge Marie. Au pied du tombeau, un second cœur de marbre blanc symbolise celui du roi, brisé de douleur. Bientôt, les ciseaux du sculpteur vont graver cette épitaphe sur deux plaques de cuivre: "Cy gist Agnès Seurelle, en son vivant dame de Baulté, de Roqueferrière, d'Issoudun et de Vernon-sur-Seine, piteuse entre tous les gens et qui largement aumosnoit de ses biens aux eglyses et pauvres..."

Un bon siècle plus tard, le tombeau d'Agnès est profané. 1562, les Calvinistes forcent les grilles, emportent tout : statuette, cœur, plaques. Ils ne laissent que la dalle funéraire.

C’est à cette époque que le poète Jean Le Baïf visite Jumièges et porte ses pas jusqu’à la dernière demeure de la favorite. Il déplore l'état des bâtiments: "le manoir désolé témoigne un déconfort." Sur place, il écrit un texte d’amour qu’il dédie au seigneur de Sorel. La famille a encore descendance masculine.

Agnès de belle Agnès retiendra le surnom
Tant que de la beauté, beauté sera le nom

 

Le jour de Pâques 1581, un orage fit d'importants dégâts sur l'abbaye et ses dépendances. Le manoir du Mesnil eut à subir des réparations.

Pour suivre: La réincarnation d'Agnès :

 

 


(1) Certains prétendent que les promesses de messes furent trahies pas les moines de Jumièges dès le règne de Louis XI. Ils lui devaient une messe basse chaque jour et une office solennel chaque année.

(2) Un peu plus de quatre mètres.