Par Laurent Quevilly-Mainberte

La réincarnation d'Agnès


 
Mesnil-jouxte-Jumièges, paroisse où trépassa la favorite du roi, fut appelée aussi Ménil-la-Belle. Deux vers résument pourquoi :

C'est ici le Ménil qui toujours se surnomme
Du nom d'Agnès Sorel que sa beauté renomme...

                                                                           
Ainsi cet événement inattendu fit-il entrer à jamais ce petit village normand dans les ouvrages d'histoire. Bien près la mort d’Agnès Sorel, Dans les années 1600, Hector Le Guerchois, avocat au parlement de Normandie, possédait un vaste manoir à Port-Jumièges. Il venait s’y retirer souvent et œuvrait au salut de son âme auprès de nos cénobytes. Un jour, dit encore la légende, il s’apprête à regagner Rouen après un séjour d’un mois. Quand son cheval, habituellement si docile, est pris d’une folie soudaine. Par quatre fois l’animal traverse le fleuve ! Accroché aux rênes, Le Guerchois invoque tous les saints vénérés de l'abbaye. Il jure ses grands dieux d’en augmenter les biens s'il se tire de ce mauvais pas. Sous les yeux des témoins, son cheval s'adoucit soudain et ramène le cavalier sur la rive. 

Le Guerchois fait alors don d'une rente de 52 livres aux religieux. A condition d’être inhumé près d’Agnès Sorel. Ce qui sera observé le 4 mars 1622.

Habité des mêmes soucis, son fils ratifia cette rente devant Maître Saussai, le notaire de Jumièges. Et bénéficia du même privilège. Puis son petit-fils Pierre. Et c’est là qu’apparaît la réincarnation d’Agnès. (Lire notre dossier complet :  )

Une bien jolie Barbe

Le 13 juin 1659, Pierre Le Guerchois épouse une jeune femme de 19 ans issue de la haute aristocratie normande. Barbe de Becdelièvre, son nom n'est pas des plus jolis. Mais son visage et son parti, oui. C'est la fille du marquis de Quevilly. 

On ne sait à partir de quand choisira-t-elle pour résidence le manoir d'Agnès. Etait-elle déjà là lorsque, par une de septembre 1670, la foudre s'abattit encore une fois avec violence sur le manoir. On évaluera les dommages à plus de 3.000 livres. Cette nuit-là, le roi de Pologne séjournait à Jumièges. Destitué, il se rendait à Fécamp pour s'y faire abbé.

Mais une rumeur court très vite : Barbe trompe son mari. Publiquement même. Alors, la réputation la suit à Jumièges où elle séjourne souvent. 
Quatre enfants plus tard, à 52 ans, notre nouvelle Dame de Beauté se retrouve veuve. Madame « la procureuse générale », comme l’appellent les moines, a encore vingt années devant elle. L’un de ses fils, Pierre-Hector, est un temps le haut justicier de Jumièges, Duclair et Yainville. Gros propriétaires terriens dans la presqu’île, les Le Guerchois restent les bienfaiteurs de l’abbaye. Au début du XVIIIe s. ils abandonnent leurs biens immobiliers au profit des moines. Est-ce alors et seulement alors que Barbe prit ses quartiers chez Agnès ?
 

Naissance d'une légende

En ces années 1700, en tout cas, le fermier du manoir est André Marescot, époux de Jeanne Tuvache. Le couple a forcément connu Mme Le Guerchois.  Marchands, les Marescot sont une famille de notables qui donnera des ecclésiastiques de premier plan au dioscèse de Rouen. 

Quand Barbe expire en 1711, elle est à son tour inhumée dans la chapelle de la Vierge conformément aux dispositions testamentaires des Le Guerchois. Elle prend place exactement sous le tombeau de la maîtresse royale ! Comme Agnès, elle aura eu des largesses pour les moines. Comme Agnès, on lui a prêté des mœurs dissolues. Ce qui, comme nous le verrons bientôt, suscitera une belle confusion entre nos deux dames de beauté.

Remue-ménage sur ses reliques


Mais pour l'heure, en 1778, dans la chapelle de la Vierge, on déplaça la dalle funéraire d’Agnès pour la réimplanter dans la nef. 

Dans le même temps, à Loches, les religieux ont finalement obtenu de Louis XVI le déplacement de la sépulture d’Agnès. Lors de son transfert vers le bas-côté de l'église, on retrouva dans un triple cercueil une dentition en parfait état, une chevelure d’un blond cendré, crêpée sur le dessus et prolongée par des tresses. Les fétichistes se servirent au passage. Alors, on entassa les restes d’Agnès dans une jarre rustique. 

Et vint la Révolution. Mis à sac, le tombeau est encore ouvert à Loches. Ainsi que l'urne contenant les cendres d'Agnès.  Elle est abandonnée dans un coin de jardin. Non sans avoir été encore délestée au passage de quelques reliques...

Le manoir est vendu

A Jumièges, c’est la mise en vente du manoir, de l’abbaye qu’un négociant de Canteleu, Lécuyer, transforme en carrière de pierre. Il arrache le marbre de la favorite pour l’emporter chez lui. Le tombeau n’est plus qu’une fosse béante, à demi comblée de gravats. Ou est passée l’urne funéraire ? Où sont aujourd’hui les poussières du cœur d’Agnès ?

Le 24 novembre 1796, l'administration centrale du Département s'inquiète de la sépulture. Elle s'adresse aux responsables de Duclair en ces termes:

"Citoyens, la fameuse Agnès Sorel termina sa carrière dans le voisinage de la ci-devant abbaye de Jumièges dans laquelle la reconnaissance d'alors lui éleva un monument précieux pour l'histoire. Il a sans doute excité l'attention et la surveillance des autorités constituées qui se sont succédées et nous aimons à espérer que les arts n'auront pas à regretter sa perte. Dans le moment où des circonstances plus heureuses permettent de recueillir les chef-d'œuvres épars, jusqu'ici trop négligés, peut-être, nous vous conjurons de tranquilliser nos craintes sur le célèbre tombeau de cette héroïne, en nous informant promptement et avec exactitude de l'état où il se trouve actuellement. 

Signé Guttinguer, Selot, JB Grandin. »

En 1790, au moment de l'inventaire des biens, c'est la veuve de Jacques Danger, Marguerite Rose Decaux, qui loue la ferme du Mesnil pour 1.100 livres. Le manoir de la Vigne est le second revenu des moines après la grange dîmière d'Heurteauville et avant le manoir d'Yainville.

Le 3 juin 1791, le domaine du Mesnil fut vendu par le district de Caudebec. L'affiche de la vente le décrit ainsi:

"Une ferme, appelée le Manoir du Mesnil, ayant appartenu à l'abbaye et consistant:

1) En 16 acres, 2 vergées, vingt perches de terre, édifiée d'une maison manable (sic), d'une vieille chapelle, granges, écuries, pressoir, caves ou celliers, colombier et autres corps de bâtiments, jardin, cour, masure plantée d'arbres fruitiers.

2) En 18 acres, trois vergées, trente et uneperches de prairies et herbages.

3) En 45 acres, 3 vergées de terre en labour, marais et sablon.

4) En trois vergées environ de bois taillis."

Le manoir fut acheté par la réunion de trois acquéreurs. On sépara la partie habitation des terres...
 

L'administrateur de Duclair, par la plume de Nicolas Barette, ex-curé de Varengeville répond le 3 décembre :

« Citoyens, le tombeau d'Agnès Sorel n'est plus. Il se trouve enseveli, comme plusieurs autres tombeaux, sous les débris de la cy-devant abbaye de Jumièges. Cet édifice, acquis par les citoyens L'Ecuyer frères d'après les dispositions de la loi du 28 Ventôse et 6 Floréal, a été démoli et nous n'avons pas cru devoir nous opposer à cette démolition, avouée par le gouvernement. Nous avons réclamé contre l'ouverture des tombeaux pendant les chaleurs d'été, dans la crainte des inhalaisons insalubres qui auraient augmenté la contagion des maladies alors régnantes. C'est là qu'a dû se borner notre zèle. Le tombeau d'Agnès Sorel était un quarré noir, sans inscription ni décoration remarquable. Ainsi, les arts n'ont point à regretter de chef d'œuvre dans cette destruction. Mais les amateurs de l'antiquité regretteront toujours de ne plus trouver dans ce territoire aucunes traces d'une femme célebre par son attachement au bien public et à la gloire de la France. 

Salut et fraternité. »

La maîtresse d'un monarque promue au rang des gloires nationales par nos Révolutionnaires ! Voilà qui peut surprendre. Entre temps, Voltaire était passé par là. Certes, la Sorel était à ses yeux une gourgandine. Mais il la lugeait plus influente que la pucelle d'Orléans dans le redressement de la France. Le XIXe siècle va encore lui tresser des lauriers...

Laurent QUEVILLY.

Agnès

 

Pour suivre: Le culte d'Agnès