Par Laurent QUEVILLY

Mai 1882. Nous sommes à quelques semaines de l'ouverture de la gare d'Yainville. C'est alors que les élus de Jumièges formulent une revendication : que le nom de leur commune figure aussi au fronton de l'édifice. Sacha Guitry tombera dans le panneau...

14 mai 1882. Il est 9h du matin quand le conseil de Jumièges se réunit autour de Jérémie Philippe, son maire. Il y là Hyacinthe Paumier, l'adjoint, Auguste Cabut, Renault, Boutard, Gruley, Vauquelin, Délogé, Desjardins et Lafosse, conseillers. Grandchamp, "l'oncle d'Arsène Lupin", s'est fait excuser, Eugène Chrétien est également absent.


Pour immortaliser la gare d'Yainville, le photographe a déclenché... pendant un jet de vapeur. C'est en 1877 que fut arrêté le choix de l'emplacement de la station. Le tronçon fut inauguré en 1881 et sa mise en service intervint en 1882.

Paumier, l'adjoint, prend aussitôt la parole :
"Le tronçon de chemin de fer, en continuation de Duclair à Caudebec-en-Caux, doit être livré prochainement à la circulation. Or, le commerce des fruits dans notre région qui donne lieu à des transactions extrêmement importantes va commencer dans la deuxième quinzaine de juin..."



Vannier de Jumièges tressant ses paniers (Collection Gilbert Fromager)

"Ainsi l'administration des chemins de fer aurait un intérêt sérieux à ne pas retarder après l'époque ci-dessus indiquée la mise en marche des trains de la dite ligne et à informer les commissionnaires et le public de la date fixée d'ouverture parce que ceux-ci pourraient alors prendre leurs mesures en conséquence"

Le prestige de Jumièges

'Il serait à divers points de vue très désirable que la station située sur le territoire de Yainville et à proximité de Jumièges portât le nom : YAINVILLE-JUMIEGES, attendu la notoriété de la seconde partie de ce nom.

"Les splendides ruines de l'abbaye de Jumièges, si renommées et que les connaisseurs n'hésitent pas à placer parmi les plus importantes et les plus imposantes de France, attirent en moyenne chaque année près de 2.000 visiteurs, parmi lesquels bon nombre d'étrangers, surtout des Anglais et des Américains, tous les noms célèbres ou historiques de ce siècle sont inscrits sur le livre des visiteurs. Notre grand poète national, Victor Hugo, les a souvent parcourus, tout dernièrement encore il a voulu les revoir.

"La difficulté des communications a dû pourtant jusqu'à présent arrêter beaucoup de touristes. Nul ne peut prévoir quel en sera le nombre lorsque le nom de Jumièges, sur les indicateurs des chemins de fer les sollicitera en leur promettant une gare à proximité et surtout si l'administration du chemin de fer, bien inspirée, établit une correspondance par voiture entre la gare de Yainville et Jumièges. Notre beau pays y gagnera certainement, mais le chemin de fer y trouvera une source de revenus qui ne sont certainement pas à dédaigner.


La voiture publique de Yainville à Jumièges photographiée par Louis Chesneau lors d'une excursion du photo-club de Rouen en 1897

Ainsi édifié, le conseil, s'associa pleinement aux idées qui venaient de lui être soumises et décida de prier M. le Directeur général des Chemins de fer de l'Ouest :

  1. De mettre aussitôt que possible à la disposition du public le tronçon de Duclair à Caudebec-en-Caux.
  2. De donner à la station la plus rapprochée de Jumièges le nom YAINVILLE-JUMIEGES.
  3. D'établir une correspondance publique entre Yainville et Jumièges. Une copie de cette délibération, signée de tous les membres présents, sera adressée à M. le Directeur général, dans la sollicitude éclairée duquel le conseil a la plus entière confiance. Fait et délibéré à Jumièges les jour, mois et an que dessus.
La confusion de Sacha Guitry

Et c'est ainsi que la gare porta le nom de Yainville-Jumièges lorsque celle-ci fut ouverte au public, le 31 juillet 1882. Le panneau de cette communauté de communes virtuelle marqua manifestement l'esprit de Sacha Guitry qui, sur l'en-tête de sa correspondance rédigée au manoir des Zoaques, faisait figurer cet amalgame. Fâché avec la géographie locale, il était manifestement persuadé d'habiter Jumièges. En témoigne cette anecdote qu'il va nous raconter lui-même :

« J’avais fait bâtir à Jumièges une ravissante maison… » Pour agrandir son domaine, Sacha Guitry convoitait le lopin de terre situé face aux Zoaques. Seulement, il appartenait à Athanase Leroy, producteur fruitier aux Fontaines et maire d'Yainville. « Je le reçus et lui fit part de mon désir auquel, d’abord, il ne voulut pas accéder. » Alors, une stratégie s’impose. On le retient à déjeuner sans lésiner sur les alcools. Au dessert, Sacha s’écrie :

—   Non, décidément, la France n’est pas reconnaissante envers ses hommes de valeur ! Je m’étonne qu’une personnalité telle que la vôtre, qui a tant fait pour la prospérité de ce lieu, n’ait pas tous les honneurs qu’elle serait en droit d’attendre !
 — N’exagérons rien, Monsieur Guitry. Tout de même, je suis maire et j’ai la Légion d’honneur.
—    Et le Mérite agricole, évidemment !
—    Oh!  Non.
—    Comment, non?
—    Je n'ai pas le Mérite agricole.
—    Vous n'avez pas... ?

  « Je me dressai devant lui:

 —    Anastase Le Roy, en raison de votre valeur, et en vertu des pouvoirs qui me sont conférés, je vous fais chevalier du Mérite agricole !
—    Oh !!!

 « Je lui ai donné l’accolade. Et il m’a vendu son terrain. Mais ce n’était pas tout. J'avais disposé d'une croix qu'il me restait à obtenir. Dès mon retour à Paris, j’allai voir le ministre et la lui demandai pour le Maire de Jumièges (sic). Il se montra très favorable  à cette idée et me la promit sur-le-champ – si j’ose dire- du Mérite agricole. Quinze jours passèrent et moi-même, venant à  passer encore au ministère, de nouveau je frappai à la porte du cabinet, avançai la tête en disant :
 
—    Bonjour ! bonjour ! Pensez, mon cher ami, à mon Mérite.
—    Ah Oui ! Le Ministre aussitôt nota:  Penser au Mérite agricole de Sacha Guitry.

  « Huit jours plus tard, par l’Officiel,  j’appris que l’on m’avait nommé chevalier de cet ordre-là. Après de nouvelles démarches, je l’eus enfin pour Anastase Le Roy. Et, Dieu seul sait pourquoi, je me prive encore de porter les marques d’une distinction qu’on ne m’a jamais retiré et dont pourtant le mode de mon existence entière impliquait l’attribution… »

 Voilà Athanase Leroy rebaptisé Anastase Le Roy et titulaire de la Légion d'Honneur, Le voilà aussi maire de la commune voisine.
Il est vrai qu'auprès du Tout-Paris, Guitry préférait passer pour habiter Jumièges, destination des Romantiques, plutôt qu'Yainville, cette commune trop commune…


Au temps où la gare portait encore sa pancarte. (photo Serge Balizeaux)

Sources

Délibération du conseil de Jumièges, document numérisé par Martial Grain.

Quand Guitry était Yainvillais

La ligne Barentin-Caudebec


..