14 décembre 1899. un fameux ingénieur accueilli au sein de l'Académie de Rouen retrace l’histoire du fleuve. Des périls de sa navigation au XIXe siècle jusqu'aux travaux qui ont révolutionné son cours et son rôle économique. Ecoutons-le...


DISCOURS DE RÉCEPTION de M. BELLEVILLE

Académie de Rouen, 14 décembre 1899

Né en 1853 à Nancy, diplômé de polytechnique, Gérald Belleville était  ingénieur-en-chef des Ponts & Chaussées et demeurait 7, rue Fontenelle au moment de sa réceptionChevalier de la Légion d'Honneur, il présidera le conseil d'administration du constructeur automobile Delaunay-Belleville. Pour l'anecdote, c'est à bord de l'un de ces véhicules qu'opérera la bande à Bonnot. Le Tsar Nicolas II en commanda des modèles spéciaux. Belleville se distingua aussi dans le sport nautique, obtenant notamment un Prix du Président de la République en 1909 à bord de son canot Voltigeur. Il est décédé en 1939 à Neuilly et fut inhumé à Valenciennes..


Les carrières de Yainville

Les premières paroles que je vais prononcer devant vous doivent être des paroles de remerciement pour l’insigne faveur que vous m’avez faite en voulant bien m’admettre parmi vous. Je suis à la fois très honoré de compter au nombre des membres résidants de votre savante Compagnie, et très confus de me sentir indigne de cet honneur.

Mon bagage d’ingénieur, que je trouve parfois un peu lourd à porter, vous paraîtra bien mince, car je ne saurais guère vous parler d’autre chose que de la Seine et des questions qui l’intéressent. Heureusement, un vieux souvenir classique est venu m’encourager. Je me suis dit, en faisant du texte latin une traduction de circonstance : « Rouennais vous êtes, et rien de ce qui est rouennais ne vous est étranger ».

Rouen et la Seine maritime

Vous l’avez prouvé à l’égard de notre fleuve normand en réservant bon accueil à une modeste notice sur le régime de la Seine maritime, que je vous ai présentée, faute de mieux, en soumettant ma candidature à vos suffrages bienveillants. Vous me permettrez donc, puisqu’aujourd’hui me revient l’honneur de vous entretenir quelques instants, de vous parler de la Seine. Parmi les problèmes qui se présentent aux ingénieurs, il n’en est pas de plus complexe et de plus redoutable que celui de l’amélioration des rivières à marée.

Pour la Seine, M. l’Ingénieur en chef Doyat a su, il y a une cinquantaine d’années, l’aborder avec succès, et a mis la main aux premiers travaux, aidé des persévérants efforts de nos compatriotes, MM. Rondeaux et Lemire, présidents de la Chambre de commerce, dont les noms sont justement restés populaires à Rouen. Je n’abuserai pas de votre attention en refaisant l’histoire des études et des travaux considérables dont la Seine a été l’objet et le théâtre. Je ne le pourrais pas, d’ailleurs, car le sujet est inépuisable. Je me propose simplement de jeter un coup d’œil rapide sur la situation ancienne du fleuve, de passer sommairement en revue les diverses phases des travaux et de comparer les facilités actuelles de la navigation avec les difficultés d’autrefois.

Entre Rouen et La Mailleraye : une Seine sinueuse

Dans la première moitié du siècle, la Seine présentait, entre Rouen et la mer, deux zones bien distinctes. Entre Rouen et La Mailleraye, elle décrivait, comme aujourd’hui, une succession de longues sinuosités. Le lit, ouvert dans un terrain de sédiments anciens, venait s’appuyer au sommet de ses courbures, contre les coteaux de la Bouille, de Duclair, du Landin et du Trait. Il jouissait ainsi d’une fixité satisfaisante malgré des échancrures importantes des rives telles que celles de Grand-Couronne, de Moulineaux, de Quevillon.

Les grandes profondeurs régnaient déjà sur de grandes longueurs, formant des bassins où pouvaient mouiller les navires ; mais, entre ces bassins, s’interposaient des seuils plus ou moins élevés qui auraient gêné la navigation, si celle-ci n’avait été limitée d’une façon bien plus étroite par les insuffisances de profondeur et par les difficultés de tout genre rencontrées plus bas.

De La Mailleraye à la mer : un chenal capricieux

Tout autre était la situation entre La Mailleraye et la mer. Au-dessus de La Mailleraye, la nature et l’aspect de la Seine changeaient sans transition, la largeur du fleuve augmentait brusquement dans des proportions exagérées. À basse mer, un chenal, peu profond et sans fixité, s’ouvrait péniblement passage entre des bancs de vase et de sable, changeant capricieusement de forme et de hauteur sous l’action des courants de marée. Il fallait alors à des navires, dont le tonnage ne pouvait dépasser deux cents tonneaux, au moins quatre jours pour faire le trajet entre la mer et Rouen. Le voyage ne pouvait s’effectuer qu’avec le concours des vents, des marées ou des courants favorables, et au prix de grands dangers.

Le Havre : point de départ d’une navigation périlleuse

Pour nous rendre compte de ce qu’était alors cette navigation, embarquons-nous ensemble sur un de ces bateaux de deux cents tonneaux, calant dix pieds, tirant d’eau élevé pour l’époque. Le navire est au Havre, où il attend depuis plusieurs jours les marées de vives eaux qui lui donneront une hauteur d’eau suffisante pour monter en Seine. Nous avons heureusement un vent favorable et un temps clair. Le bâtiment sort du port dès qu’il commence à flotter, et pénètre dans l’estuaire, emporté par le courant de flot. Sur la nappe d’eau de six à huit kilomètres de largeur que présente alors la baie, rien n’indique le tracé sinueux de la route à suivre, et le pilote n’a pour se guider que la connaissance des amers de la côte : clochers, maisons, bouquets d’arbres sur les falaises.

Honfleur et Berville : étapes incertaines

Nous dépassons le travers d’Honfleur et faisons route au sud-est sur Berville. Aucun banc de brume ne cache le fond de la baie, autrement il faudrait nous hâter de retourner au Havre ou d’aller nous réfugier à Honfleur dès le commencement du reflux, afin de ne pas risquer un échouage presque toujours fatal. À Berville, on tourne à angle droit vers le nais de Tancarville, puis, avant de l’atteindre, un nouveau détour à angle droit nous dirige vers le Marais-Vernier.

Quillebeuf : un refuge temporaire

Là, par un nouveau changement brusque de bord, nous gagnons le petit port de Quillebeuf. Nous y trouvons les pieux d’amarrage, où nous nous mettons en sûreté, et notre première étape est franchie. Demain, grâce à la marée, nous pourrons trouver treize pieds d’eau sur le banc du Flac et sur la traverse de Villequier.

Villequier : dangers et mascaret

Si le vent n’est pas défavorable, nous partirons dès le commencement de la marée, de manière à franchir ces deux hauts-fonds vers le moment de la pleine mer. Le lendemain matin, il est basse mer ; les bancs coupés de filets d’eau sinueux s’étendent tout autour de Quillebeuf, sur plusieurs kilomètres, et laissent émerger, çà et là, les mâts ou les débris de navires, qui, moins heureux que le nôtre, ont échoué, et ont été roulés et détruits par le mascaret. Notre pilote, en nous les montrant, nous raconte qu’en vingt ans, plus de cent navires se sont perdus dans ces parages, jusqu’à Villequier.

Grand fracas devant Quillebeuf

Il nous fait voir à l’ouest le mascaret qui apparaît, roulant sur les sables sa barre écumeuse. Bientôt le flot passe à grand fracas devant Quillebeuf. Les bancs se couvrent rapidement, nous larguons nos amarres, et nous voici partis au fil rapide du courant sur une nappe d’eau dont la largeur est encore de deux kilomètres.

Saint-Léonard et Vieux-Port : un parcours sinueux

On longe le coteau de Saint-Léonard, on franchit le coude rétréci de Vieux-Port, puis on oblique avec les plus grandes précautions, dans le fleuve élargi de nouveau de plus d’un kilomètre, pour franchir la redoutable traverse de Villequier.

Villequier : dangers de la roche Brindel

Devant Villequier, nous devons éviter les dangers de la roche Brindel, et au-delà de Caudebec, nous manœuvrons pour nous écarter de l’écueil sous-marin, appelé chaussée de Caudebecquet.

Caudebec et La Mailleraye : vers une navigation apaisée

Mêmes manœuvres au banc des Meules, d’où nous gagnons enfin La Mailleraye et nous y débarquons, laissant le navire continuer jusqu’à Rouen sa route devenue moins périlleuse, soit à l’aide de ses voiles, soit en se faisant haler le long des rives. Telles étaient, dans la première moitié du siècle, les difficultés de communication par la Seine entre la mer et l’une des villes les plus importantes de la France.

Rouen et Paris : un contraste commercial

Ces difficultés et les dangers de la navigation de la Seine entre la mer et Rouen, d’une part, et, d’autre part, les grandes facilités offertes au commerce par le même fleuve entre Rouen et Paris, et le cœur du pays, ont appelé, dès le règne de Louis XV, l’attention des gouvernements et des hommes de l’art sur la nécessité d’améliorer la navigabilité de la Seine en aval de Rouen.

Glasgow et Isigny : inspirations internationales

Des ingénieurs de grand mérite ont proposé diverses solutions : les uns projetaient un canal latéral ; les autres une canalisation avec épis ou barrages ; d’autres, enfin, ont préconisé le rétrécissement des parties trop larges au moyen d’endiguements longitudinaux. Cependant les digues exécutées, à la fin du siècle dernier, sur le Clyde, entre son estuaire et le port de Glasgow, avaient quadruplé les profondeurs primitives. Ces excellents effets ont engagé l’Administration des ponts et chaussées à entreprendre de même l’amélioration de la baie de Vays, qui donne accès au port d’Isigny.

La Vire : un modèle pour la Seine

On a ainsi établi dans la Vire des digues longitudinales, dont l’écartement progressait de l'’amont vers l’aval. Elles eurent pour résultat un gain de 2m50 dans le tirant d’eau. Les succès obtenus dans le Clyde et dans la Vire ont conduit à tenter sur la Seine l’application de procédés analogues. On se trouvait, toutefois, en présence d’un fleuve puissant, roulant à chaque marée un volume d’eau considérable, et dont les rives et le lit étaient en butte aux efforts destructeurs du mascaret.

Villequier : les travaux débutent en 1848

On conçoit donc que l’on ait encore hésité, en présence de la disproportion des échelles, avant d’expérimenter sur la Seine les endiguements qui avaient réussi sur de bien plus modestes cours d’eau. Il fallait oser et on a osé. C’est dans les premiers mois de 1848 que commencèrent les travaux. On se proposa d’abord d’améliorer la traverse de Villequier.

Quillebeuf : extension des digues en 1851

Deux cordons d’enrochement, élevés au-dessus des pleines mers moyennes des vives eaux, s’allongèrent en aval de l’ancienne île de Belcinac, à travers les bancs et les sinuosités du chenal ; l’activité fut telle qu’ils atteignaient Quillebeuf trois ans après, au milieu de 1851. À ce moment, la longueur des digues était de 18 kilomètres sur la rive droite, entre Villequier et Quillebeuf, et de 9,800 mètres sur la rive gauche, en deux tronçons : l’un de 8,400 mètres entre l’île de Belcinac et la Vacquerie, l’autre de 1,400 mètres, entre Aizier et Vieux-Port.

La Mailleraye et Caudebec : approfondissement du chenal

Au fur et à mesure de l’avancement des digues, le chenal était redressé, fixé et approfondi. De 3m50 à pleine mer, sur les traverses de Villequier et d’Aizier, les profondeurs ont passé presque immédiatement à 6m50. On continua, en conséquence, l’application du système ; de 1852 à 1855, deux digues analogues furent construites en amont de Villequier : l’une de 5 kilomètres, sur la rive droite entre La Mailleraye et Caudebec, l’autre de 3 kilomètres et demi, entre le passage de Caudebec et l’île de Belcinac.

Tancarville : un nouveau chenal en 1859

En même temps, l’endiguement était prolongé au-dessous de Quillebeuf ; sur la rive droite, une digue de près de 6 kilomètres rejoignait le nais de Tancarville en ouvrant à la Seine, au milieu des bancs d’alluvions, un nouveau chenal à courbures régulières. Sur la rive gauche, un épi, partant de la pointe de la Roque, était poussé en travers de la Seine, et son extrémité était reliée à Quillebeuf, le long du Marais-Vernier, par une digue de 10 kilomètres. Ces travaux, achevés en 1859, avaient étendu jusqu’à Tancarville les améliorations déjà obtenues entre Villequier et Quillebeuf.

Berville et la Risle : une première étape en 1866

Mais, au-delà de Tancarville, le chenal se déviait brusquement vers le Nord, pour redescendre sur Berville, et continuer ensuite de divaguer de la manière la plus capricieuse jusqu’à la mer. On décida donc de prolonger la digue Nord de 4,000 mètres, jusqu’en face de l’épi de la Roque, puis, ce travail terminé, en 1863, on exécuta encore le prolongement des deux digues sur 4 nouveaux kilomètres jusqu’à l’embouchure de la Risle. La construction des digues jusqu’à la Risle, terminée en 1866, forme une première étape bien déterminée des travaux d’améliorations.

Yainville, Trouville-la-Haule : matériaux des digues

À ce moment, la longueur des digues existant entre La Mailleraye et la Risle était de 37 kilomètres sur la rive droite, et de 28 kilomètres sur la rive gauche. Toutes ces digues consistaient simplement en un cordon de moellons crayeux de diverses grosseurs, extraits des coteaux qui bordent la Seine sur une grande longueur, et notamment des carrières ouvertes à Yainville, Villequier, Trouville-la-Haule, Tancarville et la Roque.

Quillebeuf et Caudebec : défis du mascaret

Nous allons voir comment les premières digues, ainsi construites, n’ont pu résister longtemps aux effets destructeurs des courants, des gelées, et surtout du mascaret. Avant que les endiguements aient atteint la Risle en 1866, le mascaret avait déjà fait des retours offensifs et avait nécessité d’importants travaux de rechargement des digues. À Quillebeuf, par exemple, le niveau des basses mers, qui s’était déjà notablement abaissé en 1862, a continué à descendre encore de 1m60 depuis cette époque. À Caudebec, l’abaissement a atteint progressivement 1m30.

Grand-Couronne et Bardouville : réfection des digues

La deuxième étape a eu pour caractéristique la réfection de ces digues, terminée aujourd’hui. Outre les digues de fermeture des trous de Grand-Couronne, de Moulineaux, du Malacquis, etc., formant ensemble une longueur de près de 6 kilomètres, on a réalisé le rétrécissement de la passe de Bardouville. La passe de Bardouville, située entre La Bouille et Duclair, s’étend sur une longueur de 7 kilomètres.

Honfleur et Le Havre : obstacles dans l’estuaire

La troisième étape des améliorations de la Seine a commencé vers 1885, avec les études pour prolonger les digues dans l’estuaire. Le prolongement au-delà de la Risle a rencontré de grands obstacles dans la présence des ports de Honfleur et surtout du Havre. En 1863, les ingénieurs hydrographes ont jugé crucial, pour l’intérêt du Havre, d’arrêter les endiguements.

Tancarville et la Risle : nouvelles digues en 1888

Sur la rive gauche, entre Quillebeuf et la Roque, devant le Marais-Vernier, le tracé ancien a été remplacé par un nouveau en reculement. Sur la rive droite, en aval de Tancarville, la nouvelle digue, entreprise en 1888, a donné au lit majeur une amplitude de 1,200 mètres à la Risle.

Saint-Sauveur et Fiquefleur : prolongements en 1895

Le prolongement des digues dans l’estuaire, autorisé par la loi du 19 mars 1895, voit au nord le tracé s’arrêter au méridien de Saint-Sauveur (6,500 mètres) et au sud au méridien de Fiquefleur (4,800 mètres).

Dieppe et Rouen : dragages modernes

Depuis quelques années, le dragage complète les améliorations. De 1888 à 1895, on approfondit les hauts-fonds entre Rouen et la Bouille, et celui du Trait. En 1892, une drague prêtée par Dieppe fut utilisée, suivie en 1895 d’un matériel puissant. Les passes de Biessard, Moulineaux, Bardouville et des Flaques ont été améliorées.

Amfard et Ratier : un chenal direct en vue

Deux fortes dragues en construction viseront à ouvrir un chenal direct entre l’extrémité des digues futures et la passe centrale de l’estuaire, entre les bancs d’Amfard et du Ratier.

La Vacquerie et Fatouville : balisage lumineux

Le balisage lumineux, mis en service en 1892, complète l’éclairage de l’estuaire. Des phares existaient déjà, comme à Quillebeuf (1818), La Vacquerie, et Fatouville (1850).
Comparons la Seine d’aujourd’hui à celle d’il y a cinquante ans. En partant de la rade du Havre, nous atteignons Rouen en sept à huit heures. Les Rouennais peuvent être fiers, mais il faut encore avancer pour faire de la Seine un outil de premier ordre.

Un fleuve aimé

En terminant, je vous prie de m’excuser si mon discours semble aride. En vous parlant de la Seine, j’ai évoqué un fleuve que vous aimez tous, pour ses souvenirs, ses paysages et sa prospérité.

N.B. : Les intertitres sont de la rédaction. 

Souvenirs...


Nous avons fait appel aux souvenirs de l’Ingénieur qui, depuis 1880, a occupé la plus large place dans l’histoire technique de la baie de Seine. Il s’agit de M. Belleville, Ingénieur ordinaire de l'estuaire de 1882 à 1894 et Ingénieur en chef de 1898 à 1906. Voici des extraits de ce que M. Belleville a bien voulu nous écrire sur les phases des projets administratifs :

« Quand je suis arrivé à Rouen, en 1882, on se trouvait pour la Seine sous la contrainte d’une décision de 1879, je crois, qui proscrivait tout prolongement des digues dans l’estuaire. Malgré cette situation, j’ai entrepris sous la direction de Lavoinne des études sur le régime des marées, courants et alluvions en vue de nouveaux projets. Lavoinne a alors publié le tracé dit tracé Lavoinne. M. Mengin lui avait succédé, lorsque fut constituée, en 1884, la grande Commission pour l’amélioration du Havre et de la Basse-Seine, qui a demandé aux Ingénieurs de soumettre leurs projets. Pour Rouen, il s’agissait de trouver une solution permettant de passer des largeurs faibles et des courbures accentuées de l’amont à l’étendue sans limites de la mer à l’aval, d’écarter autant que possible du Havre les sédiments, de ménager les intérêts de Honfleur et du littoral du Calvados.
 Le projet, dit tracé direct présenté par M. Mengin, s’inspirait du tracé Lavoinne avec des largeurs moindres. A l’aval de. la courbure accentuée de Tancarville, il ne comportait qu’une dernière courbure longue et douce par le prolongement de la digue sud jusqu’à Honfleur.D’après les directives données, le prolongement ne devait pas aller plus loin, mais il n’en fallait pas moins envisager les possibilités d’avenir. Notre idée à M. Mengin et moi était de continuer la digue nord vers Amfard pour la raccorder vers le méridien 5 par une courbe convenable à l’alignement nord-ouest-sud-est parallèle à la côte, tangent aux nouvelles entrées possibles pour le Havre. Pour le sud, nous envisagions la possibilité de prolongement (de la digue) jusqu’au Ratier, guidant le chenal jusqu’à la fosse centrale et assurant les accès de Honfleur, mais sans nous dissimuler que ce prolongement pouvait amener dans un temps plus ou moins long le colmatage de la passe sud, puis l’ensable ment de la cote du Calvados. C'est le défaut, peut-être le seul, du tracé direct.

Ce projet soumis tout de suite à la Commission n’a pas eu de succès. Vous me dites que l’on observe que ses auteurs ne l’ont défendu que fort mollement et se sont ralliés, au moins tacitement, au projet final de la Commission. Permettez-moi de remettre les choses au point.
Nous étions à la table de la Commission, un peu en parents pauvres,  M. Mengin et moi. M. Mengin était un modeste et peut-être un peu timide. Mais s’il n’a pas réussi à triompher des oppositions à son projet, il n’a pas cessé de le croire préférable et je puis vous assurer que j’ai
assisté à son véritable découragement d’y renoncer sans pouvoir le faire aboutir. —

De plus, ce projet a eu le très grand tort d’être présenté trop tôt et d’être trop simple. Il était difficile qu’il soit adopté de piano. Il a été écarté trop vite et, après, on ne pouvait plus y revenir. C’est alors que se sont succédé, selon les idées personnelles des membres, les propo
sitions les plus dissemblables sans qu’aucune soit adoptée. Après de longues séances, on s’est arrêté à la solution hybride que, pour ma part, j’ai toujours considérée comme désastreuse si elle était réalisée telle quelle (1).

M. Guiard a succédé à M. Mengin et s’est trouvé, en arrivant, vis-à-vis d’une solution déjà officielle. Il a procédé aux opérations préliminaires à la loi et préparé le commencement de son exécution.
Considérant comme très dangereuses les trois sinuosités du projet, j’avais étudié un projet qui constituait un tracé semi-direct. La digue nord était incurvée vers l’ouest, de manière à créer une nouvelle courbure, à peine accentuée, dirigeant le chenal vers la fosse centrale. Au sud, la digue rejoignait Honfleur. (Ce tracé de la digue sud est en définitive celui qui a été exécuté, comme on le verra plus loin.)

Après quatre ans passés à Bayonne, je suis revenu comme ingénieur en chef à Rouen en 1898. La loi de 1895 avait un commencement d’exécution; les épis destinés à dévier le'chenal vers le nord, en aval de la Risle, étaient en construction à grand renfort de matériaux dans les courants traversiers.

Je n’ai pu me résoudre à voir se consacrer une solution que je jugeais déplorable et je m’en suis ouvert à M. Mengin alors Inspecteur général du service. Nous avons pensé qu’on ne pouvait tout remettre en question en proposant le retour au tracé direct, trop en opposition avec celui de la loi récente (1895). Nous avons conclu à l’étude d’un tracé se rapprochant de celui que j’avais appelé semi-direct.
Ce tracé a été mis à exécution. Mais depuis que j’ai quitté le service, le prolongement de la ligne nord avec inflexion vers Amfard parait - avoir été abandonné et remplacé par un tracé rectiligne venant se raccorder aux nouveaux bassins du Havre. A mon avis, cette modification détruit l'économie du projet. »

(1) A partir de la Risle, elle faisait remonter le chenal dans la direction nord-ouest jusqu’au méridien situé à mi-chemin de celui de Ronfleur, ensuite elle le faisait redescendre dans la direction sud-ouest jusqu’à Honfleur, enfin elle le dirigeait par une courbe plus douce dans une direction ouest nord-ouest vers la passe centrale, soit trois changements de direction.  

Sources



Précis analytique des travaux de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts (Rouen)
Société des Ingénieurs civils, 1922.