Par Laurent Quevilly-Mainberte


Pourquoi et depuis quand fête-t-on la Sainte-Madeleine à Yainville ! Son patron est pourtant saint André ! En remontant le temps pour étudier la question, nous avons croisé nos ancêtres qui partaient en goguette. Carnet de bal...



"Voici la Saint-Jean, la belle journée, que nos amoureux vont à l'assemblée..." Jadis, la fête au village s'appelait plutôt l'assemblée. Sous l'ancien régime, les festivités étaient essentiellement religieuses, voire aussi agricoles, attirant les marchands du temple et autres bateleurs de foire. Ce n'est qu'à la fin du XIXe siècle que se sont développées les fêtes champêtres et foraines aux odeurs de poudre à carabine telles que nous les avons connues dans les années 60. " Kili kili watch Keom ken aba..." En fond sonore, les paroles des cantiques avaient alors bien changé...

Très mobiles, nos ancêtres ne restaient pas les deux pieds dans le même sabot s'agissant de courir les fêtes patronales. On se déplaçait volontiers à cheval d'une paroisse à l'autre, souvent en groupe, parfois très loin si bien que l'on dormait à plusieurs dans une même chambre d'auberge.
Prenons l'exemple d'un couple de Duclairois, Marie-Anne Binard et Pierre Hupé. Dans le procès qui les opposa en 1777 , de précieux témoignages à la barre nous donnent la liste des assemblées auxquelles participait la jeunesse du cru. Précieux car il ne fait aucun doute que leurs voisins yainvillais ou encore jumiégeois avaient les mêmes habitudes.

Suivons Pierre et Marie-Anne...


Aux Andelys
. Début juin, ils se rendent avec leurs amis en pèlerinage aux Andelys.
Dédiée à Sainte-Clothilde, l'épouse de Clovis, la fontaine a des vertus prétendument miraculeuses. Il s'y voit aussi un tilleul séculaire.


Selon la légende, les ouvriers travaillant à la construction d'un monastère  se plaignaient de la soif. Et Clothilde obtint du ciel que l'eau de la fontaine ait le goût et la force du vin pour les seuls maçons affectés au chantier. Pour les autres, il fallait bien lui trouver des vertus. On vint dès lors s'y baigner et un paralytique y retrouva ses jambes. A l'époque où nos Duclairois font le voyage, on peut compter jusqu'à 20.000 personnes venues guérir leurs maladies de peau.

A Jumièges. Juin est aussi le mois de la Saint-Pierre à Jumièges. Notre procès atteste qu'il s'y tient une assemblée à laquelle se rendent nos Duclairois. Ce qui laisse supposer que la fête n'est pas strictement religieuse mais propose certainement quelques attractions. A l'Assomption, le 15 août, à Jumièges et ailleurs, c'est l'assemblée de Notre-Dame. Pierre et Marie-Anne ont rendu hommage à Marie. A Jumièges, une autre fête de la Vierge célébrée en décembre fut tragique. En 1668, le curé inhuma cinq enfants "noyés dans la rivière de Seine estant en trop grand nombre dans une petite barquette et tous revenant de la messe."

A Varengeville. On a vu aussi nos Duclairois "aux fêtes de Saint-Gilles et de Sainte-Anne".Les paroisses concernées ne sont pas précisées, mais à la chapelle saint Gilles, de Varengeville, un pèlerinage avait la réputation de stimuler les enfants tardant à marcher. On y soignait aussi leurs maux de ventre et les cauchemars.

A Rouen. Pierre et Marie-Anne furent aperçus à la foire Saint-Romain. Elle s'ouvrait le 23 octobre sur une vente de bétail et la libération d'un condamné tiré au sort. La fête de la Gargouille se poursuivait jusqu'en novembre. Cette foire Saint-Romain verra au début du XIXe siècle naître le théâtre forain, puis apparaître les ménageries, le cinématographe...

A Saint-Adrien. De Duclair, le couple alla encore en pèlerinage à la chapelle semi-troglodyte de Saint-Adrien, hameau situé en contrebas de Belbeuf. Là, plus de 40 paroisses y participent régulièrement jusqu'à la Révolution. Les grandes pestes avaient poussé ici les pèlerins mais les filles y venaient aussi pour accélérer leurs fiançailles en invoquant saint Bonaventure. Ce que dut faire secrètement Marie-Anne. Sans succès...

A Duclair-même.Et puis bien-sûr, les deux tourtereaux s'ébattent à Duclair même. Comme à la foire Saint-Denis ou se dégustent de petits pains en forme de limaçons. Les occasions ne manquent pas de danser sous les halles. Au calendrier des fêtes, les bouchers avaient, le jour de la Saint-Barthélémy, un rituel étrangement similaire à celui du Loup-Vert de Jumièges. Un bal était donné sur la place publique.

Au Genétay. On pourrait encore rajouter de nombreuses autres fêtes à la liste du procès Binard-Hupé. Comme le pèlerinage très ancien et très couru de Saint-Gorgon, au Genétay, où se vendaient des amulettes préfigurant les sex-toys. On y "maquait aussi du piot". Car chaque assemblée avait sa spécialité culinaire. Un document de 1750 nous dit que cette fête "occasionne beaucoup de dissipation, danses et yvrognerie dans la paroisse de Montigny."

A Caillouville. Très fréquentée était aussi la fontaine miraculeuse de Caillouville, près de l'abbaye de Fontenelle.

Ailleurs... En 1778 est née la foire de Pavilly. Celle de Caudebec, le jour de la Saint-Mathieu, était marquée par un grand concours agricole. Les Jumiégeois allaient régulièrement savourer des norolles à Bonsecours, les gens de Bliquetuit venaient à Jumièges pour la Saint-Valentin. C'est sans parler des feux de Saint-Jean ici ou là, de ces messes en forêt du Jumièges en mai et en septembre et où l'on nouait les fièvres dans les genêts... L'abbaye de Jumièges était du reste un comité des fêtes en tous genres. Bref, l'énumération serait sans fin.

La Saint-André d'Yainville


Célébrée le 30 novembre, la fête de saint André est apparue dès le IVe siècle. Elle fut forcément marquée à Yainville. Il existait jadis une sentence qui ordonnait au curé et chapelain du Trait de dire la messe en l'église Saint-André les jours de Pâques, Pentecôte, Toussaint "et fête du patron". Et ses paroissiens étaient tenus d'y assister. Ce que contesta le sieur du Fay du Taillis, le châtelain du Trait. Mais bon, une fête de Saint-André existait bien. En revanche, on ne trouve pas trace d'une Sainte-Madeleine sous l'ancien régime. Notre saint patron avait aussi jadis sa confrérie dite "de Notre-Dame et de Saint-André". Ses statuts furent approuvés le 28 novembre 1513. Quelques charitons se chargeaient donc d'inhumer les morts. Avaient-ils un rituel festif comme à Jumièges ? L'histoire ne le dit pas. André n'est pas un prénom aussi porté à Yainville que l'est Valentin à Jumièges. Sur un siècle, de 1696 à 1798, seuls 20 nouveaux-né sont ainsi nommés. Ce prénom leur vient souvent de leur parrain et non d'un choix des parents. En revanche, plus d'une cinquantaine de Madeleine ou encore Magdeleine sont dénombrées durant la même période. Maintenant, comparaison n'est pas raison.

Nos fêtes révolutionnaires

Puis vint la Révolution et les fêtes profanes. Ce qui nous vaut le plus vieux compte-rendu d'une fête à Yainville. Le dimanche 18 février 1798, un nouvel arbre de la Liberté fut planté, le premier ayant rendu l'âme. En cortège, on vint de la place publique située devant l'église pour aller chercher le plant à la ferme-manoir, propriété de François Lesain, premier magistrat de la commune. Là se trouvait aussi Michel Le Villain, son assesseur. C'est un vieillard qui porta le plant offert par le citoyen Derains, de la grange dimière d'Heurteauville. Et on s'en retourna sur la place pour le planter. Des vivats furent décernés à Lesain et son adjoint, Delépine. Puis s'ouvrit le banquet, suivi d'un bal populaire qui, nous dit-on, dura une grande partie de la nuit.

Le 14-Juillet 1889



En avril 1848, les Yainvillais furent invités parmi d'autres à une fête républicaine à Jumièges où l'on planta encore un arbre de la Liberté. Ces fêtes patriotiques, elles vont se multiplier durant un siècle. Mais sautons les ans pour arriver sous le mandat d'Émile Silvestre, le patron des carrières d'Yainville. En 1889, le centenaire de la Révolution donna lieu à plusieurs hommages. En mai, on marqua l'anniversaire de l'ouverture des États-Généraux par une déclaration de foi envers les principes républicains. Le centenaire lui-même de la Révolution octroya 20 F aux illuminations, autant pour une distribution de viande aux pauvres. Silvestre se fendit de 60 F pour l'achat de jouets aux écoliers. Ce qui lui vaut un joli compte-rendu dans le Journal de Rouen :


La fête nationale a été célébrée à Yainville avec entrain. Le matin, M. Silvestre, maire, et Mme Silvestre ont offert une collation à 70 enfants de la commune et leur ont distribué des drapeaux et des jouets. A midi, un banquet tout fraternel réunissait le conseil municipal et les personnalités les plus marquantes de la commune. A cinq heures, tir national. Les prix dont plusieurs ont été offerts par M. le préfet, M. Waddington, député, M. Guéroult, conseiller d'arrondissement, M. Silvestre, maire ont vivement alléché les tireurs qui se les sont disputés avec une noble émulation­. Le soir, danses et illuminations

Le 22 septembre 1892, on marqua encore, au moins par une délibération, le centenaire de la bataille de Valmy qui marquait l'ancrage de la République face aux coalitions monarchistes.

A cette époque, si une fête de la Madeleine est très courue depuis des temps immémoriaux, c'est bien celle de La Bouille avec ses régates et ses douillons et pour laquelle, dans les années 1850, on affrétait des vapeurs au départ de Rouen. Des fêtes en l'honneur de Madeleine sont encore attestées à Goderville ou à Eauplet à cette époque. Mais Yainville !...

La Sainte-Madeleine de 91


Pour l'heure, en attendant mieux, la plus ancienne mention d'une Sainte-Madeleine à Yainville date de 1891. La commune compte alors 294 habitants répartis entre 72 foyers habitant 71 maisons. Parmi eux, plusieurs enfants de l'Hospice. Le garde-champêtre, garant de l'ordre, est Louis Délogé. Quant au curé pour qui la danse est une manifestation du diable, il nous a quitté avec le centenaire de la Révolution et c'est son confrère de Duclair qui butine la paroisse. Dommage pour le presbytère tout neuf qui a coûté si cher. Côté métiers, carriers et bateliers sont plus représentés que les cultivateurs. Quelques Yainvillaises originales sont recensées : une laceuse, une cordière, une télégraphiste et une gardienne de phare... Nous n'avons plus de douaniers. On compte quatre bûcherons, dont mon arrière-grand-père, Pierre Mainberte.
Cette "fête de la Madeleine" fut célébrée le dimanche 2 août alors que la sainte est honorée en juillet. Un décalage de date qui tend à prouver que cette assemblée n'en est pas à sa première édition sous ce nom.

Dans l'après midi, divers jeux sont proposés, de même qu'un concours de tir avec des lots offerts par le préfet, le sénateur Waddington, le député Lebon, MM Silvestre, maire et Lamiré, entrepositaire et président de la Société de tir de Duclair...

A 7 h les prix sont distribués au dix lauréats : Pierre Gruley, un agriculteur, Albert Lecointre, le chef de gare, Charles Hébert, l'instituteur. Les suivants semblent pour la plupart étrangers à la commune : Chepelière, Bavant, Lechevalier, Louis Narcisse Turmine, J. Séhet, P. Séhet et enfin un J. Mauger qui peut-être Joseph, un domestique de 17 ans.

Charles Hébert, maître d'école,
secrétaire de mairie.

Le soir, bal, feu d'artifice et illumination au café tenu par Alexandre Grain, 24 ans. Celui-ci est marié avec Béatrix Virvault, une couturière qui vient de lui donner sa première fille. Grain n'a alors que deux concurrents : Charles Duonor et Achille Chauvin, près du bac. Hélas pour Grain, il fera faillite l'année suivante et aura Joseph Beyer, un voilier breton, pour successeur. Veuf Caroff, Beyer est l'époux d'Henriette Bruneau et à pour voisin Émile Silvestre, le maire, au recensement de 1891. Il semble donc résider à Claquevent.

Les patrons de cafés organiseront cette fête à tour de rôle et aucune cérémonie religieuse n'est mentionnée au programme. Programme qui ressemble beaucoup au 14 Juillet 1889. avec son concours de tir primé par les personnalités politiques, son bal, ses illuminations... On peut donc se demander si ce rendez-vous ne fut pas créé par les commerçants, inspirés par la fête de 89. La mairie semble encore rester étrangère à cette manifestation. Ses délibérations ne portent que sur la célébration du 14 Juillet. Un petit budget est prévu chaque année sous la rubrique "fêtes publiques". Une vingtaine de francs y sont alloués. Sans doute la jeunesse fêtait-elle l'arrivée du printemps par un bon feu de Saint-Jean. Cette tradition est bien établie au début du XXe siècle. 

Avec au moins une messe dédiée, la fête de saint André, patron d'Yainville, est hivernale quand les fêtes champêtres se complaisent à la belle saison pour marquer une pause dans les travaux des champs, se réjouir des premières récoles engrangées. Du coup, à Yainville, Madeleine, qui avait sa statue et son vitrail dans l'église, aura détrôné André. On la fête le 22 juillet. Mais attention : s'il pleut à la Sainte-Madeleine, il pleuvra durant six semaines ! 

Laurent QUEVILLY.

Pour suivre : de 1891 à la drôle de guerre

Sources


Aurélie Hébert,
L'impartial,  Aux Andelys, redécouvrez la fontaine Sainte-Clotilde et la légende de son eau miraculeuse, 26 avril 2021.
ADSM, Cote L3220. Recherche et numérisation : Josiane et Jean-Yves Marchand, .
Délibérations du conseil municipal d'Yainville, numérisation : Edith Lebourgeois,
Procès : 199 BP 55. Document numérisé par Jean-Yves et Josiane Marchand,
Recensements de la population d'Yainville.
Le Journal de Rouen, juillet 1989.
Le Pilote
août 1891.
Photos des statues de saint André et sainte Madeleine : Jean-Claude Quevilly.