Dans cette course contre la montre aiguillonnée par le Préfet, le maire d'Yainville va-t-il finir par céder ? Chacun connaît sa vanité et ses réactions imprévisibles. Alors...
Le préfet, après mûre réflexion, renonça à son premier projet. Il avait d'abord envisagé de proposer au Gouvernement un statut de chapelle vicariale pour l'église Saint-André. Ainsi Yainville n'aurait pas eu de prêtre propre, le culte étant assuré par un ecclésiastique venu de Jumièges, la paroisse-mère. L'église en aurait été dépendante et moins prioritaire pour les services religieux. Non, une meilleure idée pour la commune s’imposa au Baron : « il serait plus avantageux pour cette commune d’être érigée en succursale ». Là, Yainville sera dotée d’un prêtre résident, avec un territoire propre, une certaine indépendance dans l’organisation du culte et des ressources propres. Bon, elle dépendra encore de la paroisse-mère, mais elle aura une existence quasi autonome. Le contexte étant propice, le Préfet décida d’agir sans tarder.
Il faut dé-li-bé-rer !
Lesain n'a pas réuni omme convenu son conseil municipal le 1er février. Du coup, le 10, le Préfet le somme de le convoquer « sous huit jours » afin de délibérer sur cette transformation. Et de lui demander de lui faire parvenir « le plus tôt possible » la délibération. Le ton du Préfet se fait menaçant : « dans le cas où vous ne vous conformeriez pas aux prescriptions de cette lettre, j’userai de la faculté que m’accorde l’article 15 de la loi du 18 juillet 1837 ». Le message était clair : il s’agissait d’une injonction plus que d’une suggestion.
Le baronl détailla ensuite les pièces indispensables à joindre à la demande d’érection en succursale :
Un certificat du maire attestant que la commune dispose d’une église et d’un presbytère en bon état, ou, à défaut, que la commune s’engage à fournir un logement au desservant.
Un inventaire précis des vases sacrés, linges et ornements liturgiques appartenant à l’église.
Un tableau mentionnant les villages et hameaux rattachés à la future succursale, la superficie de la commune et de celle dont elle dépend, ainsi qu’un exposé des difficultés d’accès entre Yainville et les autres parties concernées.
Un plan de la commune ou, à défaut, un certificat confirmant que les limites du futur ressort ecclésiastique correspondent exactement à celles de la commune civile.
Un rapport de l’ingénieur indiquant les distances entre les différentes sections de la commune actuelle et celles dont elle dépend encore.
Les délibérations du conseil municipal de la commune chef-lieu ainsi que celles du conseil de fabrique de la paroisse existante.
Enfin, un certificat précisant la population actuelle d’Yainville et de la commune à laquelle elle est administrativement rattachée.
Ainsi, dans ce style administratif mais animé par une volonté d’efficacité, le préfet pressait le maire de faire avancer ce dossier. À travers cette démarche, se profilait une transformation importante pour Yainville : celle d’une reconnaissance plus grande, d’une autonomie religieuse accrue, et peut-être d’un avenir plus structuré autour de son église et de sa communauté.
Mais Lesain a déjà répondu à ce questionnaire. A contre-cœur on l'a vu. Et dans un sens contraire aux espérances. Et puis le conseil ne s'est pas réuni depuis trois mois. C'était le 16 novembre 1845...
Les frondeurs montent à Rouen
Le 13 février, aux premières lueurs d’un matin d’hiver bien normand, les six rebelles de la municipalité quittent le village pour se rendre à Rouen. Ils répondaient à une invitation officielle, et ce voyage prenait, à leurs yeux, les allures d’une mission : faire entendre la voix d’un conseil que leur propre maire voulait réduire au silence.
Arrivés à l’hôtel de la préfecture, les réfractaires furent reçus par M. Delcourt, chef de division à l’Intérieur. Avec la solennité qu’imposait la fonction, celui-ci leur confirma ce qu’ils soupçonnaient déjà : une lettre à la date du 10 de ce mois avait été adressée par le Préfet au maire de la commune, le sommant de convoquer l'assemblée communale « pour délibérer à l’effet d’obtenir une succursale pour l’église d’Yainville ». Cette convocation, on l'a vu, devait se faire « sous le délai de huit jours ». Mais voilà : rien n’avait été fait. Alors, de retour à Yainville, les six conseillers formant la majorité du conseil se transportèrent au manoir de la Lieue. Comme ils interpellaient Lesain sur son immobilisme, sa réponse fut sans détour : « Je ne ferai rien de plus ! On m'en demande vraiment trop. J'ai transmis les pièces demandées. Tout cela devient insignifiant. Alors, plutôt que d'être journellement tracassé, je préfère démissionner ! »
Lesain jette le gant !
Ainsi, à Yainville, le conseil municipal avait l'originalité de se partager en deux camps. D'un côté le maire, son adjoint, et son cousin Duval, gêné au entournures au point de devenir invisible. De l'autre six conseillers bien décidés à faire vivre la commune malgré l'absence de convocations. Ces derniers, majoritaires mais privés de légitimité, siégeaient entre eux, rédigeaient des délibérations comme d’autres écrivent des manifestes, et montaient à Rouen plaider leur cause.
Le préfet, pragmatique, traitait avec eux comme avec un conseil municipal bis, une sorte de shadow cabinet de province. Illégal ? Sans doute. Efficace ? Sûrement. À défaut d’un maire qui agisse, autant s’entendre avec les activistes. Avant de procéder au remplacement qui s'impose. Ce ne sera pas nécessaire. Devançant une nouvelle destitution humiliante, Lesain mit sa menace a exécution. Voici in-extenso sa lettre de démission :
Yainville, le 18 février 1846 Monsieur le Préfet, En 1839 et au moment ou je
m'y attendais le moins, vous m'avez fait
l'honneur de me nommer maire de la petite commune d'Yainville. J'ai la
conviction d'avoir rempli la mission que vous m'aviez
confiée avec le zèle et la loyauté
d'un honnête homme ; c'est pourquoi Monsieur le
Préfet je ne puis acceter la position qui m'est faite dans
vos Bureaux et dans la dernière lettre que j'ai
reçue pour me donner une idée.
Je pense que l'administrateur quelque peu haut placé qu'il soit doit se retirer dès qu'il se voit en suspicion vis à vis de l'autorité supérieure ; aussi viens-je vous prier d'accepter la démission que j'ai l'honneur de vous donner de mes fonctions de Maire d'Yainville. Veuillez agréer, s'il vous plait Monsieur le préfet, l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur d'être Votre très humble et très obéissant serviteur Lesain
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Edifiés sur l'attitude de Lesain, les six sécessionnistes ne savaient plus à quel saint se vouer. Ils l'écrivent le 19 février : « Nous vous supplions, Monsieur le préfet, de nous honorer d’une réponse pour nous indiquer ce que nous devons faire... »
La succession est ouverte
Retour en grâce pour Guillaume Lambert qui reçoit de nouveau un courrier du Préfet. Il est daté du 20 février. Le représentant de l'Etat y rappelle avoir invité Lesain à faire délibérer son conseil sur l'érection en succursale, une invitation officielle, assortie d’instructions claires : « me faire parvenir avec toutes les autres pièces exigées par les circulaires ministérielles la délibération qui aurait été prise ». Mais rien ne s’est passé comme prévu.
Le préfet ne s’en cache pas : « M. le maire, qui s'est toujours montré opposé à cette érection, comme il s'était montré contraire aux travaux exécutés à l'église, vient de nous adresser sa démission ». L’obstruction a cédé la place à l’abdication.
Dans l’urgence, l’administration doit reprendre la main. « Désirant reconstituer promptement l'administration municipale, je vous invite à vous rendre le plus tôt possible à mon cabinet, accompagné si cela se peut des membres du conseil municipal qui portent intérêt à cette affaire ».
Il ne s’agit pas seulement de remplacer le maire. La préfecture veut aussi « conférer en même temps des travaux de l'église et du legs de 10 000 francs fait par M. Lesain à la commune d'Yainville dans le cas où son église acquérait un titre paroissial ». L’enjeu n’est pas mince : une église rénovée, une paroisse à part entière, et une donation substantielle suspendue à ce statut.
Ce jour-là, Lambert en est définitivement convaincu : les opposants sont désormais appelés à gouverner.
Les rats quittent le navire
Lesain, Mabon, Duval, tous trois signifient leur retrait de la vie politique au Préfet. Duval, qui aura brillé par son absence, n'est même pas capable de rédiger sa lettre, c'est son cousin qui le fait pour lui dans un courrier commun :
Yainville
le 28 février 1846 Monsieur le Préfet, je n'avais accepté les fonctions d'Adjoint au maire d'Yainville qu'a cause de Mr Lesain. Celui ci cessant d'être Maire, Je considère mes fonctions d'adjoint comme cessées aussi. Je ne pourrais d'ailleurs par des motifs qu'il est inutile de déduire rester l'adjoint du nouveau maire. Je vous pris donc, Monsieur le Préfet, de recevoir ma démission non seulement d'adjoint mais encore de conseiller municipal de la commune d'Yainville. J'ai l'honneur etc. Mabon
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Yainville le 28 février 1846 Monsieur le Préfet, J'ai l'honneur de vous transmettre la
démission que m'a
adressée M. Duval de ses fonctions de membre du conseil
municipal d'Yainville.
Je vous prie aussi de recevoir la mienne, mon intention étant de résigner avec mes fonctions de Maire celle de conseiller. Veuillez agréer, Monsieur le Préfet, l'hommage du profond respect avec lequel j'ai l'honneur etc. Lesain
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Cette fois, la voie est libre.