Par
Laurent Quevilly-Mainberte
Le Préfet craignait sa réaction. Le moment crucial est venu. Le 2 octobre 1844, à sa demande, le conseil municipal de Jumièges se réunit en session extraordinaire. Chantin, le maire, préside comme il se doit. Pour secrétaire, on ne pouvait trouver meilleur greffier que Bicheray, le notaire...Nichée dans l’ombre fraîche de l’abbaye, la salle de la mairie exhale une odeur d'encre et de bois ciré. Ce 2 octobre 1844, les baies laissent filtrer une lumière pâle, tandis qu’un vent d’automne, chargé de l’humidité de la Seine, siffle doucettement au dehors. La cloche de l’église Saint-Valentin a sonné cinq heures du soir et les membres du conseil municipal, convoqués en session extraordinaire, s’installent autour de la longue table de noyer. Les chaises grincent sous le poids des notables. Un feu, crépite dans l’âtre et fait danser l'ombre de ce cénacle sur des murs blanchis à la chaux.

À la tête de l’assemblée, Baptiste Chantin, le maire nouvellement élu, arbore une veste de drap de laine taillée chez Sécard. Le visage de ce quinquagénaire, penché sur l'ordre du jour venu de Rouen, affiche une gravité de circonstance. À sa droite, Augustin Philippe, le premier adjoint, père de l'instituteur, s'impatiente tandis que Pierre Dupont, l'autre adjoint chargé d'Heurteauville, griffonne distraitement sur un coin de papier. Autour d’eux, Valentin Vauquelin, Romain Heuzé, Virvaux, Pierre Lefebvre, Sever Boutard et Maître Bicheray, le notaire, prennent place. Ce dernier, avec sa plume d’oie et son encrier soigneusement alignés devant lui, s’apprête à consigner chaque mot de la délibération.
Chantin ouvre la séance. « Messieurs, commence-t-il, sa voix résonnant dans la salle, nous sommes réunis ce jour à la demande de Monsieur le Préfet pour examiner la requête des habitants d’Yainville, qui souhaitent voir leur commune détachée de la succursale de Jumièges pour le spirituel. » Un murmure de réprobation parcourt l’assemblée. Philippe fronce les sourcils, et Sever Boutard, fermier aux mains calleuses, croise les bras avec un air sceptique.
Le maire poursuit, posant les bases de la discussion : « Cela fait plus de quarante ans que les habitants d’Yainville se rendent à notre église pour les offices. Depuis tout ce temps, aucun mort n’a été inhumé dans leur cimetière. » Il marque une pause, laissant les mots peser sur l’assemblée. « Yainville, Messieurs, est un village plus petit que le moindre de nos hameaux. À peine quelques âmes, bien moins que Conihout ou Heurteauville. »
Vauquelin, un homme à la moustache soigneusement taillée, lève la main. « Je crois qu'il faut ajouter l'accès entre les deux communes, Jean-Baptiste ! Car y a-t-y des obstacles, comme pour nos hameaux éloignés ? » Chantin secoue négativement la tête. « Aucun. Yainville est à deux kilomètres à peine, un jet de pierre ! Le grand chemin vicinal, large et bien entretenu, relie nos deux clochers sans difficulté. Pas de débordements d’eau, pas de marécages ! Rien en tout cas à ce que doivent affronter les habitants d’Heurteauville, séparés de nous par la Seine, ou même ceux de Conihout. »
Armand Bicheray, le tabelion, trempe sa plume dans l’encrier et note avec application, ses lèvres pincées trahissant une concentration absolue. Augustin Philippe intervient, sa voix posée mais ferme : « Et Le Mesnil ? Ce hameau, bien plus loin, à plus de cinq kilomètres, a obtenu un prêtre et s’est déclaré annexe. Si nous devions détacher une partie de notre circonscription,il serait plus de commencer par Heurteauville dont la population est deux fois celle d’Yainville ! »
Un silence s’installe, seulement troublé par le crépitement du feu. Heuzé, un marchand au visage rougeaud, se racle la gorge. « Parlons de cette église d’Yainville. Une ruine, non ? » Chantin acquiesce. « Une petite église, certes, avec quelque intérêt pour les amateurs d’art, mais en piteux état. Et surtout, Yainville n’a ni biens communaux, ni ressources pour entretenir un culte. Cette commune est parmi les plus pauvres du canton. »
Dupont, qui jusque-là s’était contenté d’écouter, ajoute d’un ton sec : « Déjà en 1827, le Préfet d’alors avait proposé la réunion d’Yainville à Jumièges. Et l’an dernier, le rapport de Monsieur le secrétaire général de la préfecture était clair : Yainville remplit toutes les conditions pour une telle mesure. » Il tapote la table du bout des doigts, comme pour appuyer la justesse de son propos.
Boutard, le fermier, ne peut se retenir davantage. « Mais que veulent-ils au juste, les habitants d'yainville ? Une église qu’ils ne peuvent entretenir ? Un prêtre qu’ils ne peuvent payer ? Leur intérêt, c’est de rester avec nous. Au moins ici, tout est en ordre ! » Un éclat de rire discret parcourt l’assemblée, vite étouffé par un regard sévère de Chantin.
Bicheray, levant les yeux de son registre, lit à haute voix les derniers chiffres du recensement, comme pour clore le débat : « Jumièges compte 1678 habitants, messieurs. Yainville, à peine une poignée. Leur demande n’a pas de sens. » Il repose sa plume, satisfait de son effet.
Chantin reprend la parole, sa voix plus assurée encore. « Messieurs, je propose que nous votions. Sommes-nous d’accord pour rejeter la demande des habitants d’Yainville, au motif qu’elle ne présente aucun intérêt véritable pour eux ? » Un à un, les conseillers lèvent la main. Philippe, Dupont, Vauquelin, Heuzé, Virvaux, Lefebvre, Boutard, Bicheray. L'unanimité est totale.
« Ainsi décidé, tranche Chantin tandis que les chaises raclent déjà le parquet. Debout, les conseillers échangeant quelques mots sur la récolte des pommes, le blé d'hiver qu'il faut semer. La séance est close et la salle se vide, laissant derrière elle l'écho d'un débat sans appel. Dehors, la Seine coule paisiblement, indifférente aux querelles des hommes. Yainville, c'est acquis, restera, dans l’ombre du clocher de Jumièges.
Charles Lesain freine toujours
La décision des Jumiégeois n'a eu qu'une plaine à franchir pour parvenir dès le lendemain aux oreilles de Lesain. Elle apporte de l'eau à son moulin. Car il doit répondre à une nouvelle demande du Préfet arrivée la veille. Lesain saisit sa plume, commence à écrire, pesant chaque mot avec soin, conscient que sa lettre doit être à la fois ferme et respectueuse. « Vous m’engagez, commence-t-il, à convoquer extraordinairement le conseil municipal d’Yainville pour, par sa délibération, déterminer le chiffre de la dépense annuelle de l’entretien de l’église, du presbytère et le traitement du desservant, » Mais chacun sait que sa commune est exangue. « Avant de convoquer les membres du conseil, je viens vous demander, Monsieur le préfet, s’il n’y aurait pas lieu à appeler aussi les dix propriétaires les plus imposés puisqu’il s’agit d’une contribution extraordinaire. » Lesain ajoute, d’un ton presque plaintif : « Je vous ferai observer aussi, Monsieur le préfet, que déjà le conseil, augmenté des plus forts imposés, a voté une somme de trois cents francs pour achat d’ornements d’église. » C'est vrai, nous y étions.
Mais ce n’est pas tout. Un autre poids pèse sur Yainville : c'est cette affaire judiciaire héritée de feu Mademoiselle Delafenestre. Sa donation du vieux presbytère n'a engendré qu'un procès coûteux. Lesain énumère les dépenses avec une précision amère : « Depuis, j’ai reçu de Me Bicheray, notaire à Jumièges, de Me Hébert, avoué à Rouen et de Me Metterie, huissier à Duclair, leur note de frais s’élevant ensemble à la somme de deux cents trente-neuf francs soixante-trois centime... » Il plie le front : « Si l’on ajoute à cela les centimes additionnels pour prestation, on est frappé de l’énormité de la dépense à acquitter relativement aux ressources de la commune dont le mandement général de la contribution pour 1845 donne le chiffre total modique de 1.624 F. »
Lesain pose sa plume, relit son texte. Il sait que Yainville ne peut supporter seule de telles charges. Et de conclure prudemment : « J’attendrai donc pour convoquer selon vos ordres que vous veuillez bien, Monsieur le préfet, me tracer la marche que j’aurai à suivre. » Il plie la lettre, la scelle d’un cachet de cire et la confie au domestique qui part au relais de poste de Duclair. Resté seul, Lesain jette un regard par la fenêtre vers l’église en ruines et murmure d'un air entendu : « Faites donc revivre ce clocher quand les caisses sont vides ! »
Les astuces du préfet
Huit jours plus tard, dans son cabinet cossu, le Préfet lit et relit la lettre de Lesain. Derrière lui, une haute baie vitrée donne sur la cathédrale aux lumièges changeantes. De quoi inspirer un peintre, songe peut-être le baron Dupont-Delaporte. Mais dans l'immédiat, un greffier attend, plume en main. Le Préfet fronce les sourcils, martelant nerveusement l'acajou de son bureau avec la lettre de Lesain. La dictée fuse d’un ton mesuré, mais ferme, chaque mot devra refléter l’autorité de l’État. « Par votre lettre du 3 de ce mois, vous me demandez s’il ne serait pas nécessaire de convoquer les dix plus imposés de votre commune pour voter avec le conseil municipal une imposition extraordinaire, » Le regard fixé sur un portrait de Louis-Philippe, le baron tranche rapidement : « D’après la jurisprudence du conseil d’État, ce mode provisoire de paiement pour les dépenses permanentes d’une chapelle ne saurait être admis. Il n’y a donc pas lieu dans ce cas à une imposition extraordinaire qui ne présente pas le caractère de certitude et de stabilité que l’on doit surtout rechercher en semblable occurrence. »
Le Préfet se lève, fait quelques pas, réfléchissant à la solution viable qu'il connaît déjà. Yainville est pauvre, c’est un fait. Mais une alternative permettrait de contourner l'obstacle : « Si, comme il semble résulter de l’examen du budget de la commune, elle est hors d’état de pourvoir, sur ses revenus ordinaires, aux dépenses dont il s’agit, vous pourriez réclamer l’érection de votre église en annexe conformément au décret du 30 septembre 1807 à la charge pour les habitants de subvenir, au moyen d’un rôle de souscription volontaire dressé par acte notarié, au traitement du vicaire. » Il marque une pause, puis ajoute, pour éviter toute ambiguïté : « Mais dans ce cas, la commune d’Yainville serait toujours tenue de concourir pour sa part aux frais du culte du chef-lieu de la paroisse conformément à l’avis du conseil d’État du 14 décembre 1810. »
Dupont-Delporte connaît son affaire. Le greffier griffonne à toute vitesse, tandis que le Préfet aborde le second point soulevé par Lesain : ce maudit procès Delafenestre. « Je vous autorise conformément à votre lettre prédatée à convoquer extraordinairement votre conseil municipal pour délibérer sur ces moyens de faire face à la dépense occasionnée par le procès Delafenestre, » dicte-t-il. Puis, avec une pointe d’impatience : « Si une imposition extraordinaire était nécessaire pour acquitter cette dépense, il faudrait appeler les plus imposés à concourir. »
La réponse est scellée et part pour Duclair. Le préfet se rassied, jetant un regard sur la pile de courrier qui l’attend, laissant pour aujourd'hui Yainville se débrouiller avec ses maigres ressources et une souscription volontaire. A défaut, rester dans l’ombre spirituelle de Jumièges.
Au manoir de la Lieue, Lesain va bientôt découvrir les directives préfectorales. Face à sa mauvaise volonté, la lutte pour l’église Saint-André continuera, entre rêves de grand-messes et réalités financières.
Jumièges enfonce le clou
Nous sommes encore loin de la séparation des Églises et de l'État. Après l'assemblée communale, faisons-nous petite souris pour assister cette fois au conseil paroissial de Jumièges, lui aussi réuni en séance extraordinaire à la demande du Préfet. Et là, nous allons revivre le même scénario que dix jours plus tôt.
Dans une pièce austère du presbytère, simplement ornée d’un crucifix de bois, une lampe à huile éclaire faiblement la table où sont assis cinq hommes à l'air déterminé. Baptiste Chantin, le maire, membre de droit du conseil de fabrique, scrute confiant ses compagnons. Il est assuré d'avance de leur décision. À ses côtés, absorbé par ses pensées, l’abbé Prévost, curé de Saint-Valentin, songe-t-il déjà aux miracles de son saint patron dont il écrira bientôt la vie. Face à eux, trois membres élus du conseil de fabrique : le sieur Dossier ; Prosper Cauchois, cultivateur robuste dont les ongles en deuil témoignent d'une nouvelle journée de labeur. Enfin Romain Heuzé, le président, déjà entrevu au conseil municipal. Une plume et un encrier attendent sur la table, prêtes à consigner le verdict.
« Messieurs, lance Heuzé, le Préfet nous invite à délibérer sur cette demande des Yainvillais, qui veulent rétablir leur église. Nous devons être clairs et unanimes. Qu’en pensez-vous ? »
Chantin, prompt à défendre les intérêts de ses Administrés acquiesse d'un ton mêlant autorité et dédain. « Vu le peu d’importance du village de Yainville et son peu d’éloignement de Jumièges, je ne vois pas pourquoi nous céderions. Deux kilomètres à peine séparent leurs maisons de notre église ! Depuis plus de quarante ans, Yainville est réuni pour le spirituel à Jumièges, et personne ne s’en plaint. Pas un seul mort n’a été inhumé dans leur cimetière depuis tout ce temps ! » Il frappe la table du plat de la main, faisant vaciller la flamme de la lampe. « Cette réunion, dont tout le monde se trouve bien, est dans l’intérêt des deux communes, et surtout des habitants de Yainville. »
L’abbé Prévost hoche la tête, sa voix douce mais ferme s’élevant. « Le maire a raison. Yainville est plus proche de notre église que nos propres hameaux, comme Conihout ou Heurteauville, qui sont bien plus populeux. Le moindre de nos écarts compte plus d’âmes que ce village ! Et puis, comment pourraient-ils entretenir un culte ? » Il ajuste son col romain, ajoutant : « Elle ne possède ni presbytère, ni terrain communal, ni aucune autre ressource pouvant subvenir à l’entretien du culte. Leur église est une ruine, et leurs caisses sont vides. »
Dossier intervient sur un ton pragmatique coupant court à tout sentimentalisme. « Cette demande est absurde. Pourquoi rouvrir une église qui n’a plus servi depuis des décennies ? Nos hameaux, eux, se plient à la discipline paroissiale sans broncher, malgré des distances plus grandes et des chemins parfois inondés par la Seine. Yainville n’a rien à offrir, ni argent, ni fidèles en nombre suffisant. »
Cauchois, moins loquace, grogne son assentiment, ses doigts tambourinant sur la table. « Ils n’ont même pas de quoi payer un curé. Et nous, ici, on devrait les laisser nous compliquer la vie ? Non, ça n’a pas de sens. »
Heuzé, en président avisé, écoute chaque intervention, son regard passant d’un homme à l’autre. Il prend enfin la parole, sa voix mesurée mais sans appel. « Messieurs, il y a un point que nous ne pouvons ignorer : réunie depuis si longtemps pour le spirituel, la commune d’Yainville le sera aussi bientôt pour le temporel. Cette fusion est inéluctable. Leur demande est non seulement inopportune, mais mal fondée. Pourquoi diviser ce qui fonctionne ? »
Un silence s’installe, seulement troublé par le crépitement de la lampe. Les cinq hommes se regardent, leurs pensées alignées. Heuzé conclut : « Décidons, messieurs. Qui est d’avis qu’il n’y a point lieu de faire droit à la demande des habitants d’Yainville ? »
Les mains se lèvent, l’une après l’autre : Chantin, Prévost, Dossier, Cauchois, et enfin Heuzé lui-même. L’unanimité est totale. Heuzé saisit la plume, rédige la délibération avec soin, puis lit à voix haute : « Le conseil de fabrique décide qu’il n’y a point lieu de faire droit à la demande des habitants d’Yainville, cette demande étant inopportune et mal fondée. » Chaque mot est pesé, chaque argument consigné.
Les signatures suivent, dans un rituel solennel. Baptiste Chantin appose son paraphe avec un geste assuré, suivi de l’abbé Prévost, dont la main tremble légèrement sous le poids de sa soutane. Dossier et Cauchois signent rapidement, tandis que Heuzé, en dernier, ajoute : « Pour copie conforme, le président. Heuzé. »
La lampe est soufflée, et les hommes se lèvent. Dehors, le vent d’octobre agite les peupliers, et l’église de Jumièges, impassible, continue de veiller sur ses ouailles, Toutes ses ouailles. Jusqu'en haut de la Cote Béchère.
Mais n'en déplaise aux Jumiégeois, la réfection de l'église d'Yainville va bientôt commencer...
Laurent
QUEVILLY.
SOURCES
Textes numérisés aux archives départementales par Jean-Yves et Josiane Marchand
