Par Laurent Quevilly-Mainberte

Les lettres de dénonciations vont bientôt pleuvoir. On accuse Lesain de braconnage, de fraude électorale, de népotisme... Mais ses opposants parlent surtout de l'église. Avec leurs mots à eux. Seront-ils entendus ?...



Charles Lesain, ambitieux cultivateur, avait fait son chemin à Jumièges.  En 1817, alors qu'il vient de faire son entrée au conseil municipal, ce fils de bonne famille réalise de juteuses acquisitions foncières. Bombardé maire par le préfet en 1824, il fut vite contesté, notamment pour son inaction dans le domaine de la voirie. Mais globalement pour sa gestion cahotique. Des inimitiés locales, avec les Boutard surtout,  mais aussi son attachement à l'ancien régime conduisirent à sa suspension  après la Révolution de 1830. Cèdant son écharpe à Casimir Caumont, Charles Lesain se recentra sur ses affaires foncières à Yainville, cherchant un nouveau destin politique. Il était tout tracé. Son vieux cousin avait été maire, propriétaire du manoir, paysan aisé. En héritant de lui, il endossait ses frusques. Pas son esprit.

Notre page spéciale consacrée à Charles Lesain :.  


L'église d'Yainville vue par Lesage. Quelques erreurs de perspective...

La dénonciation de Delépine



Pour fustiger Lesain, on s'en remet à M. Lefort, riche propriétaire, parfois convoqué au conseil municipal avec les notables. Il a ses entrées à Rouen. Trois lettres laborieuses lui arrivent d'abord. Jean-Laurent Delépine est chauffournier. Du moins l'était. Un fort en gueule qui n'a pas fait cas de la réglementation pour établir son four à plâtre. Mais à présent, ce dernier s’est tu depuis quinze mois, remplacé par une maison où il réside désormais. Pourtant, Lesain continue de le lui faire payer comme s’il exerçait encore. « Je vous ferai payer votre patente autant que je voudrai puisque je suis le chef de la commune », lui aurait lancé le maire. Cette phrase, plus que toute autre, résume l’arrogance que le dénonciateur prête à son édile

Ancien lieutenant de la garde nationale durant dix années, Delépine n’a pas digéré l’humiliation d’avoir été écarté de ses fonctions « sans reproche » ni explication, au profit, comble du mépris, du simple fermier du maire, Pierre-Amable Duval, encore aujourd’hui « ni reconnu, ni même habillé » pour le poste. « Bien étonné que Mr le maire […] ma retiré de ce Grade », écrit-il, amer. Car il a bien des griefs a reprocher au maire. Mais ici, dans l'affaire qui nous préoccupe, c'est le legs de la bonne du curé. Mlle Delafesnestre voudrait faire don du presbytère à la commune. Lesain et son adjoint font la sourde oreille. Alors le curé de Jumièges vient souvent les pousser à la raison. Sa lettre :


Yainville, le 7 novembre 1843

Monsieur Le fort

(...)

Jusqua Monsieur le Curé de Jumieges qui reitaire souvent dans notre Cne chez Mr le maire et ladjoint, pour faire leur les yntantions dun donc qune demoiselle delafenetre aurait l'envie de faire a l'eglise d'yainville, ce donc c'est une maison et sa dependance, lui appartenant et ayant apartenu cy devant a l'eglise servant de presbitaire a notre Commune. 

Ressevez, Mr, L'assurance de ma parfaite consideration distinguee.

Delépine

Une semaine après cette prose, la Demoiselle Delafenêtre passera de vie à trépas, Donnant du grain à moudre à Delépine. Et notre homme est un Normand tenace, un citoyen engagé qui veille sur ses biens et sur l’ordre du village comme il veillerait sur son vieil uniforme. Et c’est bien parce qu’il se sent lésé, oublié, et peut-être même bafoué, qu’il à pris la plume pour dénoncer ce qu’il considère comme un abus de pouvoir. Outre l'affaire de l'église, les accusations qu’il porte contre Lesaub s’accumulent comme des pierres sur un chemin obstrué. Le fossé, par exemple. Ce fossé longeant la route de Caudebec à Rouen, que tous entretiennent « pour l’écoulement des eaux », tous, sauf Lesain, qui, selon Delépine, cherche au contraire à l’obstruer, jusqu’à y poser des obstacles pour « arrêter l’eau ». 
Puis vient la question du chemin entre Jumièges et Le Trait, un vieux passage aujourd’hui annexé par le maire lui-même : trois pierres, des ronces épaisses et une clôture improvisée le rendent impraticable. « Ce chemin est intercepté par lui seul », accuse Delépine, indigné par cet accaparement du bien commun.

À travers ses mots hésitants, ses phrases émaillées de fautes mais vibrantes d’émotion, Delépine dresse le portrait d’un homme simple, droit, convaincu de sa légitimité, et d’un maire qu’il voit comme abusif, partial, et sourd aux intérêts collectifs. Il ne s’adresse pas simplement à l’autorité ; il lance un appel au bon sens, à la justice, et peut-être, au respect qu’il estime dû à sa personne. Il signe enfin, avec toute la solennité d’un homme qui ne se résigne pas : « Ce que je vous avance, c’est toute vérité que l’on peut juger sur place. »



La dénonciation de Lafosse

Jean-Louis Lafosse est nettement plus lettré que delépine. Un peu plus aisé aussi. Il vient de marier son fils qui bientôt accomplira le plus long mandat de maire d'Yainville. En attendant, sergent de la garde nationale, ce jeune homme se plaint qu'une convocation n'ait été prononcée par Lesain.
Lafosse père est quant à lui est en conflit ouvert avec son cousin Mabon, l'adjoint de Lesain.

Monsieur Lefort. 

J'ai l'honneur de vous exposer, Jean Louis Lafosse, propriétaire et membre du conseil a Yainville un des plus imposés de la commune par les veux de toute la commune et que j'ai trouvé un bienfait que tout les habitants de cette commune et autres ayant vu tout leurs desirs et leurs offres au retablissement de leglise de Yainville et même je ferais un sacrifice honnetement. J'ai été chez l'adjoint mon cousin Mabon ayant été tres mal reçu en me disant je ne donnerai rien pour l'église a cette reponce je me suis retiré sachant que Monsieur le maire etait de son meme avis. 

Recevez Monsieur l'assurance de ma consideration distinguée.

Lafosse

Fait a Yainville le 7 novembre 1843.

La dénonciation de Pinguet

Nicolas--Patrice Pinguet est carrier. Un fils nommé Deogracias, un autre curé, on lui donnerait le Bon Dieu san confession. Mais tout de même, à quel titre Pinguet portait-il le surplis depuis des années durant la messe ? Toujours est-il qu'il s'est fait copieusement insulter par le père du curé de Jumièges, conseiller du maire d'Yainville et de son adjoint Mabon qui assure aussi les fonctions de trésorier de la fabrique de Jumièges.

Monsieur

Le membre du Con seil pinguet, vous declare que Mr le maire m'a toujours voulu faire croire, et voulant me trompé, ce que j'ai reconnu de puis en voulant me dire le Contraire ce que j'ai reconnu même j'ai cesser de lui parler, Ce Mr le maire de con sert avec Mr le Curé de Jumiege et ce Mr l'agoint Cme tresorier a cette fabrique dite de Jumieges, mont fait une avannie, comme d'habitude depuis nombre d'années, je portais le surplis, le perre prevost, perre de Mr le Curé conseiller de ses messieurs m'a fait les plus grande ingures que je n'ose vous dire dans cette eglise.

J'ai l'honneur d'ettre, Monsieur, votre très humble et obeissant serviteur.

pinguet 

Et une dénonciation collective

Enfin une lettre commune va partir pour le baron Dupont-Delaporte. Ici, on l'aime plutôt bien le Préfet. Surtout depuis qu'il a présidé le banquet pour le retour des Cendres, au Val-de-la-Haye. Ce Bonapartiste convaincu a été ramené aux affaire par Louis Philippe. Depuis la Révolution de 1830 et la réhabilitation du drapeau tricolole, il lutte contre la mendicité en attelant les indigents à la réfection des chemins, Il réorganise aussi les conditions de détention, l'assistance aux naufrages trop nombreux en Seine. C'est aussi un fin lettré qui garnit les bibliothèques, encourage les fouilles archéologiques, adhère à l'Association normande. On ne pouvait trouver oreille plus attentive en lui déclinant ce qui suit.

Yainville, le 13 novembre 1843

A Monsieur le baron Dupont Delaporte, Pair de France, commandeur de la légion d'honneur, préfet du département de la Seine-Inférieure.

Monsieur le Préfet,

Les habitant de la commune de Yainville soussignés ont sollicité par l'organe de leur conseil municipal votre bienveillante intercetion pour le rétablissement de leur petite église par une souscription volontaire. 
Tous les habitants ont adhéré à cette souscription, on ne peut donc pas dire que ce n'est pas le veu général puisqu'il n'y a à excepter de cette adhésion que Mr Lesain, Maire de la commune, son Adjoint et l'un de ses fermiers : un autre a souscrit malgré les menaces. 
Vous avez bien voulu entendre nos délégués et les encourager, Monsieur le Préfet, et cependant, malgré toute la justice de votre demande unie à votre désir d'y faire droit, nous n'obtiendrons aucun résultat favorable si Mr Lesain reste Maire de notre malheureuse commune. Le motif, le voici.

Il attaque l'église 
à la pioche !
Notre église se trouve juste en face de la maison d'habitation de Mr lesain et n'en est éloignée que de cinq ou six mètres, ce qui rend cette habitation fort incommode et sans vue... 

Ensuite, le cimetière se trouve entre la dite habitation et la route. Par la démolition de l'église, Mr lesain se procurait le moyen d'acheter le cimetière à vil prix, donnerait à sa propriété une sortie sur toute la route et lui faisait ainsi acquérir une une grande valeur. 

Le manoir des Lesain derrière l'église selon e cadastre napoléonien.

Il a bien, malgré toutes les réclamations, pratiqué trois sorties sur le cimetière, mais cela ne lui suffit pas, ces raisons qui n'ont pas besoins de commentaires font que Mr lesain trouve que l'Eglise tombe en ruine, qu'elle ne peut être rétablie et pour aider à son écroulement, la chronique n'hésite pas à l'accuser de donner de temps en temps, pendant la nuit, quelques coups de pioches aux murs, ce qui malheureusement pour lui est un fait visible et criant.

Le conseil municipal se compose ainsi : six membres qui sont MMrs Lambert, Delépine, Jeanne, lafosse, Pinquet et Metterie. Ces six membres votent pour le rétablissement immédiat de l'Eglise, trois autres membres qui sont MMrs le maire, son Adjoint et son fermier, ces trois membres sont opposants, un dernier membre, Mr Thuillier, cousin du maire, reste presque toujours neutre.

Les délibérations de la majorité ne vous parviennent jamais, Monsieur le Préfet, mais celles de la minorité vous arrivent toujours..."

Fraudeur, braconnier...

Tout le reste de la lettre est du même tonneau. Comment, demandaient les signataire, oui, comment leur modeste commune avait-elle hérité d’un homme déjà chassé de Jumièges en 1832 pour s’être glissé, tel un intrus, dans un scrutin où il n’avait aucun droit !  Était-il royaliste en ce temps ? Nul ne sait. Mais aujourd’hui, drapé d’un républicanisme ardent, il brave l’ordre monarchique, s’attablant aux banquets de Laffite et cabalismant pour des candidats hostiles au roi. Sans doute n'at-il pas digéré son éviction de la mairie de Jumièges après la Révolution de 1830.
À Yainville, Lesain règne en maître désinvolte. Les chemins, délaissés, s’effritent dans son indifférence, tandis qu’il s’égare dans des querelles futiles, attisant des rancunes contre les propriétaires de la forêt de Jumièges. Pis encore, il a repoussé d’un revers de main le legs du presbytère. Et que dire des élections municipales ? Là, son fils, indûment mêlé aux scrutins, joue les secrétaires dans la salle du manoir familial, traçant à sa guise des noms sur les bulletins, au mépris des volontés exprimées.
Mais Lesain n'est pas qu'un mauvais gestionnaire. C'est aussi un braconnier qui défie, avec une audace effrontée, gendarmes et saisons. Deux, trois procès n’ont su le refréner. Sa violence éclate parfois, comme lorsqu’il menaça, l’arme au poing, un clerc de notaire, traçant une ligne imaginaire qu’il interdisait de franchir sous peine de mort. La prudence de sa victime avait peut-être évité un drame. Et que dire de son colombier, dont les pigeons, libres de piller les champs voisins, engraissent à peu de frais sur le labeur des propriétaires ?
Les conseillers, frémissant d’exaspération, s’étonnaient qu’un tel homme pût encore se vanter de mépriser l’autorité du préfet tout en conservant sa charge. Son influence, bien que limitée, était un poison, un exemple délétère pour la commune. Ils auraient pu noircir davantage le portrait, évoquer les murmures de sa vie privée, mais ils s’en tinrent aux faits, ceux qu’un préfet pourrait vérifier. Leur plume, retenue mais ferme, portait une seule requête : qu’un autre, plus digne, vienne enfin guider Yainville vers des jours meilleurs.

Et la lettre se terminait ainsi :

Nous ne croyons pas de dire, Monsieur le Préfet, Mr lesain comme voisin serait un malheur, mais comme maire, c'est une calamité, et nous devons vous déclarer que si Mr lesain conservait ses fonctions dans notre commune, les six conseillers municipaux soussignés donneront ensemble leur démission.

Nous avons l'honneur d'être avec respect Monsieur le Préfet vos très humbles serviteurs.

Lambert, Pinguet, Jeanne, Lafosse, Méttérie, Delépine, tous conseillers municipaux. 

Signatures des habitants de la commune d'Yainville à la suitte

N.D.L.R  Nous les classons ici par ordre alphabétique mais en conservant leur jus d'origine. Précisons que la plupart écrivent leur nom sans capitale. Ajoutons que la famille Lafosse est la plus pléthorique d'Yainville avec les Grain.

Signatures    Commentaires
Jn Aubé Jean-Baptiste Aubé, cultivateur.
Bapaume Jean Baptiste Bapeaume est cultivateur, époux de Marie Sécard.
Catton Esprit Caton est journalier. époux de Désirée Corduron. Sa famille loge dans une maison appartenant au sieur Grain. Le 30 mars 1844? elle sera la proie d'un important incendie.
Colombel Florimon Colombel est mâitre au cabotage,  époux d'une Vautier.
veuve Costé Caroline Virvaux, veuve d'un marin, était mère de deux enfants. Son fils Patrice sera maire d'Yainville.
Damandé François Domnique est l'échopier du village. On le retrouvera comme fabricant de chaussures.
Chale Décharrois Charles Descharrois, carrieur, époux de Marie Bénard. Etienne Decharroi est journalier, poux de Joséphine Coignet, fileuse.
Delépine Jean-Laurent, ancien chauffournier
Dorléans Les Dorléans se sont implantés à Yainville avec un maître- maçon nartif de Duclair, époux d'une Mauger qu'il épousa au Landin
Dubois Victorien Fabien Dubois est un vieux tisserand
Dubosc

Charlemagne Dubosc, garde-champêtre démissionnaire, époux de Victorine Hubin.

Duquesne Louis Duquesne était douanier.
Faine Jean Faine est cultivateur, époux de Rose Leroux. On le retrouvera comme garde-champêtre.
Féret Jacques Féret est marin.
Fermant Joseph Ferment était pêcheur, marié à Adélaïde Delamare, fileuse.
Fressange Jean-Baptiste Fressange est un carrier né à Duclair.
Gacoin Ce n'est pas une famille du cru. Sans doute de passage.
Grain Louis Grain est douanier. Louis Grain son fils est journalier
Grain Pierre Paul Grain est cultivateur, époux de Rosalie Benoït.
Guilbert Robert Guillebert est popriétaire.
Hériché Désiré Héricher,  cultivateur, remplaça Charlemagne Dubosc. On note aussi Louis et Eugène Héricher journaliers.
Jaque Prospier Désiré Jacques a épousé une Héricher. Journalier
Ed Jeanne Edouard Jeanne est fils de Joseph, conseiller municipal, et cultivateur. époux de Victorine Richer.
Théodule Janne Frère du précédent.
Jourdain Jean-Baptiste Jourdain est sous-brigadier des Douanes. époux d'Adélaïde Piard.
Lafosse fils Jean-Augustin, cultivateur, sergent de la garde nationale, futur maire d'Yainville.
Lafosse Isidore Lafosse, journalier, époux de Rose Grandsire.
Lafosse Jean Désiré, épouse d'une Coignet.
Le Bourgeois Louis Rémi Le Bourgeois était couvreur. Il avait un fils pêcheur.
Marechal On trouvera cette famille, native de Jumièges, implantée aux Carrières par l'entremise d'un douanier.
Masse Denis Maze est cultivateur. Il vit avec sa fille qi est fileuse.
Michel (?) Ce nom que nous ne sommes pas parvenus à déchiffrer est peut-être cleui de Propser Ménard, le cantonnier.
Pinguet fils, pour ma mère Ade Lefieux
Il s'agit  de Deogracias Pinguet, carrier.
Prévost Déjà veuf, Pierre Victor Prévost fut marié à une Lafosse en 1826 puis une Héricher en 1842. Il était natif de Saint-Pierre de Manneville.
Renaut fils Pas d'ancrage yainvillais. Peut-être une famille de Jumièges.
Sécard Antoine Sécard est douarnier.
Théllié Louis Tellier travaille comme domestique  chez 


Après les trois textes laborieux écrits à titre individuel, ce texte collectif, plutôt bien troussé, fut manifestement rédigé par un tiers plutôt lettré. Alors qui !

Mais qu'importe la qualité de la prose, elle sera parfaitement comprise à Rouen...

Laurent QUEVILLY.

Pour suivre :
L'espoir

prend forme

SOURCES


Dossier Lesain,, cote 3M1472. R, documents numérisés aux archives départementales par Josiane et Jean-Yves Marchand.


Délibérations du conseil municipal d'Yainville : scans en mairie d'Édith Lebourgeois. Transcription : Laurent Quevilly

Baux du manoir d'Yainville, recherche et numérisation : Josiane et Jean-Yves Marchand, transcription: Laurent Quevilly.


Les textes originaux :       

  



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