Par Laurent Quevilly-Mainberte
Ce 20 octobre 1843, les opposants au maire quittent comme un seul homme la salle des délibérations. Furibonds. L'entêtement de Lesain à trahir le vœu de son bienfaiteur a sûrement sa raison. C'est qu'il veut mettre la main sur l'église et, avec elle, le cimetière pour agrandir sa propriété. On va se réunir chez Joseph Jeanne. Oui, on va écrire au préfet...


Un conseil parallèle

À six heures du soir, sous un ciel qui s’assombrit, une réunion va se tenir chez Jean-Louis Lafosse, premier membre inscrit au tableau. Dans l’intimité de ce foyer, loin des tensions de la matinée, les opposant au maire forment un conseil parallèle, une sorte de shadow cabinet bien résolu à faire triompher la bonne cause. Autour d’une table de ferme éclairée à la chandelle, ils rédigent une supplique vibrante au préfet. Leur plume court sur le papier, portée par l’urgence. Nos dissidants demandent l’autorisation de restaurer l’église, dont les pierres s’effritent, et de réparer le cimetière, souillé par un scandale. 

Des animaux voraces dans le cimetière

Trois ouvertures, percées par Charles Lesain depuis sa propriété, laissent des animaux voraces – porcs, chiens, peut-être pire – s’introduire dans l’enceinte sacrée. Ces bêtes profanent les tombes, bafouent le respect dû aux défunts. Une barrière, robuste, doit séparer le cimetière du manoir de Lesain.

Une barrière sera posée 

entre le cimetière et le manoir

Les signatures s’alignent avec fermeté : Delépine, Lambert, Jeanne, Lafosse, Pinguet, Metterie... Et ils concluent par des salutations distinguées au préfet en l'assurant de leur loyauté.

Une copie de cette délibération sera adressée aussi à M. Lefort. Propriétaire avec le sieur Rondeaux d'une grande partie de la forêt de Jumièges, c'est un homme influent. En lui décrivant à charge les agissements de Lesain, on le supplie d'appuyer la démarche auprès du Préfet.
Ce soir, chez Lafosse, les six opposants au maire ne forment pas seulement la majorité du conseil : ils sont les gardiens de l’honneur d’Yainville, unis pour protéger la mémoire des morts et la dignité des vivants.

La version du maire

Dès le lendemain de cette journée houleuse, Charles Lesain, plume en main, s'adresse lui aussi au préfet. Retour en arrière. Quinze jours plus tôt, un courrier préfectoral, accompagnée d’un arrêté, était arrivé à Yainville. Il ordonnait une réunion pour discuter des travaux urgents à entreprendre pour réparer l’église du village.
Cette réunion, on l'a vu, avait pris une tournure inattendue. Les conseillers, divisés, s’étaient affrontés avec passion. La majorité, convaincue de l’urgence, plaidait pour une restauration immédiate de l’édifice sacré, arguant que chaque jour de retard aggravait les dommages. La minorité, elle, s’opposait fermement, estimant que ces travaux n’étaient pas nécessaires. Leurs arguments, soigneusement consignés dans la délibération jointe à la lettre qu'écrivait Lefort, reposaient sur un point crucial : le devis proposé était, selon eux, bien trop maigre pour couvrir l’ampleur des réparations. Ils craignaient qu’un chantier bâclé, entrepris sans respecter toutes les formalités légales, n’expose l’entrepreneur à des critiques acerbes, voire à des accusations de malversation. Pour Lesain et ses rares partisans, la solution était claire : il fallait missionner un architecte afin d’établir un nouveau devis, plus précis et plus ambitieux.

Lesain a sa version de l'incident qui avait enflammé l’assemblée. Lorsque vint le moment de signer la délibération, la majorité s’y refusa catégoriquement. « Si nous signons, avait déclaré l’un d’eux, le préfet pensera que nous approuvons les arguments de la minorité ! » Lesain affirmait au Préfet avoir tenté de ramener le calme. Selon, lui, il avait expliqué avec patience qu’une délibération consignait les opinions de tous, majorité comme minorité, sans que cela n’engage personne à renier son propre avis. Rien n’y fit. On connaît la suite.

Mais Lesain en demeure convaincu : sans un architecte pour réévaluer le projet, les travaux risquent de sombrer dans le chaos, ce qui suscitera « le scandale de la calomnie ». C'est par la rumeur publique que Lesain aura appris qu'une souscription, destinée à financer les travaux, avait été lancée à son insu. La lettre du préfet du 7 octobre avait confirmé l’existence de cette initiative. Lesain, visiblement contrarié, confesse dans sa missive qu’il n’a pas été consulté par la majorité du conseil. S’il l’avait été, assure-t-il, il aurait immédiatement sollicité l’avis du préfet pour agir avec prudence et transparence.

Ainsi, Lesain livre-t-il sa version des divisions qui secouent Yainville. Entre l’urgence de sauver l’église et les craintes d’un projet mal préparé, le maire, tiraillé, s’en remet à l’autorité du préfet, espérant une issue qui apaisera les tensions et rendra à l’église son lustre d’antan.

Des lenteurs de la poste

Le 5 novembre 1843, à trois heures de l’après-midi, Lesain débouche encore son encrier. Il glisse dans une enveloppe la liste de souscription et le devis réclamés par le préfet, accompagnés d’une lettre qu’il rédige avec soin. Ces documents, demandés par une lettre parvenue à Yainville la veille au soir, partent immédiatement à la poste. Lesain veille à ce que tout soit en ordre, conscient de l’urgence. Et des difficultés de communication...

Il se remémore, en effet, les retards qui ont marqué ses échanges récents avec la préfecture. Le procès-verbal de la délibération du conseil municipal d’Yainville, ainsi que sa lettre du 21 octobre, ont mis un temps fou à parvenir au préfet. Pourtant, Lesain est formel : " j'en avais fait faire la remise par mon fils au bureau de Duclair le dimanche 22 du même mois, sur les 4h l'après-midi, ce que j'affirme et le prouverait au besoin." De même, la lettre du préfet datée du 7 octobre, accompagnée de son arrêté, n’est arrivée entre ses mains que le 12, portant le timbre de la poste de Rouen. Sans rompre les bans, Lesain a présenté cet arrêté aux conseillers municipaux réunis le 20 octobre pour délibérer. Ces lenteurs, dont il ignore la cause, le laissent perplexe.

Concernant la seconde requête du préfet, Lesain se penche sur le décès de Madame Lesain. Il fouille sa mémoire : " je pense qu'il a eu lieu le 22 ou 23 juillet 1842. Je ne puis vous préciser le jour, cette dame étant domiciliée en la commune de Duclair ou a été constaté son décès la date se situerait autour du 22 ou 23 juillet 1842." Il ne peut être plus précis, car la défunte résidait à Duclair, où son décès a été officiellement constaté.


La poste ? Elle fonctionne pourtant bien. La preuve : les lettres de dénonciation vont pleuvoir sur le maire d'Yainville.

Laurent QUEVILLY.

Pour suivre : 

Pluie de dénonciations 

SOURCES

Documents numérisés aux archives départementales par Josiane et Jean-Yves Marchand.

Les textes originaux :
                                                                              


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