Par
Laurent Quevilly-Mainberte
Elle datait du XIe siècle. Et a bien failli disparaître à jamais. Voici comment les Yainvillais sauvèrent leur petite église. Et du coup l'indépendance de leur commune. Un feuilleton à rebondissements !...
Petit rappel des faits. Au Concordat, l'église d'Yainville, en fort mauvais état, est déchristianisée. Elle servira de grange jusqu'au jour où, son toit étant à ciel ouvert, on n'y entrepose même plus les grains. Les paroissiens assistent alors à l'office de Jumièges où ils se font même enterrer. Chaque dimanche, on regarde arriver ces paroissiens comme venus d'un lointain hameau, un peu des parents pauvres, peut-être un peu des intrus.
François Lesain était du nombre. Seulement, sentant la vie lui échapper, le premier maire d'Yainville dicta une curieux testament. Quatre ans après la mort de sa veuve, 10.000 F iront à la paroisse de Jumièges. A moins, à moins... à moins qu'entre temps l'église d'Yainville ne soit restaurée. Telles furent donc ses dernières volontés. Avant de mourir en 1826. François Lesain venait d'écrire Clochemerle avant l'heure...

Etat de l'église d'Yainville en 1832. La toiture est percée, la végétation couronne un contrefort. Les baies de la nef sont de simples fenêtres qui n'ont pas le caractère qu'on leur connaît aujourd'hui. On ne distingue pas de sépultures sur ce côté.
En
1842, la
veuve prit bien soin de rendre
l'âme à son tour. Et de rendre surtout
d'actualité
les dispositions
testamentaires de son regretté mari. L'idée de
réhabiliter la pauvre église germa alors dans
l'esprit de
quelques Yainvillais. Et bientôt de la majorité. Dans le dos du maire, on organisa une souscription tandis que l'ancienne bonne du curé léguait le vieux presbytère qu'elle avait racheté. Face à cette volonté farouche, le maire d'Yainville, héritier et petit-cousin de François Lesain, ne voulait rien entendre. Drôle d'héritier qui ne respectait même pas les souhaits de son bienfaiteur. Drôle de maire qui n'opposait aucune résistance à la volonté du préfet de voir Yainville devenir un simple quartier de Jumièges. |
L'ancienne
bonne du curé Marie-Catherine Delafenestre
était née à Guerbaville. Bonne du
curé Lechanoine, elle fit l'acquisition du
vieux presbytère d'Yainville en 1818. Bien qu'elle
légua par disposition testamentaire à la commune.
Elle eut le bon goût de mourir célibataire le 14 novembre 1843 à 9h et demie du matin. Elle avait 80 ans. Son neveu, Jean Amand Lenoir, sous-brigadier des Douanes à la retraite, âgé de 50 ans, vint d'Hénouville déclarer son décès en mairie en compagnie du voisin de Marie-Catherine, Pierre-Amable Duval, 32 ans, cultivateur à Yainville. Aussitôt, les héritiers firent fi du testament de leur parente et mirent ses biens en vente. Un procès s'engagea avec la commune. |
L'avis décisif des Antiquaires
Le 6 juillet 1843, la commission départementale des Antiquités s'inquiète. Elle redoute " la destruction qui menace, dit-on, l'église d'Yainville, près Jumièges, qu'on suppose propriété communale. La commission pense qu'il importe de la conserver comme monument historique du XIe siècle." Alors, elle va mandater sur place deux émissaires de choix, MM Rondeaux et de La Querrière, deux notables piqués d'histoire et bien au fait des affaires. Surtout Rondeaux qui possède en partie da forêt de Jumièges. Ces deux personnages vont beaucoup peser sur la suite des événements. Seulement, avec les mêmes lenteurs que la Poste, comme nous le verrons, ils ne statueront qu'en novembre. D'ici là !...
D'ici là, fort heureusement, le Préfet semble avoir parfaitement compris le cri d'alarme des distingués Antiquaires rouennais. Après y avoir mûrement réfléchi, Henri Dumont-Delaporte ordonne à la municipalité d'Yainville de délibérer sur la question. Le 7 octobre, il se fend donc d'un arrêté et poste un courrier à Lesain. Le pli n'arrivera à Yainville que le 12, ce qui est remarquable pour un parcours de 23 kms. Lesain serre les dents en recevant cette invective. La rumeur publique a fini par l'avertir qu'une souscription était lancée pour restaurer l'église. Parmi les tenants du projet, plusieurs de ses conseillers. Les débats demandés s'annoncent houleux...
Trois contre tous
Ce 20 octobre 1843, l’air est vif à Yainville. Tous les conseillers franchissent la porte du manoir. Tous, sauf Thuillier qui brille par son absence. Son absence de courage est-on tenté d'ajouter. C'est le cousin du maire.
Charles Lesain ouvre cette séance extraordinaire avec gravité. L'enjeu est clair : il s’agit de trancher sur ce projet porté par plusieurs habitants : restaurer l’église d’Yainville grâce à une souscription. La majorité des conseillers, impatients, en soutient l’idée. Ce projet, d'abord porté sous le boisseau, et maintenant bien avancé. Un devis de 849,25 francs a même été approuvé le 2 octobre. Mais Lesain, Mabon et Duval, eux, s’y opposent avec fougue.
La discussion s’enflamme. La voix de Lesain résonne dans la grande salle du manoir. Il martèle que Yainville, pour ses devoirs religieux, dépend de Jumièges, à peine un kilomètre et demi plus loin. Cette union, née de la réorganisation du culte catholique en France, n’a jamais suscité de plaintes. Pourquoi changer ce qui fonctionne ? Mabon renchérit : l’église d’Yainville, du moins ce qu’il en reste, appartient à la fabrique de Jumièges. Les décrets de 1806 sont formels. Le préfet lui-même l’a reconnu dans une lettre de 1832 adressée à l’ancien maire, Jean Delépine. Restaurer l’église serait donc une entreprise vaine, juridiquement bancale.
Duval, les sourcils froncés, pointe du doigt l’état de l’édifice. « Démembré, en ruines ! » s’exclame-t-il. Le devis de 849,25 francs ? Une plaisanterie. Il faudrait bien plus pour redonner vie à ces murs effrités. Le préfet, qui a vu de ses yeux vu l’église, doit en convenir. Duval propose, presque en défi, que l’on mandate un architecte pour établir un devis sérieux, auquel on pourrait se fier. La majorité reste de marbre.
Lesain aborde alors un point sensible : le legs de son défunt cousin. Certains souscripteurs croient que restaurer l’église permettra de le réclamer. Erreur, tranche-t-il. Ce legs, accepté par la fabrique de Jumièges en 1828 par ordonnance royale, est hors d’atteinte. Tenter de le récupérer exposerait Yainville à un procès avec Jumièges et les héritiers Lesain qui veillent à l’exécution du testament. Le texte est clair : le legs bénéficierait à Yainville si son église était rétablie. Mais, même réparée, l’église n’aurait ni fabrique ni existence légale. Un rêve impossible.

Le portail nord vu par Lesage.
Duval conclut en vantant les atouts de Jumièges. Les chemins vers l’église voisine sont bons, les communications faciles. Les prêtres de Jumiège, que ce soit l'abé Testu et aujourd'hui Prévost, toujours irréprochables, ont su répondre aux besoins d’Yainville. Alors pourquoi s’obstiner ? L’église d’Yainville, abandonnée depuis près de quarante ans, n’accueille plus ni messes ni inhumations. Tout se fait à Jumièges, et personne ne s’en plaint. La disjonction n’apporterait ni bien-être matériel ni moral.
Six "entêtés"
Les six autres conseillers restent déterminés à restaurer l'église. Alors, la tension monte encore d’un cran. Lesain, et ses deux acolytes déversent un flot d’insultes, des paroles humiliantes répétées sans retenue. « Vous ne réussirez pas ! » lancent-ils avec mépris. Lesain va plus loin. Il jure de tout faire pour contrecarrer leurs projets, de s’opposer à eux avec toute la force dont il dispose. Il évoque encore un legs, celui qu’il a lui-même constitué, et annonce avec une assurance glaciale qu’à son échéance, il en fera le dépôt à la caisse des amortissements. Un geste calculé pour étouffer les ambitions. Sa menace est claire : il fera tout ce qui est en son pouvoir pour briser leurs prétentions.
Le débat tourne court. Formant la majorité, les sieurs Jeanne, Lambert, Lafosse, Pinguet, Delépine et Mettérie ne signeront pour rien au monde cette maudite délibération. Seuls Lesain, Mabon et Duval, minoritaires mais crispés sur leur position, apposent leur paraphe après lecture. La séance se clôt, laissant dans l’air une tension palpable. Yainville, ce soir-là, reste suspendue entre son passé et un avenir incertain...
Notes
Les six conseillers dissidents s'appellent exactement Jean-François Delépine, Joseph Jeanne, cultivateur, Jean-Louis Lafoss, Guillaume Lambert, Pascal Mettérie, futur maire, et Nicolas Patrice Pringuet.
Les trois conseillers de la minorité autour de Charles Lesain sont Pierre Amable Duval, François Pierre Mabon et Jacques Thuillier.
SOURCES
Documents numérisés aux archives départementales par Josiane et Jean-Yves Marchand.
Les textes originaux :
