Par Laurent Quevilly

Sur une trouvaille du Désarmement havrais

Le 17 mai 1849, quatre marins de la presqu'île de Jumièges font naufrage au Havre. Ce jour-là, leur vie a bien failli basculer. Mais au fait, de quoi était-elle faite ? Enquête généalogique...

Nous sommes le 10 mars 1849, sous la présidence de Louis-Napoléon Bonaparte, Maître Jean-Martin Brigaux arme au cabotage son sloop, la Jeune Célina. Du port de 58 tonneaux, cette gribane non pontée a été lancée à Rouen en 1828 et aura connu divers capitaines : les sieurs Lucas, Porgueroult, Duparc. 
C'est en 1836 que Brigaux prend le navire en main. Brigaux ? On retrouve ses ancêtres au Mesnil-sous-Jumièges, au passage de la Roche dont Jean-Pierre Derouard a si bien retracé l'histoire.
Retour en arrière...

Un père et un grand-père passeurs

Le 10 novembre 1766, le titulaire du passage de la Roche, au Mesnil, est un certain Jean-Baptiste Brigaux, originaire de Barneville et qui succède à feu son père sur ce bachot. Les religieux lui louent le passage. Et pourtant, ils le savent impécunieux et ce n'est pas cette activité qui lui permettra de régler les 10 livres du bail. Alors, on aménage des facilités de paiement. "Le premier terme escherra à Pasques 1769". Dans un peu plus de deux ans...

En 1769, justement, Jean-Baptiste se marie au Mesnil avec Angélique Rose Tougard. Ce nom ne vous dit rien ? Oui, c'est bien la famille de l'abbé Tougard, l'auteur de la fameuse Géographie de la Seine-Inférieure. On comprend les facilités offertes par les moines. Le frère de Jean-Baptiste, Jacques Thomas Chrisostome Brigaux, occupe une charge très enviable et redoutable : feudiste de l'abbaye de Jumièges. Autrement dit le chargé d'affaire de Messieurs les Religieux. C'est donc un homme qui, pour l'anecdote, connaît parfaitement Pierre Valentin Vastey, feudiste lui aussi dans le Pays de Caux, natif de Jumièges et dont le frère est parti faire fortune à Saint-Domingue. Je raconte cette saga familiale dans Le baron de Vastey, la voix des esclaves

La noyade de mon quintisaïeul

Jean Baptiste Brigaux, notre passeur de la Roche, fait partie, en 1785, d'un équipage de quatre hommes partis charger des fruits à Boscherville. Lorsque l'un deux perd l'équilibre et se noie face à Duclair, plongeant sa femme et ses six enfants dans l'indigence. Ce n'est autre que mon ancêtre direct, Etienne Varin. 
En mars 1789, on retrouvera le feudiste Brigaux, un des plus gros contributeurs de la paroisse, parmi les députés désignés pour remplir les cahiers de doléances. Il est alors localisé au Conihout de Jumièges...

Les débuts de Jean-Martin Brigaux

Le  passeur épousera une fille Foutrel. Et c'est ainsi qu'est né Jean-Martin Brigaux en 1792. Par tradition familiale, sa vocation de marin est toute tracée. C'est un garçon d'un mètre 65 aux yeux bleus et au nez pointu. On le verra embarqué sur le Batave de 1810 à 1815, ce qui lui vaudra plus tard la médaille de Sainte-Hélène instaurée par Napoléon III pour récompenser les derniers grognards de son oncle.

Jean-Martin Brigaux fut d'abord marié à Marie-Agathe Yves. Elle lui donna un fils, Jean-Jacques et mourut prématurément. Alors, Brigaux se remaria en 1843 au Mesnil avec Clotilde Petit. La même année, il était classé hors service. La Royale ne ferait plus appel à lui...

Après le naufrage...

Et nous en arrivons à ce 10 mars 1849, à bord de la Jeune Célina. Jean-Martin Brigaux a pour mousse et novice les frères Thuillier. Deux fils de paysan. Ludovic, l'aîné, a embarqué sur ce navire dès le 13 septembre 1845 avant d'être appelé par la Marine à Cherbourg. On le retrouvera ainsi sur la Bayonnaise en 1847 et 1848. Et puis il y a Edmond Thuillier, le cadet. Le 26 avril, à Rouen, un quatrième homme vient compléter l'équipage. Il s'agit de Louis Dossemont.

Naufrage d'un navire à l'entrée du port du Havre, Charles-Alexandre Lesueur, non daté. (Muséum d'histoire naturelle du Havre).

Alors qu'elle entre au port du Havre, le 17 mai, la Jeune Célina fait naufrage. On ne trouvera pas le compte-rendu de ce fait-divers dans une presse locale qui ne se nourrit pas encore de ce type d'événements. Mais on sait que les quatre hommes en réchapèrent. Voici ce qu'il advint d'eux...

Edmond Thuillier, le mousse, arriva à Rouen le 23 mai, soit six jours après cette fortune de mer. Il fut rayé des registres de l'inscription maritime à sa demande le 20 mai 1850. Brigadier des douanes, deux fois marié, il est mort à La Mailleraye en 1905.

Ludovic Abrahm Thuillier retrouva la Bayonnaise à Cherbourg. En 1851, il est nommé garde martime à Elbeuf mais démissionne deux ans plus tard. Lui, il continuera de naviguer : à Villequier, La Bouille. Ludovic Abraham s'est marié à Barneville en 1856 avec Adélaïde Duboc.

Louis Dossemont, grâce aux libéralité de sa marraine, se fit construire, en 1850, un navire à La Mailleraye : le Rosine Clotilde. Il l'arma au cabotage pour le transport de matériaux le 6 juillet avec trois hommes d'équipage : Lassire, Frémont et Dominique Dossemont, frère du patron. Louis Dossemont alla s'établir avec sa famille à Villequier et fut trois ans rappelé par la Royale, Napoléon III ayant déclaré la guerre à la Russie. C'est ainsi qu'il servit lui aussi sur la Bayonnaise. Dossemont eut le malheur de perdre quelques-uns de ses enfants avant de se noyer. La chance ne lui aura pas souri deux fois. Il est le grand-père du poète Gabriel-Ursin Langé sur qui j'ai écrit un livre, L'ange de Jumièges. Racheté par Emile Silvestre, son navire a fini sa course aux carrières d'Yainville.

Quid de Jean-Martin Brigaux ?

Reste Jean-Martin Brigaux, le maître au cabotage. Immédiatement après la perte de son navire, on ne sait trop ce qu'il devint, les archives de l'Inscription maritime présentant des lacunes. Mais on le retrouve comme passeur et débitant au Mesnil lorsque trépasse sa seconde femme, le 7 mai 1871. Il a alors 78 ans. 
Né du premier lit, son fils Jean-Jacques est alors agent de remorquage au Havre et cafetier, quai Notre-Dame. Ce garçon avait fait ses premières armes à bord de la Jeune Célina. Puis il fut appelé dans la Marine, tomba malade, s'embarqua sur d'autres navires que celui de son père avant de retourner à l'armée. Jugé impropre au service il disparut plusieurs années du paysage. On ne sait où il se trouvait au moment du naufrage de son père. Mais en 1850, il réapparaît comme patron du Daniel au Havre.

La maison du passeur de la Roche.

Le 19 janvier 1874, la famille Brigaux bénéficie d'un nouveau bail pour le passage de La Roche et son annexe d'Yville jusqu'au 31 décembre 1879. En juin 1875, la cale du Mesnil face à Yville est terminée. Elle a été réalisée par Leblond et Lesueur. Mais ni les Brigaux, ni qui que ce soit n'est volontaire pour exploiter ce nouveau bac.

Jean-Martin Brigaux, le naufragé, est mort de sa belle mort le 26 décembre 1877. Il avait 85 ans. Débitant et passeur au Mesnil, un sien parent, Alphonse Brigaux, fit la déclaration en mairie. De son second lit, le défunt avait eu un fils prénommé Alphonse Désiré Martin qui, comme lui, sera batelier-passeur au Mesnil. En 1882, il vit le bac du Mesnil à Yville entrer enfin en service et le bac de La Roche devenait ainsi son annexe. Brigaux fils est décédé en 1893.


Laurent QUEVILLY.

Source

C'est en saisissant de nouvelles données de l'Inscription maritime que notre partenaire, le Désarmement havraisnous a signalé ce fait-divers.