Par Laurent Quevilly-Mainberte
Sur une trouvaille du Désarmement havrais

Nous
sommes le 10 mars
1849, sous la présidence de Louis-Napoléon
Bonaparte,
Maître Jean-Martin Brigaux arme au cabotage son sloop, la
Jeune Célina. Du port de 58 tonneaux,
cette gribane non
pontée a été lancée
à Rouen en 1828 et aura connu divers
capitaines : les sieurs Lucas, Porgueroult, Duparc.
C'est en 1836 que
Brigaux prend le navire en main. Brigaux ? On retrouve
ses ancêtres au Mesnil-sous-Jumièges, au passage
de
la Roche dont Jean-Pierre Derouard a si bien retracé
l'histoire. Retour
en
arrière...
Le 10 novembre 1766, le titulaire du passage de la Roche, au Mesnil, est un certain Jean-Baptiste Brigaux, originaire de Barneville et qui succède à feu son père sur ce bachot. Les religieux lui louent le passage. Et pourtant, ils le savent impécunieux et ce n'est pas cette activité qui lui permettra de régler les 10 livres du bail. Alors, on aménage des facilités de paiement. "Le premier terme escherra à Pasques 1769". Dans un peu plus de deux ans...
En 1769,
justement,
Jean-Baptiste se marie au Mesnil avec Angélique Rose
Tougard. Ce nom
ne vous dit rien ? Oui, c'est bien la famille de l'abbé
Tougard,
l'auteur de la fameuse Géographie de la
Seine-Inférieure. On
comprend les facilités offertes par les moines. Le
frère de
Jean-Baptiste, Jacques Thomas Chrisostome Brigaux, occupe une charge
très enviable et redoutable : feudiste de l'abbaye
de Jumièges.
Autrement dit le chargé d'affaire de Messieurs les
Religieux. C'est
donc un homme qui, pour l'anecdote, connaît parfaitement
Pierre Valentin Vastey,
feudiste lui aussi dans le Pays de Caux, natif de Jumièges
et dont
le frère est parti faire fortune à
Saint-Domingue. Je raconte cette
saga familiale dans Le
baron de Vastey, la voix des esclaves.
Jean Baptiste
Brigaux,
notre passeur de la Roche, fait partie, en 1785, d'un
équipage de quatre hommes
partis charger des fruits à Boscherville. Lorsque
l'un deux perd
l'équilibre et se noie face à Duclair, plongeant
sa femme et ses six enfants dans l'indigence.
Ce n'est autre que mon ancêtre direct, Etienne
Varin.
En mars 1789,
on retrouvera le feudiste Brigaux, un des plus gros contributeurs de
la paroisse, parmi les députés
désignés pour remplir les cahiers
de doléances. Il est alors localisé au Conihout
de Jumièges...
Le passeur épousera une fille Foutrel. Et c'est ainsi qu'est né Jean-Martin Brigaux en 1792. Par tradition familiale, sa vocation de marin est toute tracée. C'est un garçon d'un mètre 65 aux yeux bleus et au nez pointu. On le verra embarqué sur le Batave de 1810 à 1815, ce qui lui vaudra plus tard la médaille de Sainte-Hélène instaurée par Napoléon III pour récompenser les derniers grognards de son oncle.
Jean-Martin Brigaux fut d'abord marié à Marie-Agathe Yves. Elle lui donna un fils, Jean-Jacques et mourut prématurément. Alors, Brigaux se remaria en 1843 au Mesnil avec Clotilde Petit. La même année, il était classé hors service. La Royale ne ferait plus appel à lui...
Après le naufrage...Et nous en arrivons à ce 10 mars 1849, à bord de la Jeune Célina. Jean-Martin Brigaux a pour mousse et novice les frères Thuillier. Deux fils de paysan. Ludovic, l'aîné, a embarqué sur ce navire dès le 13 septembre 1845 avant d'être appelé par la Marine à Cherbourg. On le retrouvera ainsi sur la Bayonnaise en 1847 et 1848. Et puis il y a Edmond Thuillier, le cadet. Le 26 avril, à Rouen, un quatrième homme vient compléter l'équipage. Il s'agit de Louis Dossemont.
Naufrage d'un navire à l'entrée du port du Havre, Charles-Alexandre Lesueur, non daté. (Muséum d'histoire naturelle du Havre).
Alors qu'elle entre au port du Havre, le 17 mai, la Jeune Célina fait naufrage. On ne trouvera pas le compte-rendu de ce fait-divers dans une presse locale qui ne se nourrit pas encore de ce type d'événements. Mais on sait que les quatre hommes en réchapèrent. Voici ce qu'il advint d'eux...
Edmond Thuillier, le mousse, arriva à Rouen le 23 mai, soit six jours après cette fortune de mer. Il fut rayé des registres de l'inscription maritime à sa demande le 20 mai 1850. Brigadier des douanes, deux fois marié, il est mort à La Mailleraye en 1905.
Ludovic Abrahm Thuillier retrouva la Bayonnaise à Cherbourg. En 1851, il est nommé garde martime à Elbeuf mais démissionne deux ans plus tard. Lui, il continuera de naviguer : à Villequier, La Bouille. Ludovic Abraham s'est marié à Barneville en 1856 avec Adélaïde Duboc.
Louis Dossemont,
grâce aux
libéralité
de sa marraine, se fit
construire, en 1850, un navire
à La Mailleraye : le Rosine Clotilde. Il
l'arma au cabotage
pour le transport de matériaux le 6 juillet avec trois
hommes
d'équipage : Lassire, Frémont et Dominique
Dossemont, frère du
patron. Louis Dossemont alla s'établir avec sa famille
à
Villequier et fut trois ans rappelé par la Royale,
Napoléon III
ayant déclaré la guerre à la Russie.
C'est ainsi qu'il servit lui
aussi sur la Bayonnaise. Dossemont eut le malheur
de perdre
quelques-uns de ses enfants avant de se noyer. La chance ne lui aura
pas souri deux fois. Il est le grand-père du
poète Gabriel-Ursin
Langé sur qui j'ai écrit un livre, L'ange de Jumièges.
Racheté
par Emile Silvestre,
son navire a fini sa course aux carrières d'Yainville.
Reste
Jean-Martin
Brigaux, le maître au cabotage. Immédiatement
après la perte de son navire, on ne
sait trop ce qu'il devint, les archives de l'Inscription maritime
présentant des lacunes. Mais on le retrouve comme passeur et
débitant au Mesnil lorsque trépasse sa seconde
femme, le 7 mai
1871. Il a alors 78 ans.
Né du premier lit, son fils
Jean-Jacques
est alors agent de remorquage au Havre et cafetier, quai Notre-Dame.
Ce garçon avait fait ses premières armes
à bord de la Jeune
Célina. Puis il fut appelé dans la
Marine, tomba malade,
s'embarqua sur d'autres navires que celui de son père avant
de
retourner à l'armée. Jugé impropre au
service il disparut
plusieurs années du paysage. On ne sait où il se
trouvait au moment
du naufrage de son père. Mais en 1850, il
réapparaît comme patron
du Daniel au Havre.
La maison du passeur de la Roche.
Le 19 janvier 1874, la famille Brigaux bénéficie d'un nouveau bail pour le passage de La Roche et son annexe d'Yville jusqu'au 31 décembre 1879. En juin 1875, la cale du Mesnil face à Yville est terminée. Elle a été réalisée par Leblond et Lesueur. Mais ni les Brigaux, ni qui que ce soit n'est volontaire pour exploiter ce nouveau bac.
Jean-Martin Brigaux, le naufragé, est mort de sa belle mort le 26 décembre 1877. Il avait 85 ans. Débitant et passeur au Mesnil, un sien parent, Alphonse Brigaux, fit la déclaration en mairie. De son second lit, le défunt avait eu un fils prénommé Alphonse Désiré Martin qui, comme lui, sera batelier-passeur au Mesnil. En 1882, il vit le bac du Mesnil à Yville entrer enfin en service et le bac de La Roche devenait ainsi son annexe. Brigaux fils est décédé en 1893.
Source
C'est en saisissant de nouvelles données de l'Inscription maritime que notre partenaire, le Désarmement havrais, nous a signalé ce fait-divers.