Par Laurent
Quevilly-Mainberte
Mort violente, mort suspecte ! Que ce soit de nos jours comme sous l'ancien régime. En 1768, dans la forêt de Jumièges, on retrouve un cadavre au pied d'un chêne. Une commission d'enquête se rend sur place...

Alerté, le curé de la paroisse du Mesnil est bien embarrassé. A première vue, il s'agit bien d'un accident. Mais bon, c'est tout de même une mort inhabituelle. Comme ces noyés que rend régulièrement la Seine et qui nécessitent toujours un "permis d'inhumer" de la part des autorités.
L'abbé Douyère écrit donc aussitôt à Pierre-Nicolas Delamarre, le bailli de la haute justice et fait porter sa lettre au château du Taillis.
"Un homme de ma paroisse est parti ce matin couper du bois sec dans la forêt de Jumièges. Etant monté à un arbre, il en est tombé et on ne lui a point de vie. Je pense que cela vous regarde. Je vous prie d'en venir faire la visite et me marquer l'heure que nous pouvez vous y transporter. Si Monsieur Joret ne pouvait venir, Monsieur Marescot qui est au pays fairoit pour luy. J'ai l'honneur d'être, avec respect, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur..."
Joret ? C'était le procureur fiscal de la baronnie, une sorte d'accusateur public à qui l'on fait appel dans ce genre d'affaire. Et ce jour-là, il brille effectivement par son absence. Monsieur Delamare se rendra donc personnellement sur les lieux en compagnie du dit Marescot mais aussi du Docteur Beryes qui réside alors à Duclair et que va quérir Jean Boullard, le zélé greffier de la baronnie.
Les sabots des chevaux claquaient sur le chemin boueux et l’air frais de novembre portait une odeur de feuilles mortes et d’incertitude. Parvenus sur les lieux sur les quatre heures de l'après-midi qui sonnaient au loin, nos quatre hommes retrouvèrent l'abbé Douyère et les deux fils de la victime, Pierre et Jean, dont les visages trahissaient un mélange de tristesse et de résignation. Une échelle reposait contre le tronc d'un chêne dressé comme un témoin impassible et tous les regards convergèrent vers sa cîme. L'infatigable docteur Beryes connaissait bien ce vieil homme gisant à ses pieds pour l'avoir soigné d'une hernie. A Jumièges, les mains du "chirurgien" avaient pansé bien des plaies et bosses dans de sombres affaires de violence. Beryes examina consciencieusement le corps de Cottard qui semblait presque dormir en paix, si ce n'était cette lividité qui gagnait ses traits. Avec une minutie solennelle, il examina le corps, ses doigts effleurant la peau froide. Impatient, Delamare interrogeait Beryes du regard. Puis l'homme de l'art lâcha son diagnostic tel qu'il allait le consigner ainsi dans son rapport :
"Je me suis transporté dans le forest de Jumièges pour y voir et visiter le corps d'Estienne Cottard, de la paroisse du Mesnil-sous-Jumièges que j'ai trouvé mort, étendu sur le dos, au pied d'un chesne. Après avoir examiné touttes les parties de son corps, je remarque une légère escoriation sur la partie inférieure de l'os temporal du costé droit occasionné par une chute qu'il avoit faitte du haut d'un chesne de viron quinze pieds. Ensuite, je remarque qu'il avoit les yeux livides, les lèvres noires et la langue tendue, le col gorgé, ce qui me feroit pronostiquer que le malade auroit eu un coup de sang estant dans l'arbe ... la chute luy auroit occasionné la mort.
Le dit Cottard estoit jadis incommodé d'une hernie que je reconnut sans étranglement estant encore muny d'un bandage.
Ce que je certifie véritable pour valloir et servir ce que de raison.
A Duclair ce quatrième novembre mil sept cents soixante et huit.
Bairies.
L'affaire étant entendue, le haut justicier Delamare rédigea de son côté un rapport dans un style ampoulé :
"Le vendredy quatrième jour de novembre mil sept cent soixante et huit, nous, Pierre Nicolas Delamarre, licencié es loix, avocat au conseil, bailly siège civil, criminel et de police des baronnies, hautes, moyennes et basses justices de Ducler, Jumièges et Yainville, gruyer verdier des susdittes baronnies à Le Mesnil-sous-Jumièges et dépandances et Me Jacques Marescot, avocat en la cour du parlement de Rouen faisant pour l'absence du procureur fiscal des susdittes baronnies et hautes justices, assisté de Jean Boullard, notre greffier ordinaire sur l'avis qui nous auroit esté donné qu'il y auroit un cadavre dans la forêt de Jumièges, aux environs et proche Le Mesnil-sous-Jumièges et proche aussi du chemin tendant du dit lieu de Ducler au Mesnil et aux extremittés du quart en réserve et auquel susdit lieu cy dessus désigné
nous, juges cy dessus nommés et qualiffiés comme devant est dit, nous nous sommes exprès transportés et estant arrivés dans la ditte forêt assistés comme dessus et du sieur Jean Bayrie, chirurgien du baillage de Rouen et à Ducler, viron sur les quatre heures d'après midi nous aurions trouvé le corps d'Estienne Cottard vivant... en la paroisse du Mesnil mort et étendu par terre auprès d'une chesne contre lequel il y a une echelle de dressée et duquel chesne il y a toutte apparance qu'estant monté dedans il s'est laissé tomber en bas de viron de la hauteur de treize à quatorze pieds
et après avoir visité le dit cadavre nous ne lui avons trouvé qu'une excoriation à côté de l'œil droit qui ne nous a cependant pas paru suffisante pour avoir occasionné la mort, ce qui fairoit présumer que ce seroit quelque coup de sang joint à la chutte qui pouroit lui avoir occasionné la mort.
Luy avons trouvé en outre le tour des yeux et les lèvres fort livides et la langue très grosse et comme nous n'avons pu remarquer aucune blessure extérieure qui aye pu lui occasionner la mort, nous nous sommes retirés nous en rapportant entièrement au procès verbal du dit sieur bayeries qui sera posé en notre greffe et avons permis au sieur curé et à Pierre et Jean Cottard, enfants dudit deffunt à le faire inhumer; Ce qu'ils ont signé avec nous."
R.
Douyère, curé
du Mesnil,
la marque des frères Cottard,
les signatures de Marescot, Delamare.
la marque des frères Cottard,
les signatures de Marescot, Delamare.
Tout ce monde ayant tourné les talons pour conduire Cottard au tombeau, Delamare calcula ses émoluments avec autant de soin qu'il avait rédigé son rapport. Il s'attribua 12 livres. 8 allèrent à Marescot, 6 au greffier, autrement dit autant qu'au chirurgien qui avait pourtant apporté la conclusion de l'enquête
Le lendemain, 5 novembre, le curé du Mesnil flanqué de ses charitons procéda à l'inhumation en précisant sur son registre que la victime était décédée "d'hier subitement dans la forest du Mesnil-Jumièges d'un coup de sang".
Laurent QUEVILLY.
Notes généalogiques
Etienne était fils de Pierre Cottard et Marie Coquin. Voici presque quarante ans, en 1729, il avait épousé Marie Lefrançois avec qui il eut une dizaine d'enfants. Devenu veuf, il s'était remarié trois ans avant sa mort avec Geneviève Monguérard, veuve elle aussi et originaire de Guerbaville.
En 1776, on retrouvera un matelot de Jumièges, du nom d'Etienne Cottard, engagé dans la guerre d'indépendance des Etats-Unis. Il était fils de Nicolas et Catherine Petit.
Source
Cote archive
199BP51. Document numérisé par Jean-Yves et
Josiane Marchand.