Par Laurent Quevilly-Mainberte
VOYAGE SANS RETOURSANS R
Agnès,
quelle idée a bien pu te traverser
la tête ! Veux-tu savourer un succès
militaire auquel tu n’es pas
étrangère ? Est-ce vraiment, comme tu le
prétends, pour avertir le Roi
d’un complot ?
Qu’importe,
Agnès est là. Et le Roi rit encore de
ses
propos. Un complot ! Il la mène
aussitôt au manoir de la Vigne. Une
propriété de l’abbaye a moins
d’une lieue d’ici. C'est là qu'il lui
rendra
visite. Tous les jours. Le Roi lui tend parfois le bras pour quelques
pas. La
populace est tenue à distance. Et son imagination travaille.
On se le répètera
d’une génération à
l’autre : un souterrain relie l'abbaye au
manoir !
Un long couloir secret, chemin des amoureux. Regardez ce
cratère sans fond dans
la campagne : c’est la bouche
d’aération. On la désigne toujours sous
le
nom des fosses Piquet.
D’autres voix vous diront que c'est Agnès qui courait du Mesnil pour rejoindre son ami. Croyance tenace. Au XIXe siècle, Casimir Caumont, alors propriétaire de l’abbaye, fait graver cette inscription sur le passage Charles VII :
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Agnès, par cette porte, arrivait du manoir Un page la guidait vers le royal dortoir Agnès de Charles VII ranima le courage Son nom cher à la France a passé d'âge en âge Belle était son surnom Et de la belle Agnès cette porte a le nom ![]() |
Agnès
avait bien un confesseur. Jean Chartier, le chroniqueur du Roi, lui
donne le
prénom de Denis… et laisse un blanc au moment
d’écrire son nom ! Dommage.
La
favorite, enceinte de plusieurs mois, est arrivée
à Jumièges totalement
exténuée. Malade. Elle souffre de maux de ventre
qu’elle traite au vif argent.
Des diarrhées la poussent aux latrines. Alors, ces
souterrains, ces passages secrets,
la prairie du Vasier… Une chose est
sûre : si Charles n’est pas au
lit avec la Belle, il partage sa couche avec… un
homme ! Eh oui, c’est le
privilège de son écuyer, Guillaume Gouffier. Lui
aussi est à Jumièges. Durant
toutes ces semaines, ce petit village normand est un peu la capitale
provisoire
de la France. On y devine la présence de tous les grands du
Royaume. Nous avons
évoqué Jacques Cœur, Etienne Chevalier,
Gouffier à l’instant. Ajoutons-y
Charles de Brezé qu’Agnès appelle son
« très
honoré seigneur et
compère ». Un autre de ses
amis : le sire de Beuil. On imagine encore
le roi de Sicile, ce bon roi René que connaît bien
la Belle, le grand Dunois,
les comptes d’Eu, de Clermont, de Nevers et de Castres, le
sire d’Orval, le
comte de Saint-Pol.
Sieur
de Tancarville, Guillaume de Harcourt, chambellan du Roi, est toujours
du
nombre. Le 26 janvier, ici, à
Jumièges, il fait
foi et hommage à Charles VII
pour son comté. Harcourt loge au manoir de la Vigne.
Près d’Agnès.
« L’aspect
de Jumièges, aujourd’hui si
mélancolique, était alors joyeux et
animé,
imagine Cordellier-Delanque en 1853. Dans les vastes
salles de l’abbaye étaient réunis une
foule d’écuyers, de capitaines, de gens
d’armes de l’ordonnance du roi. Assis en cercle
autour des cheminées ardentes,
les chevaliers et barons, couverts de fourrures, devisaient
à grands bruits de
toutes choses et se racontaient les nouvelles du moment. Dans les cours
circulaient des groupes de pages, de varlets et de palefreniers. Une
grande
activité régnait dans les cuisines et dans les
écuries. On fourbissait les
armes, on nettoyait les harnais, on allait, on venait, les ordres se
croisaient
et, dominant tout ce tumulte, les grosses cloches,
ébranlées dans la nue,
sonnaient à toutes volées pour la messe du
roi.
« Là,
comme à Bourges, comme à Chinon, comme
à Paris, Charles assignait à chaque
journée son emploi, travaillant le lundi, le mardi et le
jeudi avec son
chancelier pour le rétablissement de la justice que les
guerres avaient mises
dans un étrange désordre, conférant le
mercredi avec les maréchaux de France et
le principaux officiers de l’armée, tenant
conférence pour les finances le
vendredi et le samedi et ne se donnant guère
qu’une partie du jeudi pour
prendre quelque repos… »
A quoi ressemble la dernière demeure d’Agnès ? Ce que l’on peut en voir aujourd’hui n’en donne qu’une vague idée. Car il s’agit des dépendances d’un castel sans doute détruit peu de temps après sa mort. Le manoir de la Vigne aurait été édifié en 1325 et sa chapelle en 1345. Nous sommes sur une élévation qui garde des traces d'occupation gauloise et romaine. Le lieu est très tôt fréquenté. Au Conihout de Jumièges se serait situé le premier passage d'eau détenu par les moines.
Le manoir de la Vigne, c’est d’abord un mur d’enceinte percé d’une double porte. La petite pour les piétons, la grande pour les cavaliers et charrois. Cette porterie est complétée par une tour crénelée. Dans ces bâtiments se tiennent sans doute les cuisines. En témoignent les restes de vastes cheminées.
On
entre dans la cour. Là, un puits
monumental, un long bâtiment en équerre,
percé de croisées gothiques. Il est
prolongé par une antique chapelle. C’est sans
doute dans ses murs, transformés
en habitation, que descend Agnès. Car le vieux castel, si
vieux castel il y a,
est certainement occupé par les épouses des
dignitaires à son arrivée. Sous
l’ancienne chapelle, de vastes caves
voûtées.
Le reste du
domaine comprend
encore un pigeonnier. La toponymie locale va garder
le
souvenir de ces allées et venues : le chemin du
Roy, le Carrefour du Roy…
Car il mène l’homme à trépas
Allez, on ne l’accusera pas
de l’empoisonnement d’Agnès.
L’abbaye a ses maîtres queux. La suite royale
aussi. Agnès s’alimente
essentiellement de soupes. Pain trempé qu’elle
porte à sa bouche avec les
doigts avant d’en boire le jus.