Par Laurent Quevilly-Mainberte
Fils d'un fameux poète de son temps, lui-même écrivain talentueux, André Monselet prend pour nous un ticket Barentin-Caudebec en 1887....
Prendre l'express de Paris au Havre, descendre de wagon à Rouen pour s'embarquer à bord d'un des deux paquebots l'Eclair ou le Chamois, qui desservent journellement Rouen et le Havre c'est là une promenade très courue des touristes.

En s'embarquant à Caudebec, la députation officielle, qui s'en est allée tout récemment inaugurer le canal de Tancarville, n'a pu s'offrir qu'un diminutif de cette excursion en suivant à notre tour l'itinéraire ministériel, nous n'avons d'autre but que de donner un abrégé des merveilles qui attendent le voyageur le long de ces gais rivages, et aux invités du Rapide un ressouvenir charmant d'un voyage trop tôt terminé.

C'est à Barentin que se détache l'embranchement qui relie Caudebec, Jumièges et Duclair à la ligne principale. Barentin qui a prêté son nom à plus d'un personnage de vaudeville, n'est autrement célèbre que par son viaduc que traverse la ligne du chemin de fer de Paris au Havre, à cent pieds d'altitude. Quelques fabriques donnent encore un semblant d'importance à cette petite station.

De là, le chemin de fer, qui est à voie unique, rampe au fond d'une étroite vallée pittoresque et justement célèbre, où la rivière d'Austreberthe plutôt ruisseau que, rivière décrit les plus capricieux contours.


La gare du Paulu photographiée du Train...

Voici Duclair, dont les maisons si coquettes, alignées au bord du fleuve comme pour la parade, donnent à ce petit pays un faux air de plage.

— Duclair, renommé pour ses canetons !

A l'extrémité du village, abritée par la falaise, citons la villa de la Fontaine, à M. Alfred Darcel, de Rouen, qui possède encore, non loin de là, le château d'Anneville et la Cheminée Tournante, deux merveilles et semble ainsi le marquis de Carabas de l'endroit.
Signalons aussi, au-dessous de Duclair, à Yville-sur-Seine, le château du comte de Malartic, magnifique propriété assise triomphalement au bord du fleuve et superbement adossée aux collines que domine la forêt de Mauny, et le château de Mauny, à M. le duc de La Rochefoucauld-Doudeauville.

En quittant Duclair, la voie ferrée contourne la forêt du Trait et va se perdre sous un tunnel de verdure, puis, rejoignant la Seine à Jumièges, court le long de ses bords jusqu'à Caudebec.
Une halte le Trait. C'est de là qu'on a tiré cette pierre blanche qui a servi à la construction du canal de Tancarville.

Une autre halte là Mailleraye ! Situé sur la rive gauche de la Seine, ce joli village, qu'il faut aller quérir à l'aide du bac, est en passe de devenir à la mode.

C'est un domaine appartenant de longue date aux Mortemart de Rochechouart : la vieille demeure seigneuriale existe encore entourée d'un parc tour à tour morcelé aujourd'hui promenade publique flanquée d'une chapelle à mi-côte, bordée d'une terrasse dont la balustrade en pierre taillée est contemporaine de Louis XIII on dit que la Mailleraye a vu naître et grandir l'amour de Louis XIV pour Mlle de La Vallière. Plus tard, relai de poste, la Mailleraye prit des airs d'importance un commerce de bois en a fait depuis lors une station maritime.

En bordure sur le fleuve, très large en cet endroit et dessinant un coude fort prononcé, la terrasse de la Mailleraye est un des sites les plus remarquables de la Basse-Seine de là on aperçoit la forêt du Trait tantôt s'abaissant vers le fleuve qu'elle repousse et qu'elle oblige à ces arcs de cercle gigantesques qui sont comme les contorsions d'un serpent formidable, tantôt s'élevant majestueusement, traçant une ligne de verdure parallèle à l'azur du ciel.

Sur la droite, dans une éclaircie, on peut distinguer les deux hautes tours de l'antique abbaye de Jumièges dressées comme les deux bras d'un immense échafaud.
A gauche apparaît, ensoleillé le petit port de Caudebec que signale une remarquable église gothique, dont le clocher normand, en forme de bonnet de coton, semble coiffer tout le village.

Ces parages deviennent de plus en plus fréquentés déjà le libraire Marpon s'est arrêté à la Mailleraye ; d'autres Parisiens l'ont suivi et je crains que l'école naturaliste tout entière qui compte nombre de touristes, hommes de lettres comme Guy de Maupassant ou peintres comme Caillebotte, n'aille bientôt s'abattre sur ce coin de terre providentiel et s'emparer de cette station où la chasse et la pêche sont en grand honneur. La terrasse de Saint-Germain et son légendaire pavillon Henri IV pourraient en souffrir mais bast !

Déjà les yachtsmen du Cercle de la Voile, descendant d'Argenteuil à la mer à l'époque des régates du Havre, manquent rarement de s'arrêter à l'hôtel de la Marine, tenu par Monnier un Parisien à l'affût de ses compatriotes ; demandez plutôt à de Quélen, à Lamy, à Giudicelli, à Raimond, à Fraimbault, à Pinel, Maigret, etc..

Caudebec-en-Caux. Des maisons à plusieurs étages, un Hôtel de la Marine, dont l'inscription se détache en une courbe gracieuse lettres d'or sur un fond bleu-ciel, un omnibus qui fait le service de la gare, un bac à vapeur qui dessert les deux rives, quoi encore ? Un sémaphore  !
Bref, un semblant de civilisation et de modernisme, des faux airs de cité cet avant-port de mer en miniature semble plein de mouvement.

Caudebec réserve enfin aux touristes la surprise d'une vieille cathédrale, classée par la Société des monuments historiques, et que vient de restaurer entièrement un architecte bien connu, M. Sauvageot, à qui l'on doit les savantes réfections de la cathédrale de Rouen.
On a porté jadis, du temps de Boileau, des chapeaux qui s'appelaient des Caudebec.

Une petite rivière, ou mieux un égout, semblable à la Bièvre dans Paris, comme elle demi-souterraine, traverse la ville du nord au sud et alimente seule de nombreuses tanneries...

 

Source


Supplément littéraire du Figaro, 1887.