31 août 1930 le Yainville et le Marigot se percutent en mer du Nord. L'onde de choc se propagera jusqu'au tribunal de commerce du Havre. Là, l'un des équipages sera défendu par un certain... René Coty !


Le Yainville, ici à quai

Le 31 août 1930, une brume épaisse enveloppait les eaux du Sandettié, là où la mer du Nord murmurait ses secrets sous une légère brise de nord-est. La mer était calme, presque trompeuse, lorsque deux vapeurs, le Yainville de l’armement Worms et Cie et le Marigot de la Compagnie Générale Transatlantique, traçaient leurs routes à travers le brouillard. Invisibles l’un pour l’autre jusqu’à l’instant fatal, leurs destins se croisèrent à 3 h 44 du matin, dans un choc brutal de métal qui résonnera jusque dans les tribunaux.

Collision dans la brume

Le Yainville, commandé par un capitaine aguerri, avait dépassé le bateau-feu de Sandettié à 3 h 45, filant nord-est à 7,6 nœuds. À 3 h 37, ses hommes perçurent le son lointain d’une corne de brume, deux ou trois quarts sur tribord. C’était le Marigot, progressant sud-ouest à 9,8 nœuds depuis le bateau-feu de West-Hinder. Sa propre corne avait retenti à 3 h 35, entendue par son équipage comme un écho venant du Yainville, deux quarts sur bâbord. Dans la brume, le son était leur seul guide, mais aucun des deux navires ne s’arrêta pour mieux écouter. Ils continuèrent, leurs machines ronronnant avec une audace défiant le danger tapi dans la grisaille.

Les règles maritimes, gravées dans le règlement de 1897 sur les abordages, exigeaient la prudence. L’article 16 était sans équivoque : un navire entendant un signal de brume sur l’avant de son travers devait stopper ses machines et naviguer avec précaution jusqu’à ce que le risque soit écarté. Pourtant, ni le Yainville ni le Marigot n’obéirent à cet impératif au premier signe d’alerte. Le Yainville maintint son cap, son capitaine estimant que le signal isolé du Marigot ne présentait pas de menace immédiate. Le Marigot, quant à lui, prit une décision lourde de conséquences. À 3 h 40, quatre minutes avant l’abordage, le capitaine Vassia, sentant que la corne du Yainville restait fixe, ordonna un virage brusque à tribord – d’abord 5 degrés, puis 10. Une manœuvre audacieuse, censée éviter le pire, mais qui allait sceller leur sort.

Dans les ultimes instants, alors que la brume s’entrouvrait pour révéler les silhouettes menaçantes des deux navires, la panique s’empara des équipages. Le Yainville, apercevant la forme du Marigot, mit ses machines en arrière toute et braqua la barre à tribord. Un effort désespéré, mais trop tardif. Le Marigot, de son côté, tourna également à tribord, espérant glisser à l’écart. Mais dans la confusion, son arrière pivota vers l’étrave du Yainville, précipitant l’inévitable. Le crissement du métal et les cris des marins déchirèrent la brume alors que les navires s’enchevêtraient, leurs coques cabossées et leur honneur terni.

Le verdict du tribunal

Après le choc, les accusations fusèrent comme des embruns. Worms et Cie désignèrent le virage téméraire du Marigot comme la cause du désastre. Sans ce changement de cap, plaidèrent-ils, les navires auraient pu se croiser sans heurt. La Compagnie Générale Transatlantique, elle, reprocha au Yainville de ne pas avoir cédé le passage, invoquant son obligation de s’écarter d’un navire entendu à tribord. Les deux parties exigèrent réparation, chacune cherchant à faire porter à l’autre le poids des dommages, matériels et moraux.

L’affaire échoua devant un tribunal, où trois arbitres scrutèrent les récits embrouillés. Ils relevèrent des fautes des deux côtés. Le Yainville et le Marigot avaient tous deux bravé l’article 16, fonçant dans la brume à des vitesses imprudentes et négligeant de stopper au premier signal de l’autre. Le virage de dernière minute du Marigot, cependant, fit pencher la balance. Loin d’être une tentative désespérée de salut, comme l’espérait le capitaine Vassia, il fut jugé comme une erreur qui rapprocha les navires. Les arbitres y virent une violation de la navigation prudente exigée par le règlement, une faute que les règles autorisant des manœuvres de dernière chance ne pouvaient absoudre.

Le Yainville, toutefois, n’était pas irréprochable. La décision de son capitaine de continuer après avoir entendu le signal du Marigot, ne stoppant qu’à 3 h 41, fut un pari coûteux en temps précieux. Le tribunal, pesant ces erreurs, trancha : le Marigot endosserait deux tiers de la responsabilité, son virage malavisé étant le péché le plus grave, tandis que le Yainville porterait un tiers pour ses propres manques de prudence.

Lorsque le marteau du juge s’abattit, le 5 janvier 1932, le verdict était sans appel. Les dommages seraient partagés, les frais répartis, et les leçons chèrement apprises. Dans les eaux embrumées du Sandettié, deux navires s’étaient heurtés, non seulement dans un choc d’acier, mais dans un conflit de jugements humains, où les règles implacables de la mer rappelèrent à tous que la prudence, et non l’audace, était le meilleur allié du marin.

Laurent QUEVILLY.

Le compte-rendu original du procès



Ce navire commet une faute, que ne couvre pas l'art. 21 in nota du règlement de 1897, en changeant de route 4 minutes avant l'abordage, hors de vue d'un navire qu'il entend sur l'avant de son travers.

Au contraire, cette disposition et celles des art. 27 et 29 justifient une manoeuvre de la dernière heure demeurée inefficace ou même nuisible, si elle pouvait paraître au capitaine la meilleure pour la sécurité de son équipage et de son navire.

WORMS ET Cie  c. Cie GÉNÉRALE TRANSATLANTIQUE

JUGEMENT

LE TRIBUNAL,

» Attendu que, le 31 août 1930, dans les parages du Sandettié, par brume épaisse, petite brise de N.-E. et mer belle, le vapeur Yainville, de l'armement Worms et Cie, et le vapeur Marigot, de la Cie Générale Transatlantique, sont entrés en collision à 3 h- 44 du matin, heure du Marigot ;.

» Que, par exploit du 10 septembre, Worms et Cie ont assigné la Cie Générale Transatlantique et Vassia, capitaine du Marigot, pour s'entendre déclarer responsables du préjudice à  eux causé par l'abor-dage ;

» Que la Cie Générale Transatlantique, prétendant que l'abordage était dû aux fautes du capitaine du Yainville. s'est portée reconventionnellement demanderesse en remboursement des dommages subis par le Marigot ;

» Que, par jugement du 12 septembre, la cause a été renvoyée à l'instruction de trois arbitres ;

» Vu le rapport,

» Attendu que les arbitres estiment que la responsabilité des deux navires est engagée, l'un et l'autre ayant contrevenu à l'art. 16 du règlement de 1897 sur les abordages, en ne stoppant pas immédiatement dès l'audition d'un signal sur l'avant de leur travers, et en gardant une vitesse excessive dans la zone de perception de leurs signaux ; qu'en outre, le Marigot a commis la faute de changer de route ;
qu'ils concluent au partage des responsabilités dans la proportion de un tiers à la charge du Yainville et deux tiers à la charge du Marigot ;

» Attendu que Worms et Cie plaident que la faute génératrice du dommage est le changement de route du Marigot effectué quatre minutes avant l'accident;
qu'en outre, le Marigot aurait pu éviter l'abordage par une manoeuvre plus habile de la dernière heure ;
qu'enfin, le Yainville, même s'il avait stoppé dès la première audition du signal du Marigot, aurait, faute d'entendre deux minutes plus tard la répétition de ce signal, repris sa route et que la situation aurait, par conséquent, été la même ; qu'ils concluent à la responsabilité entière du Marigot ;

» Attendu que la Cie Générale Transatlantique et le capitaine Vassia soutiennent qu'il y a, sur la plupart des points essentiels au débat, contradiction entre le rapport de mer du Yainville et les oepositions des témoins de ce navire ; qu'ainsi, les routes du Yainville avant l'abordage ne pouvant être connues, une présomption existe de sa responsabilité ; que, d'ailleurs, le Yainville entendant le Marigot à tribord, avait l'obligation de s'écarter de sa route, et qu'il a commis une faute caractéristique par violation des art. 19, 22 et 23 du règlement de 1897 ; qu'au contraire, le Marigot a obéi aux prescriptions de la Nota de l'art. 21 dudit règlement en venant à droite pour s'écarter d'un navire dont le relèvement au son ne variait pas ; qu'ils concluent à la responsabilité entière du Yainville ;

» Attendu que, pour la commodité de l'exposé, les heures du Yainville seront avancées de cinq minutes, afin de faire concorder les heures des deux navires ;

» Sur les signaux :

» Attendu que le Marigot, venant du bateau-feu de West-Hinder route au S. 70 W vrai sur Sandettîé entend à 5 h. 35 le sifflet du Yainville à deux quarts par bâbord ;

» Que le Yainville ayant passé à 3 h. 45 à ranger le bateau-feu de Sandettié, fait route au N. 43 E vrai et entend à 3 h. 37 le sifflet du Marigot à deux ou trois quarts par tribord ;

» Que le Yainville déclare n'avoir pas entendu de nouveau signal entre 3 h. 37 et 3 h. 41 ;

» Attendu qu'il résulte de l'instruction des arbitres que les deux navires ne semblent pas avoir cherché à se répondre ; qu'ils ont émis plutôt qu'échangé des signaux et que les sifflets répétés du Yainville ont pu masquer un signal et peut-être deux signaux du Marigot ;

» Attendu qu'il échet d'admettre avec les arbitres que les deux navires ont fait les signaux réglementaires de l'art. 15 du règlement de 1897, et qu'aucune faute ne peut leur être reprochée à ce sujet ;

» Sur les vitesses :

» Attendu qu'en entrant dans la brume l'un et l'autre navires ont réduit leur vitesse ; que les arbitres corrigeant les vitesses sur le fond pendant la période d'approche, en les augmentant ou diminuant des courants régnant, ont fixé ces vitesses ainsi réduites à 7 noeuds 6 pour le Yainville et 9 noeuds 8 pour le Marigot ;

» Attendu que chaque partie conteste ces chiffres et attribue à son adversaire une vitesse plus grande ;

» Attendu qu'il échet, adoptant les vitesses en sur face,établies par les arbitres et leur opinion, sur ces vitesses, de décider que les deux capitaines auraient pu, dans les conditions de temps du moment, gouverner avec sécurité en réduisant de moitié leurs vitesses et qu'en faisant route à 7 noeuds 6 et 9 noeuds 8 dans le parage du Sandettié et à proximité d'un navire signalant sa présence, ils ont agi avec plus d'audace que de prudence et ont, ainsi, l'un et l'autre, violé l'art. 16 alinéa 2, qui prescrit de « naviguer avec précaution jusqu'à ce que le danger » de collision soit passé » ;

» Sur les stoppages :

» Attendu que le Marigot n'a pas stoppé ; que les circonstances de lieu et le temps ne l'empêchaient pas de le faire ; que l'art. 16, 2me alinéa, commande de stopper pour un signal paraissant être sur l'avant du travers, sans distinguer de quel bord le son paraît émaner ; que celui qui entend l'autre par bâbord n'acquiert des art. 19 et 21 ni priorité de passage, ni dispense de stopper ; que l'arrêt des machines, ne serait-ce qu'un instant, est une mesure de prudence pour les. capitaines trop hardis, en même temps que d'alerte pour le personnel du pont et de la machine ; que son utilité est reconnue par l'expérience maritime et son obligation consacrée par la majorité de la jurisprudence et de la doctrine ; qu'il échet donc de dire que. le Marigot, en la circonstance, a commis une faute ;

» Attendu que le Yainville n'a pas stoppé à 3 h. 37, lorsqu'il a entendu pour la première fois le signal du Marigot ; que les arbitres, écartant les contestations apportées par la Cic Générale Transatlantique sur la réalité d'un stoppage ultérieur, ont admis qu'il avait stoppé à 3 h, 41, mais estimé que ce stoppage tardif n'effaçait.pas la faute initiale de n'avoir pas stoppé
à 3 h. 37 ;

» Attendu qu'il convient, pour les raisons développées plus haut, de dire que le Yainville, dans les circonstances de lieu et de temps où. il- se trouvait, a commis une faute en ne stoppant pas à 3 h. 37 ; 

 Sur les routes d'approche:

"Attendu que le Yainville déclare avoir gardé sa route au N 43 E vrai jusqu'au moment où il a battu en arrière ;

» Que la Cie Générale Transatlantique prétend que l'angle d'abordage indique que le Yainville ne gouvernait pas au N 43 E vrai ; que sa route était plus nord et qu'il avait abattu à gauche pour s'éloigner d'un navire entendu par tribord et qu'il pouvait supposer venir du bateau-feu de North-Hinder suivant une route parallèle et opposée à la sienne ;

» Attendu que les arbitres ont rejeté les prétentions de la Cie Générale Transatlantique comme conjecturales, en raison de l'incertitude des caps exacts des deux navires au moment de la collision ;
 » Attendu qu'il échet de dire que le Yainville a gardé son cap au N 43 E jusqu'au moment où, peu de temps après avoir stoppé, il a mis sa machine en arrière ;

» Attendu que le Marigot, estimant que le relèvement du son émis par le Yainville ne variait pas, et qu'il y avait, par conséquent, danger -de, collision, est venu à 3 h. 40, soit quatre minutes avant l'abordage, de 5° puis immédiatement de 10° à. droite ;

» Attendu que l'article 16, 2m- alinéa, prescrit de naviguer avec précaution jusqu'à ce que le danger de collision soit passé ; que l'imprécision de cette règle de route est sage ; qu'en effet, le relèvement d'un son dans la brume ne permet pas de situer avec exactitude le navire émetteur ; qu'en outre, un navire peut entendre sans être lui-même entendu, ce qui est le cas en l'espèce où, pendant 4 minutes, de 3 h. 37 à 3 h. 41, le Marigot a entendu le Yainville sans en être entendu ;

» Que le Marigot n'avait donc pas, en raison d'une prétendue contravention à l'art. 19 qu'aurait commise le Yainville, à prendre l'initiative de venir à droite comme il soutient y être autorisé par l'art. 21 en sa nota, et par les art. 27 et 29 du règlement de 1897 ;

» Que les deux navires peuvent, il est vrai, s'ils ne changent pas de cap, arriver à se rencontrer au point de convergence de leurs routes ; que c'est un risque de la navigation par brume, dont les conséquences seront précisément évitées ou du moins atténuées par l'observation des règles de l'art. 16 : stopper et naviguer ensuite avec précaution ; 

» Attendu que le changement de route du Marigot, 4 minutes avant l'abordage, hors de vue d'un navire qu'il entendait sur l'avant de son travers, n'est pas une manoeuvre de la dernière heure et que ce changement de route doit être retenu comme faute à la charge du capitaine Vassia ;

» Sur les manoeuvres de la dernière heure :

» Attendu qu'en apercevant le Marigot, le Yainville a battu en arrière et mis sa barre à droite toute ; qu'il a ainsi fait ce qu'il a pu pour éviter La collision ;

» Attendu qu'en apercevant le Yainville, le Marigot a mis la barre à droite toute, manoeuvre qui lui est reprochée par Worms et Cie pour avoir ainsi jeté son arrière sur l'étrave du Yainville ;

» Attendu que, dans l'angoisse de l'abordage, le capitaine Vassia a fait la manoeuvre qu'il croyait la meilleure pour la sécurité de son équipage et de son navire ;

» Attendu que, même si l'étude de la courbe de giration du Marigot indiquait, après coup, qu'un renversement de barre « de droite toute à gauche toute » avait des chances de succès, il échet de dire que la manoeuvre de la dernière heure, tentée par le capitaine Vassia, n'est pas une manoeuvre inexplicable et qu'elle ne doit donc pas être retenue comme faute à sa charge ;

» Sur le partage des responsabilités 

» Attendu que l'un et l'autre capitaine ont violé l'art. 16, alinéa 2, en ne stoppant pas et en ne naviguant pas avec précaution ; que leurs fautes sont jusque là égales ;

» Attendu que le changement de route du Marigot est une nouvelle faute à la charge du capitaine Vassia ;

» Attendu qu'il y a relation de causalité entre ces cinq fautes et le fait dommageable ; qu'il sera fait bonne justice en fixant les responsabilités dans la proportion proposée par les arbitres, savoir un tiers à la charge du Yainville et deux tiers à la charge du Marigot et en faisant supporter la masse des dommages par chacun des navires dans ladite proportion (art. 407, §4 C. Com.) ;

» Par ces motifs,

» LE TRIBUNAL,

» Entérine le rapport des arbitres ;

» Dit et juge que les fautes des deux navires sont communes ;

» Dit et juge qu'en raison des fautes commises, la responsabilité de Worms et Cie est engagée pour un tiers et celle de la Cie Générale Transatlantique et du capitaine Vassia pour deux tiers ;


» Dit qu'il sera fait massé des dommages, et frais pour être imputés à chacun des navires dans la proportion indiquée ;

» Renvoie les parties régler entr'elles sur ces bases et, à défaut d'entente amiable, les renvoie devant M. Robert Martin, nommé expert à cet effet ;

» Partage les dépens dans la proportion indiquée..»

Du 5 janvier 1932. — Présid. de M. PALLE. —
Plaid. : Me COURANT, pour Worms et Cie, et Me COTY, pour Cie Générale Transatlantique.