Par Laurent Quevilly-Mainberte

Entre les lignes vieux registres se devinent souvent des vies difficiles, pour ne pas dire misérables. Il en est de Pierre Boutard, enfant naturel né à Jumièges, journalier à Yainville et mort mendiant au Trait. Destinée...


Pierre Boutard a vu le jour à Jumièges le 14 février 1727. Et sa mère enfantait hors mariage. Alors, il fallut l'autorisation de Maître Pierre-Nicolas Folloppe, bailli de la haute justice de Jumièges, pour que le curé, l'abbé François Gilles, puisse le baptiser. Magistrat au service des moines, bourgeois de Caudebec, Foloppe était coutumier du fait. Il était régulièrement confronté à des affaires du même accabit. Justement cette année-là à Yainville où une fille Fouquet nous donna de charmants jumeaux...



Ce jourd’huy, quinziesme du dit mois et an, suivant la permission à nous accordée par Mr le bailly de la haute justice de Jumièges en date du quatorze du présent mois avons baptisé un enfant mâle né des œuvres de Marie Boutard, fille défunt Pierre Boutard, et a esté nommé par Pierre et Marie Anne Caillebot, ses parrain et marraine.  Le signe du parrain la marque de la marraine


Né de père inconnu, ça c'est la formule consacrée. En réalité, on sait qui est le géniteur de Pierre. Il s'agit d'un certain... François Boutard. Oui, exactement le même nom que Marie Boutard, notre mère-célibataire de 22 ans. C'est que les Boutard font florès à Jumièges, peut-être plus encore que les Deconihout. Si bien qu'il faut des surnoms pour les distinguer : Boutard dit Boisselier, Boutard dit Carbonneau, Boutard dit Petou...

Enfant "né dans le péché", comment et sous quel toit Pierre Boutard fut-il élevé ? On l'ignore. Mais en 1736, on le retrouve à Yainville avec sa mère. Flanquée de son garçonnet de 12 ans, Marie en a 34 lorsqu'elle épouse Nicolas Petit. Lui, il a été  deux fois marié. Marie devra donc élever ses enfants restés en vie et encore en bas-âge. Marie Boutard lui en donnera bien un,  mais il ne dépassera pas le mois d'existence.
Et puis, à peine passée la quarantaine, Marie rend l'âme à son tour. Deux membres de la famille Lafosse signent dans la sacristie de l'église Saint-André. Grande famille d'Yainville, les Lafosse ! De leurs rangs sortira le maire du village qui détient toujours un record  de longévité : 37 ans de mandat. A croire que Pierre et sa mère étaient au service des Lafosse. Ceux-ci sont souvent présents auprès de nos personnages.


Et ils le sont encore quand, en 1750, Pierre Boutard est en âge de se marier. Il épouse Anne, la fille de Laurent Quevilly. Joli nom vous ne trouvez pas ? Pierre est dit "enfant naturel" de la seule Marie Boutard

Anne Quevilly a beau avoir dix ans de plus que son mari, elle va lui donner de beaux enfants qui fonderont à leur tour une famille nombreuse. Le fils de Pierre Boutard épousera en effet une Lafosse. Elle pleure encore son jeune frère marin, disparu à bord de l'Ange-Gardien, un navire parti de Brest et que l'on ne revit jamais.


Enfin "fils de"...



Et tout cela nous mène à la Révolution. Anne Quevilly meurt à 73 ans. On allait dire de mort naturelle. Que va donc faire Pierre, son cadet ? Eh bien, 40 ans après ses premières noces, il se remarie. Avec une veuve, Geneviève Cordier. Et cette fois, on dit Pierre "enfant naturel de feu François Boutard et défunte Marie Boutard". Il était temps. Pierre est un enfant... de 64 ans !  La mention est portée tant au Trait d'où nous vient la mariée et où sont publiés les bancs, qu' à Yainville où est scellée l'union. Et le fils du vieux marié est de la noce.

Puis on voit Pierre solliciter à plusieurs reprises un passeport auprès des instances révolutionnaires de Duclair. Le journalier yainvillais entend se déplacer sur l'ensemble de la République. Et voici sa description : taille 4 pieds 11 pouces, cheveux et sourcils gris, yeux petits, nez gros, bouche grande, menton large, front bas, visage plein. Il dit ne savoir signer, pourtant il a apposé grossièrement son paraphe lors de son mariage...


Triste "faim"...


En 1798, il est cette fois établi au Trait avec la qualité de mendiant lorsqu'il demande un nouveau passport. C'est fois, c'est pour se rendre hommage. Mais il n'ira pas bien loin :

Aujourd’hui vingt-sixième jour de Thermidor, l’an sixième de la République française Une et Indivisible, sur l’avis à nous donné par le citoyen Jacques Louis Neuville, juge de Paix et officier de police judicaire du canton de Duclair, y domicilié, département de la Seine-Inférieure, du procès verbal par lui dressé, même jour, de l’état d’un cadavre trouvé sur une pièce de terre chargée de fèves dépendante de la ferme appartenante au citoyen Lévesque et occupée par le citoyen Pierre Hébert qui a été reconnu pour être Pierre Boutard, journalier, âgé de soixante-dix à soixante quinze ans, domicilié sur la commune du Trait et sur l’extrait qu’il nous a remis constatant que le dit Pierre Boutard est décédé par l’effet et à la suite d’une apoplexie, sur quoi nous, Joseph Tiphagne, agent municipal de la dite commune, avons rédigé le présent acte de décès, présence des citoyens Adrien Delahaye, âgé de quarante-trois ans, préposé aux douanes nationales et Pierre Foutrel, journalier, âgé de cinquante-cinq ans, tous deux domiciliés en cette commune qui ont signé avec nous,


   Delahaye       Pierre Foutrel        Tiphagne 

Ainsi donc, aux deux extrémités de la vie de Pierre Boutard, il aura fallu l'avis de la Justice. A sa naissance pour qu'il puisse entrer dans le monde des Chrétiens. A son décès pour que soit écartée toute idée de mort violente. Il repose depuis à l'ombre de Saint-Nicolas.

Laurent QUEVILLY.





Que devint la déguerpie de Pierre Boutard ? Elle mourut en 1810 au Trait dans la maison de la veuve Ledain, née Bocquet. Signe qu'elle n'avait plus de  "chez soi".


Qui était François Boutard, le père de Pierre ? Les minutes de la haute justice de Jumièges pouttaient nous le dire. Elles sont conservées aux archives départementales sous la cote 199 BP 26