Par Laurent Quevilly-Mainberte
A la mémoire de Bruno PENNA.


Surplombant un bras mort de l'Austreberthe, le fossé Saint-Philibert barrait jadis l'entrée de la presqu'île de Jumièges, comme pour lui rendre le caractère quasi insulaire qu'elle avait à la naissance du monde. Long de deux kilomètres et demi, il abritait un camp retranché de 1.300 hectares, l'un des plus vastes d'Europe occidentale ! Longtemps, il a gardé son mystère...

 Les Yainvillais ont toujours vécu avec leur fossé Saint-Philibert sans trop se poser de question. Ils savaient confusément que ce long et gigantesque serpent de terre n'était en rien une fantaisie de la nature. Mais bien un colossal ouvrage humain. Seulement, pour quoi faire? 



Ma tante Marie-Louise Mainberte pensait que les paysans l’avaient édifié pour écouler l'eau des prairies vers la Seine. Elle pensait... Le fossé, on vivait simplement avec. Et il était partout. Au bord de la Seine, derrière chez Godard où, enfants, nous allions effectuer d'interminables roulades. Il était devant l'église et là, sur son échine, s'alignaient nos dernières chaumières. Le fossé courait ensuite dans les prairies pour grimper vers la forêt. Sur son sommet, nos cabanes étaient imprenables. Enfin, il achevait sa course là-haut, dans les sous-bois, non loin de la chapelle forestière.
Dès le XIXe siècle, ayant passé l’âge des calipettes, de doctes antiquaires s’étaient interrogés sur cet énigmatique fossé. Et ça, les Yainvillais l’ignoraient.

"On ne possède dans le pays aucune notion relative à l'époque de la construction de cet espèce de retranchement", regrettait Charles-Antoine Deshayes. Piqué d'histoire, le notaire de Jumièges, commettait une hérésie en penchant pour les guerres de la Ligue. Il savait pourtant que l'église de Yainville était édifiée sur le dos du talus. Ce qui rendait forcément son existence antérieure au XIe siècle. Les Abbés Loth et Cochet avaient une estimation plus sérieuse. En évoquant l'existence d'un castrum dans la presqu'île, ils avançaient l'époque romaine. Voire gauloise. Rien dans les archives de Jumièges.



Le texte le plus ancien relatif au fossé est du 5 mars 1444. Il reste muet sur ses origines. Tout ce que l'on savait, c'est que l'élévation d'un tel monticule avait demandé une importante main-d'œuvre, du temps. Mais quand ? Ses constructeurs avaient en tout cas judicieusement choisi son emplacement. Tant à Yainville qu'au Mesnil, il aboutissait là où la falaise est au plus proche de la Seine. Une trentaine de mètres.



La description de Fallue

En 1835, Fallue, dans son Mémoire sur les travaux militaires antiques des bords de Seine,
publie plan et description du fossé.

"Camp de Jumièges: En jetant les yeux sur la carte du cours de la Seine, on verra que le territoire de Jumièges forme une presqu'île entourée d'eau, dans un espace de 4 à 5 lieues, ne tenant à la terre que par la vallée de Saint-Paul, longue de trois kilomètres environ.
C'est sur ce terrain resserré qu'on a élevé un retranchement (A) qui, partant de la Seine, à l'ouest, suit d'abord les sinuosités de la côte de Yainville (C), traverse ensuite la vallée de Jumièges (8) et remontant à l'opposite vers Saint-Paul, se rattache au sommet de la montagne qui domine le cours de la Seine à l'est. Partout où ce retranchement se trouve sur le versant de la montagne, on a pu se passer d'y joindre un fossé on en voit un lorsqu'il traverse la vallée de Jumièges et les bois de Saint-Paul qui sont en terrain plat. Il y a double rempart approchant de la Seine, du côté de l'est, c'est même sur ce point qu'on peut reconnaître le travail de la terrasse dans toutes ses antiques proportions, et où l'on juge le mieux, des efforts de la race d'hommes qui éleva ces monuments gigantesques.
 Le reste du camp, avons-nous dit, est entouré d'eau ; mais nous devons ajouter, que les assiégés ne la regardaient sans doute pas comme une défense suffisante, puisque depuis la naissance du retranchement, à l'ouest, jusqu'au point où exista l'abbaye de Jumièges, la côte paraît avoir été taillée à pic par la main des hommes.
La falaise, abrupte et très haute, était inabordable au levant. Quant à la partie du midi comprise entre le Mesnil (E) et l'abbaye de Jumièges (O), les historiens de ce monastère nous apprennent qu'elle était marécageuse, infecte et inabordable, sans doute, à pied et en bateau.
Ce que nous croirons facilement en présence de vastes terrains encore submergés de nos jours. Ajoutons toutefois qu'au milieu de ces marécages existaient des îles dans l'antiquité, et que l'une d'elles, celle de Conihout (F), présente encore à sa surface les restes d'une petite enceinte entourée d'un fossé, laquelle est nommée les Haugues.
Ce point de défense, combiné avec quelques mottes gazonnées, la station du Mesnil et des marais impraticables, pouvait très bien rendre impossible l'accès de la presqu'île de Jumièges, du côté du midi.
Je laisse à juger de l'étendue d'une enceinte qui n'avait pas moins de 4 à 5 lieues de circonférence. Je crois que le retranchement de Jumièges ne possédait dans l'antiquité que la seule ouverture (8) qui existe dans la vallée, près de l'église de Yainville (C), nommée encore de nos jours, les Portes ; les autres auraient été pratiquées postérieurement, sans doute, dans le seul but de rendre les points de communication plus fréquents. Celles-ci ne portent aucuns noms connus ou remarquables."




Fallue fait état du lieu-dit Les Portes qui, à Yainville, constituent longtemps la seule entrée du retranchement. Elles sont toujours désignées de nos jours du nom de mes ancêtres : Les Portes Mainberte sans que j'en aie une explication claire, sinon qu'ils bénéficiaient jadis d'un fief à leur nom. Était-ce parce que ses portes conduisaient à la rue Mainberte, attestée de fort longue date et où vivait nombreuse la famille du même nom ? 

Peu avant le rapport de Fallue, des ouvriers plantent des arbres au pied du retranchement. Quant ils découvrent, à huit pouces de la surface, une hache de fer très oxydée. Son tranchant est un quart de cercle, sa partie opposée forme un casse-tête qui fait penser aux armes que portaient les Romains. Fallue déposa ce trophée au musée d’Antiquités de Rouen. Auparavant, des ouvriers attelés à extraire de la pierre dans le rempart avaient mis au jour des ossements calcinés, mêlés à des amas de cendre et de charbon. Des ossements, on en trouva encore près de l’église, ainsi que des vases.

«Les travaux effectués pour faire passer la route départementale dans une côte voisine de la vallée de Yainville, poursuit Fallue, ont mis à découvert une quantité semblable de sépultures. » Près de la mairie de Jumièges, on avait alors trouvé un tombeau fait de grandes dalles, sans inscription. La terre avait rendu de nombreux fragments de tuiles à rebord, des murs antiques dans un champ près de l’église Saint-Valentin.


Une aubaine pour les Vikings


Dans son histoire d'Elbeuf publiée en 1843, peu après Fallue, Alexandre Guilmeth ose avancer un datation: « Les Normands de la Seine, dit un archéologue, paraissent avoir affectionné d'une manière particulière la station de Jumièges, probablement à cause des ressources que leur offraient les forêts voisines pour le radoub de leurs vaisseaux, et de son isolement de la rive droite au moyen d'un fossé dont il existe encore des traces, et que nous croyons d'origine gauloise. » Pour sa part, Guilmeth le considère 
«plutôt comme romain ou du moins gallo-romain, que comme gaulois proprement dit (...) Les habitants de notre pays, avant l'établissement des fils de Romulus, ne connaissaient nullement les fortifications en terre. Quand une fois ils les eurent connues, ils ne savaient pas les utiliser. Nous regarderons donc, jusqu'à nouvel ordre, le fossé de Jumièges comme romain, et datant probablement de l'époque où Constance-Chlore fortifia ainsi tout notre pays.


Le verdict du carbone 14


Bref, on en était là. Age de fer notre rempart? Epoque gauloise ? Époque romaine ? Fondation de l'abbaye ? Guerres de religions ? C'était un peu tout cela à la fois. 

Quand, en 1862, on traça la route départementale 40 allant de Duclair au Landin, on remarqua encore des masses noires et charbonnées. En 1979, côté Mesnil, un bulldozer rasa les derniers mètres de talus entre le pied de falaise et le fleuve. A marée basse, on y voit encore de grosses pierres... Présidée par Bruno Penna, l'association des Baronnies de Jumièges et Duclair va susciter d'importantes fouilles archéologiques entre 1990 et 1994. Elles seront menées par les bénévoles des Baronnies et les archéologues du Val de Seine. Au pied du mur, dans un mélange de terre sableuse, on mit au jour les restes d'une palissade en bois de chêne effondrée, brûlée jusqu'à cuire la terre environnante. On découvre des panneaux encore complets. L'assemblage est élaboré. Le carbone 14 parla: fin de l'époque du bronze. 1213 à 923 avant notre ère.
Seconde phase de construction : entre le Ve et le IIe siècle av. J.-C. On dû recouvrir le premier rempart de tout-venant pour reconstituer un nouveau mur défensif. L'arrière du talus fut comblé à l'horizontal par une terre mélangée à la vase des marais voisins. Là s'abrita sinon un village gaulois, du moins quelques maisons. En cette fin de l'âge de fer, Cimbres et Teutons mènent des invasions dans nos contrées. Le talus fut semble-t-il abandonné à la période gallo-romaine. C'est l'époque où, au fond de la presqu'île, s'édifient des fortifications sous le nom de Castrum de Gemeticum.
Puis vinrent les barbares dès 275, les Saxons dans la foulée... Au VIIe siècle, ce rempart fut encore rehaussé par un mélange de terre provenant de l'intérieur immédiat de l'enceinte. Car elle recèle quantité d'ossements d'animaux mais aussi humains, de milliers de fragments de poterie. On trouva même d'une agrafe de vêtement datant du Haut Moyen Age. Sur le sommet, des blocs de pierre calcaire, sans doute arrachés à la carrière de Claquevent, forment comme une chape. Des rangées de silex renforcent la solidité de l'ouvrage.  En fondant son abbaye, Philibert aura marqué ainsi son territoire. Un chemin de ronde couronnait peut-être le tout. On ne sait quel rôle joua cette "ligne Maginot" contre les Vikings. Ni contre les Anglais, enterrés en nombre à ses pieds. Ni contre les Protestants. Longtemps, les Portes Mainberte restèrent la seule entrée du fossé. Puis on perça d'autres ouvertures pour laisser passer la rue Sous-le-Val, celle de l'Essart, le sentier forestier entre Saint-Paul et Jumièges, les chemins de bord de Seine... 


En 1990 et 91, Bruno Penna dirigea une campagne de fouilles menée conjointement par l'association des Baronnies de Jumièges et celle des archéologues du Val de Seine. Les bénévoles de Jumièges fournirent plus de 2000 heures de travail. Et Yainville... 3 heures. Fructueuse, l'opération confirma le fossé Saint-Philibert comme étant un site archéologique majeur. Depuis le 2 octobre 1996, il est classé à l'inventaire des monuments historiques. Ce fossé était destiné à protéger les hommes. Les hommes ont fini par le protéger.


Laurent QUEVILLY.


 Sources


Bruno Penna, Jean-Claude Prunier (Info-Yainville), Léon Fallue, Charles-Antoine Deshayes, abbés Loth et Cochet.


Lien


Presse universitaire de Rouen et du Havre

NB : le fossé Saint-Philibert se partage entre quatre propriétaires : une société privée, la commune de Yainville, un établissement public de l’Etat et un particulier. Il occupe sur le plan cadastral les parcelles suivantes. Yainville : AD 223, 224, 321 ; AC 90 à 93, 251, 252, 458 à 464, 566, 567, 563 ; Jumièges : F 4, 214, 219 à 222.