Ces Haïtiens, parias des Dominicains
Par Laurent Quevilly

République dominicaine. Dans le quartier haïtien de Puerto-Plata, que des gens souriants, avenants, dignes. Contraste avec le front de mer où le discours surprend...

« Quoi, vous allez à Haïti ? Mais vous êtes fous ! Si vous n'attrapez pas le choléra, vous rentrerez chez vous en slip. Ce sont tous des voleurs !... » A la terrasse du bar, le serveur ne comprend pas : « Haïti ! C'est le pays le plus dangereux du monde. Vous êtes sûrs de vous faire agresser en pleine rue ! » Tandis qu'il sert la bière Président, un groupe d'enfants passe sur le Melecon. « Tenez- regardez-les. Ils dorment à la belle étoile et ne savent même plus qui sont leurs parents. Ils arrivent ici comme ça, sombrent dans la drogue. De quoi croyez-vous qu'ils vivent pour se la payer. Vous savez comment Haïti a obtenu son indépendance ? Toussaint Louverture avait interdit tout mariage entre blancs et noirs. Alors les blancs sont partis. Depuis, ils sont dans la merde... »
Tandis que la barman délivre cette curieuse leçon d'histoire, un gamin facétieux s'assied à l'arrière d'un moto dont le pilote s'apprête à démarrer. Le type s'en aperçoit, fait partir sa machine comme une fusée et d'un revers de bras jette brutalement son passager indésirable sur le macadam. Aussitôt une nuée de bambins accourt et lance des pierres vers l'agresseur qui n'est déjà plus qu'un point à l'horizon. Sur le trottoir, les passants s'esclaffent. Anecdotique. Mais pourquoi diable les Haïtiens sont-il ici les gitans, les "voleurs de poules" des Dominicains. Une longue histoire...


Enfants haïtiens sur le Malecon de Puerto-Plata. (Laurent Quevilly).

1804 Indépendance haïtienne dans l'ancienne colonie française de Saint-Domingue. La partie espagnole de l'île reste sous drapeau bleu blanc rouge. Haïti va tenter de s'en emparer. C'est un échec. Mais les Français en sont bientôt chassés au profit des Espagnols.

1822 Boyer, le président haïtien, parvient à annexer la partie espagnole. Il abolit l'esclavage. Mais la dette imposée par la France à Haïti impose le travail forcé. Mesure impopulaire dans toute l'île...

1844 La partie espagnole proclame son indépendance. Ce qui ne met pas fin aux velléités territoriales haïtiennes.

1861 L'Espagne fait un protectorat de la république dominicaine mais y impose sa loi.

1863 Insurrection dominicaine face à l'oppression espagnole. Haïti aide la révolte qui finit par triompher.

1915 Les Etats-Unis occupent toute l'île. Une migration haïtienne débute vers l'est. Les USA favorisent en effet l'industrie sucrière côté dominicain. Et elle a besoin de main d'œuvre à bon marché. Les deux états sous tutelle organisent ce que l'on appelle la « traite verte ».

1930 Le dictateur Trujillo s'empare du pouvoir. Et de l'économie dominicaine. Pourtant de mère haïtienne, il développe le racisme anti-haïtien. Pour lui, le noir avilit la race blanche. Et son discours imprègne durablement les consciences...

1937 Massacre des haïtiens présents en république dominicaine. On n'en connaîtra jamais le nombre exact. 15 000 ? 30 000 ? Le haut lieu de cette boucherie est Dajabon où coule depuis la rivière du Massacre, frontière sanglante entre les deux pays. Pour se dédouaner à peu de frais, le gouvernement dominicain finira par verser une indemnité de 750 000 dollars à Haïti.

1945 Non seulement la traite verte reprend mais elle s'intensifie, se diversifie pour revêtir une forme d'esclavage moderne dénoncée par des organismes internationaux. L'usage du travail clandestin est monnaie courante.

De nos jours, les 500 000 haïtiens présents ici plus ou moins légalement sont toujours les bêtes noires de la république dominicaine. Concentrées dans des bateys, nombre de familles sont expulsée, dispersées. Est-ce le cas des gamins croisés tout à l'heure sur le malecon ? Fréquents sont les meurtres d'Haïtiens perpétrés lors de raids appelés radadas. Mais être en situation régulière ne suffit pas. En 2013, la justice a voulu déchoir de leur nationalité des milliers de descendants d'Haïtiens nés depuis... 1929 !
Tollé général. Mais le retour à une compréhension mutuelle est encore loin...


Peintre du quartier haïtien de Puerto Plata (Laurent Quevilly)