Par
Laurent Quevilly-Mainberte
Il
est là le petit village de Yainville. Là, dans la
boucle
la plus resserrée de la Seine. Vous savez, celle qui dessine
comme un appendice au Pays de Caux... Il est là
mais
dans les
guides, on lui consacre quoi : deux, trois
lignes ? Quand on en parle ! Non, Yainville
n’a pas le prestige de sa voisine Jumièges. Et
pourtant...
...Pourtant
qui a vécu ici garde un souvenir lumineux de sa petite
patrie. Tenez, le carillon tinte à mes oreilles, comme si je
venais de pousser la porte de chez Bidaux
de chez Berneval, ces
épiceries de campagne peuplées de mille
trésors. Je tends mon billet de commission. Sans un mot, la
dame en sarreau remplit le filet à provisions. Elle y
entasse pêle-mêle des souvenirs : la
blouse grise de "Bouboule" et son sifflet strident, les chemins de la
forêt roussie par l’automne, "Le train sifflera
trois fois" projeté à la salle des
fêtes, les moustaches en chanvre du garde
champêtre... Et voilà que le chauffeur de la CNA
peste encore contre nos chahuts
au fond du car. Je glisse ma pièce de 20
centimes dans le juke-box à Jeannette. Une
Traction-avant peine dans
l’ascension d’une côte
Béchère
enneigée. La tignasse frisée, les bacchantes et
la canadienne de
Bijou, un marginal, viennent nous rappeler Brassens. Yainville !..
Oui,
qui a vécu ici refera toute sa vie le trajet qui
mène à la ferme, derrière
l’église. Notre madeleine de Proust,
c'est l’odeur chaude du
petit pot de lait rempli avec onctuosité par la
mère Godard. Cette même odeur qui remplit
l’école tous les jours à quatre heures
grâce aux bons auspices de Monsieur Mendès-France.
La maison de mon père est vendue depuis belle lurette, en
songe, je reste posté à la fenêtre de
ma chambre. Et j’aperçois au loin
d’énormes cargos filer, silencieux, comme
s’ils flottaient dessus les arbres. De mon lit, j'entends
encore la plainte de la corne de brume déchirer les
brouillards du petit matin. Même s’il
n’est plus, le capitaine Chéron
effectue toujours sa savante manœuvre dans le mitan de la
Seine.
Des
grincements dans la
rue : voilà les
brasseurs de cidre, caparaçonnés comme des
cap-horniers. Des
cris à présent : c’est le
récupérateur de peaux de lapins. A moins
qu’il ne s’agisse du rémouleur.
La
centrale est-elle détruite, sa sirène percera la
torpeur du jour à six heures moins le quart
précises. Sur la route qui s’enfuit du village, le
goudron achève de fondre au soleil de juillet. Tout au bout,
la chaleur ondule sur les gravillons. Elle danse dans
l’éternité des grandes vacances.
Chaque
année, nous irons à la remise des prix
écouter sans y rien comprendre les discours chaotiques de
Gaston Passerel, le premier des Yainvillais. Chaque
année, nous irons chercher au Noël de la commune le
bâton de sucre d'orge, l’orange à la
peau épaisse. On frappe à la porte de toutes ces
rêveries. C’est l’abbé Coupel
qui vient chercher
secours. Sa 4cv noir corbeau est encore en panne...
Je
tiens la
presqu'île de Jumièges pour la plus belle des
boucles de la Seine. Une étroite péninsule
mangée dans sa moitié par une ancienne
forêt royale. Le reste de ce doux paradis est
tapissé d'un vert épais constellé aux
beaux jours de boutons d'or, de pâquerettes et coquelicots.
Des armées de fruitiers recouvrent le tout.
Là-dessous, les basses-cours vous tiennent en permanence un
bruyant colloque. La chaumière avoisine la demeure de
briques rouges et celle de calcaire blanc.
Mais
ce confetti de Normandie est surtout dominé par les ruines
romantiques d'une gigantesque abbaye. Un millénaire durant,
ses moines auront régi tout le pays. Bien que
chassés par la Révolution, on devine encore leur
présence. Car il flotte dans l'air comme un parfum de
religiosité qui contrastait avec le communisme des chantiers
navals, un peu plus loin sur le fleuve.
Les
vieux livres disaient que ce méandre resserré
concentrait légendes et superstitions comme seule en regorge
l'Armorique. Yainville était la porte de tout cet univers
fermé, un peu figé sur son passé.
Mais
Yainville vivait avec son temps. Ses quelque 330 hectares avaient bien
toute une histoire. Un fossé défensif barrant
à l'origine toute l'entrée de la
presqu'île. Bâtie sur son dos, l'église
paroissiale est du XIe
siècle. Pas si fréquent. Avec des lignes de toute
beauté, elle présente en outre une curieuse
ressemblance avec celle de New-Haven
Derrière cet édifice, une ferme-manoir
passe pour avoir caché la Brinvilliers. Nous verrons ce
qu’il en est. Un autre manoir, plus récent, a
été la résidence
d'été de Sacha Guitry. Les maisons les plus
anciennes sont du XVIIe.
Jadis
cours de l'Austreberthe
la plaine de Yainville a bien failli accueillir celui de la Seine quand
Vauban eut l'idée d'y creuser un canal pour raccourcir la
navigation. On en voit encore l'entaille. Près du fleuve,
à d'importantes carrières a
succédé une centrale électrique au
début du XXe
siècle. Son développement devait valoir
à Yainville de figurer un temps dans nos manuels de
géographie, chapitre ressources
énergétiques. Dans cette portion de la
vallée de la Seine, la commune faisait
alors figure de société avancée.
Socialisante. La sirène d'EDF régentait toute la
vie du village qui s'était agrandi d'une cité,
d'une salle des fêtes... Et puis est venu le
nucléaire. On détruisit cette
cathédrale thermique de briques rouges qui semblait pourtant
dressée à jamais. Le
pendant moderne des ruines
de l'abbaye.
Mais
Yainville, heureusement, ce n'était pas qu'EDF. Qui s'est
lavé les mains au savon Lechat,
qui a croqué des chips Flodor,
qui s’est servi de couverts Christofle a eu un rapport
inconscient
avec la commune qui nous intéresse. Yainville a su se
reconvertir. On y compte toujours quelque 1200 habitants quand il y en
avait cinq fois moins un siècle plus tôt. C'est
que de nouvelles entreprises se sont implantées alors que
l’agriculture est toujours là, avec ses moutons,
ses vaches. Plus qu’au fond de la
presqu’île, Yainville s'est toujours
montrée entreprenante. Mais là n'est pas notre
propos...
«
Une
commune où il fait bon vivre ! »
Dans tous les villages de France, les maires ponctuent
leurs bulletins municipaux
avec cette même formule
surannée. Mais à Yainville, elle sonnait juste.
Alors, nous avons
voulu mettre ici en commun nos souvenirs, brosser le portrait de
personnages attachants, revisiter des lieux inspirés,
revivre des rites. En un mot, écrire la chronique d'un
tendre village normand. Courons vite aux fossés
inondés où grouillent les têtards,
dévalons encore une fois l’immense talus qui barre
la péninsule, allons en procession
jusqu’à la chapelle
forestière…
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Laurent QUEVILLY. |