Par Laurent Quevilly

A des points diamétralement opposés du village, avec le même aspect d'inachevé, deux monuments nous intriguaient lorsque nous étions enfants. L'un, à l'entrée de Jumièges, était communément appelé le château des Boches. L'autre, non loin de la gare, nous faisait l'effet d'une sorte de temple romain mal esquissé. Nous ignorions que ces constructions avaient la même histoire...

En finira-t-elle jamais, cette première guerre mondiale! Les Allemands occupent le Nord et l'Est de la France. Les houillères comme le reste. Pour suppléer au manque de matière première, le gouvernement se tourne vers l'entreprise Pont-à-Mousson. On a besoin d'une aciérie loin, très loin du front. Yainville est choisi comme on choisit alors Le Trait pour ses chantiers navals. La société lorraine met les moyens: elle achète le quart de Yainville. Le quart! Y compris la ferme-manoir derrière l'église. Elle achète aussi des terres à Jumièges. Tout se passe à l'amiable. Sans expropriation. Mais non sans susciter des polémiques. La revue En route du 5 juin 1916 :

Jumièges et Saint-Wandrille en danger?...

Nous apprenons qu’une société industrielle de Pont-à-Mousson achète actuellement des terrains et des immeubles dans le département de la Seine-Inférieure, pour l'établissement prochain d’un vaste ensemble de fonderies et d’usines métallurgiques.
On ne saurait trop se féliciter de cette activité dont témoignent nos métallurgistes. Ce qui est bien pour la guerre sera mieux encore pour la paix.
Le malheur est si toutefois nos renseignements sont exacts — et nous avons de fortes raisons de croire qu’ils le sont, — qu’on semble avoir choisi, pour édifier ces fonderies, des localités particulièrement riches en sites pittoresques et en monuments précieux.
Une de ces fonderies, en effet, serait construite sur le territoire de Yainville, à trois kilomètres à peine de l’abbaye de Jumièges, et une autre s’élèverait non loin de Saint-Wandrille.
Le choix de ces deux points ne s’imposait peut-être pas et l’on est fondé à croire qu’on eût pu trouver tels bords de la Seine où l’édification de ces usines n’eût justifié aucune protestation.
Jumièges !.. Saint-Wandrille !... Tout cet admirable décor de pierres dans l’un des plus nobles paysages qui soient ; toute cette beauté faite d’une intime union des choses du passé avec l’éternelle jeunesse des ciels, des eaux et des verdeurs ; tout cela, qui est unique, abîmé par les perspectives des bâtisses utilitaires, des cheminées, par les bruits assourdissants et les fumées grasses !...
Nous espérons que le Touring-Club de France, que les amis de nos sites et de nos monuments, que tous les artistes et tous les touristes protesteront énergiquement avec nous contre ce qui serait un crime de lèse-beauté française...
Mais les protestations doivent s'élever vers des pouvoirs publics déjà avertis et préparés à les entendre.
C’est donc à ces pouvoirs publics eux-mêmes que nous disons ici quel crime ce serait que de laisser telles industries ruiner des régions ou sont incluses les plus belles pages d’histoire.
Si besoin est, nous reviendrons plus précisément sur cette question...
Saint-Wandrille et Jumièges doivent de meurer intactes. Les moyens ne manquent pas de les protéger dans la mesure qui convient. Pour les préserver, il ne s'agit que de s’entendre.

Un hôtel? Un nid d'espions ?
 
La revue en Route a beau vouloir mettre notre région sous cloche, le projet industriel est lancé. D'abord, il faut construire la maison du directeur. Alors on jette son dévolu sur un champ de huit hectares, près de la ferme Marécal. Le chantier est lancé en 1916 et se poursuit l'année suivante. Ce sera la toute première maison de France en béton armé. Un véritable bunker! Assise sur un sous-sol, elle s'élève avec des murs de cinquante centimètres d'épaisseur. Tout était prévu: pièces spacieuses, toilettes et salles de bain au rez-de-chaussée et à l'étage, cheminées, chauffage central. Deux terrasses dominant la Seine allaient rechercher le soleil. La demeure ne sera jamais achevée. Mais, plus tard, elle donnera lieu dans le pays à foule de légendes. J'ai entendu dire qu'elle avait été entreprise par un certain Otto, ou Hauta, exploitant d'une scierie et qui fit travailler sur ce chantier des prisonniers allemands. Un M. Otto viendra bien plusieurs fois à Yainville, mais c'était le président du conseil d'administration de la SHEE... D'autres vous certifient qu'il s'agissait d'un projet hôtelier contrarié par une faillite. D'autres encore iront plus loin : le directeur était doublé d'un espion allemand chargé de surveiller le trafic de la Seine depuis ce poste avancé... 

La maison à Guillaume

A la fin des années 1920, un journaliste, A. Robert-Labbé, a recueilli cette légende.
"A quelque distance du village, on remarquait il y a peu d'années, une grande villa inachevée construite en ciment armé.
—C'est la maison à Guillaume, nous dit en clignant de l'oeil le paysan qui nous conduisait.
— La maison à Guillaume ?
— Oui, des Boches qui se disaient Belges, l'ont fait pendant la guerre pour servir de point d'appui aux armées allemandes et surtour pour se rendre maîtres du fleuve. On a pu les arrêter à temps.
De fait, la situation de cette bâtisse est merveilleusement choisie pour commander les environs et la boucle de la Seine. La plateformé bétonnée établie devant la maison donne à réfléchir."


On prête aux Allemands de la seconde guerre d'avoir voulu reprendre la construction. Une chose est sûre: ils occupèrent ce lieu stratégique. Repris par la Shell, la propriété a appartenu ensuite au boulanger de Jumièges, José Marchand. Ce dernier vendit le tout à Guillaume Grain, paysagiste qui y créera un parcours d'interprétation sur l'histoire locale.

Un ours à Yainville !


Les travaux de l'aciérie, eux, sont allés un peu plus loin. On commence par créer une distillerie de goudron de houille. Les plans sont dessinés en 1916. Très vite s'élève une tour de distillation. On coule des arcades qui supporteront sept réservoirs. Des cuves sont enterrées, des magasins et des bureaux complètent le tout... 1916 touche à sa fin quand débute la production. Pont-à-Mousson délègue sur place un gérant de bien, Monsieur Lévêque, qui résidera à Duclair.
En février 1917, la distillerie recrute une dactylo comptagle. Il faut s'adresser à M. Cherer, directeur.

 La houille nous arrive d'Angleterre par bateau. A Rouen, le charbon est grillé dans une centrale de l'île Lacroix qui fournit du gaz d'éclairage. On en fait aussi du coke qui sera le combustible des hauts fourneaux. Les vapeurs qui s'en dégagent en même temps que le gaz sont condensées pour former un goudron de houille. Celui-ci est acheminé depuis Rouen jusqu'à Yainville en wagons-citernes. Avec ce résidu de combustion, on va distiller de la naphtaline, des huiles épaisses qui seront revendues à des usines chimiques. Elles en feront des explosifs, des colorants, des solvants, des médicaments, de la bakélite. En fin de distillation, il reste un produit noir et épais, le brai. On y colle de la poussière de charbon pour fabriquer des boulets qui finiront dans les cuisinières.

Parmi les éléments le plus brillants de l'usine, on note l'ingénieur Paul Michel. Fils de chimiste, il est lui-même diplômé de l'école de Chimie de Mulhouse. Il finissait son service militaire lorsque la guerre éclata. Mobilisé, il est blessé lors de la retraite de Guise. Condamné à rester à l'arrière, il se refuse à rester inactif en entre au service de l'Intendance. C'est là que la Société de Pont-à-Mousson le recrute pour la préparation des munitions et l'affecte à l'usie d'Yainville lors de sa mise en marche. Il y donne aussitôt toute sa mesure. Mais il trépasse en nocembre 1918. On l'inhume dans le cimetière d'Yainville et Roy, chez des usines de la Société, rend hommage au jeune chimiste sur sa tombe.

La distillerie de Goudron de Yainville aura traité, pour l’exercice 1918-1919, 5.173 tonnes de goudron brut, soit en moyenne 430 tonnes par mois environ. Voici le rapport d'activé lors de l'assemblée générale de Pont-à-Mousson en janvier 1920:
" Sa capacité de production sera sensiblement augmentée quand la nouvelle distillerie, d’une capacité de 500 tonnes par mois et commandée depuis plus de deux ans à la Compagnie de Constructions Mécaniques (Sulzer), aura enfin été livrée. Cette nouvelle distillerie sera plus spécialement affectée à la fabrication des huiles pour moteurs Diesel.
Les produits finis résultant de la distillation de 5.173 tonnes de goudron brut, effectuée pendant l’exercice, consistent en huiles légères et lourdes, brais et produits divers ou spéciaux (carbonyle, crésyl, acide-pliénique, anthracène, naphtaline, eaux ammoniacales, vernis, couleurs, etc.), représentant ensemble un tonnage total de 4.535 tonnes.
La vente de ces produits a correspondu à un chiffre d’affaires d’environ 1.100.000 francs.
Pendant l'exercice écoulé, l’approvisionnement en matières premières, goudron et combustible, a pu être assuré dans des conditions assez régulières.
L’expédition des produits finis a été plus difficile. Il est à craindre que l’exercice 1919-1920 soit moins favorable. Il sera certainement influencé par la hausse considérable des matières premières déjà sensible à la fin de l’exercice 1918-1919 et par les graves difficultés de transport auxquelles nous nous heurtons et qui paralysent partiellement notre approvisionnement en matières premières et l'écoulement des produits finis. "

Il n'y aura jamais d'aciérie à Yainville. Peu de temps après que l'Armistice ait sonné au clocher de l'église Saint-André, les terrains de Pont-à-Mousson destinés à ce projet furent revendus à la Shell. L'entreprise lorraine ne garda que la goudronnerie qui continua de fonctionner. "Ma mère était chef d'équipe, a confié Solange Andrieu à Paul Bonmartel. C'était la guerre et le personnel, une vingtaine d'hommes, changeait souvent. Il y avait un directeur, un sous-directeur et une dactylo qui faisait aussi la comptable. La fabrication du brai était difficile. Arrêter la chauffe au bon moment pour le couler demandait de l'expérience. Maman me racontait que, pour être de bonne qualité, il devait être très cassant. On contrôlait sa friabilité en rompant un morceau entre ses dents... Une nuit de 1920, ma mère était de quart. Elle a vu un ours, oui, un ours entrer dans la goudronnerie. Il a fait le tour de l'usine. Personne ne bougeait. Il est reparti comme il est venu. Nous n'avons jamais su d'où il venait..."


En janvier 1921, on voit que les promesses d'expansion ont été contrariés lors de l'AG annuelle : " Distillerie de Yainville. — Cette usine a malheureusement chômé partiellement pendant une grande partie de l'année, faute de goudron. Nous installons une distillerie de goudron à Pont-à-Mousson même, près de nos fours à coke, pensant qu’il sera plus facile de nous procurer ici le goudron nécessaire au fonctionnement complet de cette distillerie."

Au début des années 20, l'entreprise de Pont-à-Mousson est encore bien présente à Yainville. Son directeur est Edouard Hurez, de Lens, et beaucoup de ses salariés sont étrangers à la commune. Lucien Marson, Eugène Boyère, Raoul Bruneau et Marie Couret y sont chauffeurs, Léon Couret électricien, Jean-Baptiste Godefroy maçon, Charles Goudin mécanicien, son père Albert journalier tout comme Victor Dufay, Louis Larchevêque, Pierre Masurier, Jeanne Jollon, Maurice Billon. Le Breton de l'île de Batz, Thomas Nédelec, est marinier et chauffeur à ses heures, Léontine Pouch manœuvre. Née à Yainville, Suzanne Reniéville, la fille du cafetier du virage est comptable, sa sœur Juliette dactylo. Enfin le contramaître est Henri Waquez.
Mais c'est sans compter avec les employés résidant sur les autres communes comme la famille Téletin à Duclair qui compte entre le père et les enfants quatre salariés.

Sur l'agenda de Pont-à-Mousson, en 1922, figurent l'usine mère et la mention de Yainville aux côtés de Toulouse, Auboué, Sens, Belleville etc…

Le 28 seprembre 1922, le conseil municipal d'Yainville renouvelle sa confiance : "Considérant que l'usine de goudron a fonctionné depuis 1916 sans que l'état sanitaire des ouvriers ou voisins ait été atteint sérieusement. Considérant d'autre part que le procédé ne laisse pas dégager de vapeurs dangereuses, tout du moins pendant le temps qu'il a fonctionné..."

 En mars 1927, l'automobile de M. Badwin, de Paris, conduite par M. Bontemps, chauffeur, se rendant au Havre et passant au Trait, renverse M. Poit, chauffeur à l’usine de goudron de Yainville. On le relève avec une fracture du tibia et du péroné. Il fut transporté à l’Hôtel-Dieu de Rouen.
La production cessa à cette époque. Le site, exploité par les Ponts et Chaussées, devint alors un simple dépôt de goudron qui arrivait toujours en wagons-citernes. On le stockait dans les cuves enterrées. Henri Gascoin a vécu dans les anciens bureaux réaménagés en logement. C'est lui qui assurait le fonctionnement de la chaudière. La vapeur maintenait le goudron à bonne température. Le père Mazurier et Léon Hermier remplissaient les goudronneuses automobiles qui partaient le répandre, fumant, sur les routes.



Un chantier naval !


A la Libération, un chantier de plaisance vient occuper une grande partie des locaux. Robert Verstraeten a lui aussi confié ses souvenirs à Paul Bonmartel : "Nous construisions des bateaux de plaisance. La vapeur aidait à former les bordés. Le directeur, M. Langlard, était secondé par Jules Lavenu, un fameux charpentier de marine. Les bateaux qui pesaient jusqu'à sept tonnes étaient placés sur des wagons. A l'aide d'une grue, ils étaient mis à l'eau aux chantiers du Trait. Avec nous travaillaient des prisonniers de guerre allemands." Ils venaient du camp de Twenty-Grand, à Saint-Pierre-de-Varengeville.

En mars 1945, un feu de broussailles gagne des coulures de goudron et enflamme l'atelier. Les pompiers du Trait sauvent le reste.

Dans les années 51-52, tout cessa. Gascoin et Jacques Couroyer furent les derniers ouvriers de la goudronnerie. La raffinerie de La Mailleraye avait de quoi satisfaire les besoins en asphalte.

1956, EDF rachète le site à Pont-à-Mousson. Des ouvriers de récupération italiens descendent les sept grandes cuves.
Longtemps, il ne resta plus que ces improbables arcades sous lesquelles nous nous prenions pour des gladiateurs romains. Elles ont été rasées en 1994.



Laurent QUEVILLY.


Sources


Paul Bonmartel, Histoire du patrimoine industriel,
Travaux des élèves d'Hubert Adam,
Info Yainville,
Paris-Normandie,
Le Courrier cauchois.
le Mutilé d'Algérie, 1930.
Rapports d'assemblées générales





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