Par Laurent Quevilly
Les Denomaison sont l'exemple de la bourgeoisie d'affaires citadine, propriétaire foncière à la campagne. Yainville fut l'un de leur terrain de prédilection...
Louis Laurent Denomaison était né le 10 juillet 1828. Fils d'un épicier établi à Paris, il avait vu le jour chez son grand-père maternel, serrurier à Acy-en-Multien, dans l'Oise, où sa mère était allée faire ses couches, comme on disait alors.
Dans les années 1850, associé à Levillain et Dieusy, il devint liquoriste à Rouen, 54, rue Grand-Pont. Et ses parents n'étaient plus de ce monde, Dieusy non plus, lorsque le 7 novembre 1859, à Duclair, il épousa Armantine Ouin. C'était la fille de propriétaires du cru, Jean-Baptiste Ouin et Constance Joséphine Leroy. Natif de Jumièges, Ouin avait été marchand papetier avant de vivre de ses rentes. Quant à sa femme, elle était native des Barils, dans l'Eure.
Le mois suivant, le jeune marié décroche une mention honorable à l'exposition régionale pour la qualité de ses liqueurs. D'autres récompenses pleuvront et la maison s'étendra au 56 rue Grand-Pont et aux 7 et 9 de la rue de la Madeleine. Belle affaire.
Le 7 novembre 1869, on retrouva le corps de Denomaison à 9 heures du matin à Oissel, au triège du Clos-Lefebvre, contre la berge du chemin de halage. Noyé. Des mariniers avaient d'abord découvert son chapeau et son parapluie. Quand on trouva son corps, il ne portait nulle trace de coups. Sa chaîne de montre était toujours en place, son portefeuille bien garni. Il aura été victime d'un malaise. C'est en puisant de l'eau pour se rafraîchir qu'il sera tombé dans la Seine, victime d'un étourdissement.
La famille fut prévenue par télégraphe et vint reconnaître le corps au café Danton, dernier témoin à l'avoir vu passer. La dépouille fut rapatriée à Rouen. Le cousin Lépine, distillateur rue Jacques-Lelieur, signa l'acte de décès en compagnie d'un rentier du nom de Louis Yvelin.
Très vite, la rumeur courut que la veuve Denomaison avait cessé ses activités. Elle se fendit d'un démenti rageur dans le Journal de Rouen, criant à la concurrence déloyale. On voulait s'emparer de sa clientèle !

Démonstration de gymnastique devant un magasin à l'enseigne de A. Denomaison.
En 1875, c'est le sieur Ripoche qui exploitait la distillerie quand il fit faillite. Le fonds fut mis en vente mais finalement Armantine Ouin s'associa au cousin Lépine. Elle avait élu domicile rue Beauvoisine. Mais la maison de commerce gardait les mêmes adresses. Et l'on y vendait du vin, de l'eau de vie, des liqueurs, des sirops... En gros mais aussi au détail.
Armantine n'hésite pas à y apporter son écot à diverses souscriptions : pour la libération du Territoire, les victimes de l'incendie du Théâtre des Arts, les naufragés du Havre, la fête nationale...
Investissements à Yainville
Le 24 novembre 1887, Armantine Ouin, veuve Denomaison, est alors propriétaire d'une cour masure exploitée par Leroy, à Yainville, en bordure de Seine, aux Fontaines. Elle demande à l'administration l'autorisation de construire une digue de 321,50 m pour protéger ces terres des érosions du fleuve et des effets du mascaret.

Vaste, sa propriété est comprise entre la prairie de Lesain et le verger de Mlle Dossier, de Jumièges. Elle comprend ici à gauche une étable, puis une maison avec jardin, au centre un four et enfin des bâtiments à droite.

L'administration n'y voit que des intérêts. Cette initiative est à encourager chez les propriétaires riverains de la berge. Sa corrosion entraîne dans le chenal des terres qui s'accumulent sur certains points et forment à la longue des hauts fonds préjudiciables à la navigation.
Chez la veuve Denomaison, ces corrosions risquent de s'accentuer. Or, il subsiste les fondations d'un ancien perré. Construisons donc une nouvelle protection sur son vieux tracé. A cet endroit, la largeur du fleuve est de 340 mètres, ce qui est largement suffisant à la navigation.
Et puis, le chemin de halage se situe sur la rive opposée. La seule servitude est le contre-halage. Rien ne s'oppose donc à cette réalisation. Le 15 février 1888, la veuve Denomaison est autorisée à construire sa digue.
La veuve Denomaison réside encore aux 7 et 9 de la rue de la Madeleine, à Rouen. Et elle déclare toujours la profession de distilleur. Négociant à la même adresse, son fils est bien connu. Armand Denomaison sera président du tribunal de commerce de Rouen, adjoint au maire de la capitale normande, membre de la société de géographie ou encore dirigeant national de son syndicat professionnel. Il y a aussi une fille, épouse d'un fabricant de meubles et brosses, Levasseur.
L'achat du manoir d'Yainville
En 1891, pour 90.000 F, Armantine acheta la ferme-manoir située derrère l'église d'Yainville. C'est le peintre Maurice Ray qui le lui vendit. Résidant à la Broche, future demeure de Sacha Guitry, Ray avait eu la bonne idée d'épouser la veuve de Jacques Henri Dupasseur. Et cet homme-là, de son vivant, avait eu aussi le bon goût d'acheter du bien aux héritiers Lesain, les gros propriétaires d'Yainville.
La ferme que venait d'acheter Armantine était alors exploitée par un agriculteur venu de Jumièges, Emile Carpentier. Il sera élu maire d'Yainville en 1922. La veuve ne résida donc pas dans ce rustique manoir. Elle possédait ailleurs du bien, notamment à Saint-Martin-de-Boscherville.
Laurent QUEVILLY.
Sources
Jean-Yves et Josiane Marchand, archives départementales de la Seine-Maritime.
Journal de Rouen