Dans la malle du grenier
Le melon de mon père...
Son
feutre s'effiloche inexorablement. Pensez, il va sur ses cent ans. Le
chapeau melon de mon père a perdu de sa superbe. Un
couvre-chef qui classait pourtant son homme au XIXe
siècle. Avant de s'incliner devant les bérets basques et autres casquettes Priola à la Gabin...
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Associé à des bottes de cuir, il aura
pourtant un feuilleton à son nom, de prestigieux ambassadeurs comme
Chaplin, Laurel et Hardy, jusqu'à Malcom McDowell dans Orange Mécanique, de
Stanley Kubrick. Bref, de quoi choper la grosse tête et lui donner le
melon.
Mais aujourd'hui, on ne le voit plus guère qu'au prix de
Diane à Chantilly ou près du lac Titicaca, porté par des Péruviennes au
plaid bariolé.
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Longtemps conservé à
Yainville, le melon de Raphaël Quevilly a ses initiales gravées dans
l'entrée de tête qui porte aussi la griffe de
la maison Delamare, un chapelier de Rouen très couru dans
l'entre-deux-guerres. C'était le fournisseur de tous nos
charitons qui sans cet accessoire auraient eu la sensation de
défiler tout nu.
Né
en 1886 à Veules-lès-Roses, Léon Delamare fut
d'abord implanté au royaume d'Yvetot. En 1909, on le localise
place Saint-Amand à Rouen et dès 1910
au 42, rue de la République.
Mobilisé en août 14,
il fut un temps affecté
au service auxiliaire pour obésité mais la commission de
réforme oublia vite
ses kilos superflus pour le verser dans divers régiments.
Ancien combattant actif, il était de toutes les
cérémonies patriotiques et exposa en vitrine le nouveau
drapeau offert à son ancienne unité. Delamare dotait de
prix en espèces les diverses manifestations
sportives se disputant à Rouen. Aussi bien une course
cycliste de vétérans qu'une épreuve de
marche dite "des Midinettes" et organisée, cela va de soi, par
ses confrères de l'AS
Coiffure. Lui-même concourrait avec un succès dans les expositions canines avec ses
setters irlandais. Il déposait aussi des casquettes au pied de l'arbre de Noël de
l'Hospice. C'était par ailleurs le seul dépositaire des vêtements Loden et Salf... |
C'est
sans doute ce même melon de la maison Delamare que porte le
personnage central de cette photo. Elle fut prise lors d'une fête
au Paulu en 1934. Ses deux compagnons, dont mon père
à droite, arborent le
haut-de-forme huit reflets. Si jamais vous mettez un nom sur ces gais
lurons, promis-juré, je fais enfin restaurer mon vieux melon.
Ma voisine chapelière...
Je
dis enfin, car
j'en ai raté
l'occasion. J'ai eu, en effet, pour proche voisine, une
chapelière que j'aimais bien. Pour rester dans le domaine de la
profession,
je ne résiste pas à
l'envie de vous en toucher un mot. Alors que nous prenions chez elle
l'apéritif, du canapé
remontait d'âcres effluves que nous mettions, par charité,
sur le compte du chat.
La légende voulait qu'elle ait
été splendide au temps de sa jeunesse. Ce qui lui
avait valu d'être très occupée...
durant l'Occupation. Notre modiste avait épousé en tout
cas un amiral qui, racontait-elle, reprit la mer sitôt
l'union scellée. Peu encline à s'ennuyer dans nos
lointaines colonies, elle fit vite son bagage et ne revit
paraît-il jamais son beau marié en uniforme blanc.
Ainsi son ménage n'aura duré que quelques jours.
Mais c'est à vie qu'elle toucha une confortable pension. Ce qui
ne l'empêcha pas d'exercer son
métier jusqu'à pas
d'âge. Chaque jour, au crépuscule, elle rentrait à
pied de sa
lointaine boutique. A l'approche de son domicile, un bar-tabac se
dressait systématiquement en travers de sa route. Là,
elle trinquait longuement avec un ami homosexuel. Si longuement qu'un
soir
elle bascula jupe par dessus tête dans notre rue. Et là
elle s'oublia. Au pompier de service qui, accouru de la caserne
voisine,
se
penchait sur elle, la vieille chapelière, semi-comateuse,
lança cet avertissement sans appel : "N'en profitez pas jeune homme !"
Laurent QUEVILLY.
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