La malédiction du Pelu

A Baracoa, la tradition veut qu'un paisible prédicateur, malmené par la population, lança sur la ville un anathème qui se vérifia bien des années après. L'historien Alejandro Harmann-Matos a enquêté sur cette légende...

Oralina Morales avait 90 ans lorsqu'elle confia cette histoire à Alejandro Hartmann : « Ma grand-mère m'a raconté qu'à la fin du XIXe siècle, elle vivait avec son mari dans la ferme Guanabanao que l'on appelait alors Las Mercedes. Fille de Français, grand-mère s'appelait en effet Mercedes Brocard Carcasés et la propriété portait son prénom. Un soir, on achevait de préparer le repas quand apparut le Mystérieux. C'est ainsi que l'on appelait ce personnage à la barbe hirsute, le pantalon retroussé et qui allait pieds nus. Mon grand-père le reçut en l'invitant à rester dîner et passer la nuit à la ferme. Le Mystérieux le remercia pour son geste mais lui répondit qu'il ne dormait jamais dans un lit. Une seule chose l'intéressait, c'était de voir le petit autel que nous possédions dans l'une de nos pièces, orné d'une image de la Vierge de la Charité. On la lui montra et, au moment de prendre congé, mon grand-père lui offrit un cigare. Il nous remercia pour notre hospitalité et s'en alla en nous laissant l'image d'un  homme des plus pacifique.
«Mais quand il arriva au quartier de Sabana, on se moqua de lui pour son accoutrement et ses propos. Pire : certains lui jetèrent des pierres. Le Mystérieux prédit alors que le village serait un jour incendié... »

La légende resurgit

Cette anecdote date des années 1896 et la presse de l'époque ne fait nulle mention de ce personnage mystique. Pas plus que l'historien de la localité, Don Ernesto de la Cuevas qui publia de 1919 à 1930. On oublia vite sa prophétie car la région connut la prospérité grâce à l'exportation de bananes aux cours des quarante premières années du XXe siècle. Du moins les familles concernées par ce boom économique. Car la grande majorité des gens était dépossédée des services sociaux élémentaires et le Mystérieux n'a jamais disparu de la mémoire collective. Alejandro Hartmann a interrogé l'historien et archéologue de Jauco, Fermin Rodriguez, alors âgé de 93 ans et qui confirme le récit d'Oralina Morales. « Il se déplaçait à pied entre tous les lieux habités de la région jusqu'à la pointe de Maisi. Beaucoup pensaient qu'il était fou, bien qu'il ne fut jamais agressif. C'était un homme très tranquille qui n'offensait personne. Certains avaient peur de lui quand d'autres lui offraient la nourriture et le café. S'il y avait dans les parages un autel ou un calvaire, alors il se mettait à prier et on le dérangeait pas. Jusqu'au jour où, à Sabana, on l'a lapidé. Les uns disent qu'il prédit alors l'incendie du village, les autres que le quartier serait privé d'eau et que Baracoa crierait famine. »

Découverte d'une photo

C'est en 1952, sous la plume de l'historien et journaliste de Baracoa, Pelayo Yero Martinez, que réapparaît le Mystérieux. Pour la première fois, on l'appelle El Pelu. A cette époque, la banane n'assure plus la prospérité de Baracoa. Un proverbe dit : "Sin guineo, no hay Baracoa !" Alors, on se souvient de la malédiction du Mystérieux. Un ami du polygraphe, Generoso Rodriguez, s'est vu confier un document extraordinaire. José Urguellés lui a prêté une vieille photographie prise jadis par Elías Borges à Baracoa. Elle représentait le Mystérieux. Mieux : au dos de cette photo figurait sa véritable identité : Vicente Rodriguez. On le disait né en 1857 à Pose, province de la Corogne, en Espagne. Là, il aura été l'ami du grand Paulino Porta.
On parvint ainsi à reconstituer l'itinéraire de Vicente Rodriguez. Comme nombre d'Espagnols, il vint à Santiago de Cuba pour tenter fortune dans le commerce. Mais un accident de la vie le porta à se faire missionnaire avec l'intention d'évangéliser tous les malfaisants de l'île. En 1893, il vint une première fois à Baracoa où il fut traité avec délicatesse. Son erreur fut d'y revenir en 1896. Cette fois, il fut rasé, lapidé. La municipalité décida de l'expulser. Il était sur les quais lorsqu'il lança :
« Sabana sera privée d'eau et Baracoa mourra d'inanition ! » On ne sait ce que devint Vicente Rodriguez.

La malédiction court toujours

En 1957, Victor Manuel Court, syndicaliste amoureux du vieux Baracoa, déclare dans une publication qu'il est temps d'en terminer avec la malédiction maudite du Pelu. Coupée du reste de l'île, simplement accessible par la mer, Baracoa est alors terre d'abandon, de misère, d'émigration... Victor Court nous dit qu'une pierre toucha la tête du Pelu et fit couler son sang en abondance. Il lui prête pour sa part cette prophétie : « la malédiction que j'adresse à cette ville est qu'elle connaîtra de grandes initiatives et qu'aucune ne se réalisera. » Ce qui, assure Victor Court, se vérifia à maintes reprises.
Longtemps, la photo du Pelu fut conservée par Ramon Torres qui finit par l'offrir au musée de Baracoa. Elle y trône toujours alors qu'une statue se dresse aujourd'hui près de la casa de la Trova. Ainsi réhabilité parmi la population, le Mystérieux ne menace plus personne. Pourtant, dès qu'une calamité frappe la ville, il se trouve toujours des voix pour évoquer sa malédiction.



Le Pelu ici dans les rues de Baracoa. Mais qu'est-il devenu après son expulsion ?  (Photo : Laurent Quevilly)





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