Par
Laurent Quevilly-Mainberte
Incarné par Philippe Noiret, Alexandre le Bienheureux a vraiment existé ! Au Mesnil-sous Jumièges, Nicolas Duparc passa toute sa vie au lit... |
C'est un article du 21 avril 1836, dans le Journal de Rouen, qui révèle l'existence de ce singulier personnage, héritier d'une grande famille de laboureurs dans la presqu'île de Jumièges...
Une
singulière monomanie
Un ermite moderne ! s'exclame le Journal de Rouen, Ce n'est pas dans un désert ni dans une forêt que celui-ci a fui ; c'est dans un lit ! La chose serait à peine croyable si notre cénobite était décédé depuis longtemps ; mais il est encore plein de vie et de santé.
Solitaire dès l'enfance
Cet être excentrique existe dans la commune du Mesnil-sous-Jumièges ; il est âgé de plus de 71 ans et c'est depuis l'âge de 18 ans qu'il s'est séquestré du monde pour vivre d'imagination. Avant sa disparition, il savait parler, lire, écrire et il offrait toutes les facultés généralement départies à l'humaine espèce. Mais de bonne heure il s'était fait remarquer par une morne taciturnité, ne participant jamais aux jeux et aux amusements de ses camarades d'enfance ; il était constamment plongé dans la réflexion et la mélancolie. Il nourrissait sans doute dès lors le grand projet de séquestration qu'il a depuis mis à exécution et qu'il accomplit avec tant de ténacité.
Il lègue ses biens...

… et il se met au lit !
Le marché conclu, notre ermite se mit au lit d'où il n'a plus bougé que pour accomplir les actes les plus indispensables de la vie animale. Depuis ce temps, il est resté muet devant tout être humain et repoussant toute vue et toute parole étrangère. On l'entend quelque fois marmoter quelques phrases qui sont peut-être des prières, car on attribue la situation à laquelle il s'est réduit à un sentiment exalté de piété individuelle. Cependant, nous devons dire que, sur cette présombtion de dévotion, on lui a proposé de le faire parler à des prêtres, et que ses signes ont manifesté qu'il n'en voulait voir ni entendre.
Indifférent, de bon appétit
Il a bon appétit et paraît jouir d'une parfaite santé. On lui porte sa nourriture ; quand on entre dans son appartement, il se cache la figure avec son drap. C'est lui qui fait son lit. On dépose son linge propre dans sa chambre ; quand il en veut changer, il prend le blanc et met le sale à la place.

Peu de personnes ont pu pénétrer jusqu'à lui, et seulement par surprise. Ceux qui le soignent ne s'en font comprendre que par signes. On sait d'eux qu'on lui a annoncé la mort de plusieurs personnes, notamment celle de la personne à qui il avait légué son bien et qu'il n'a donné aucune marque de regret et de sensibilité.
Le syndrôme d'Alger
Si, par quelque événement extraordinaire, on parvenait à rendre cet original à la vie réelle et positive, il serait bien curieux de l'interroger sur l'emploi qu'il a fait de sa raison durant cette perpétuelle solitude, en supposant toutefois que raison il y ait encore et si, ce qui est plus présumable, il y a chez lui depuis longtemps complète aberration de l'intelligence et qu'un miracle de l'intelligence hypocratique vint à lui restituer la raison, quelle étrange figure ne ferait-il pas dans ce monde avec lequel il a divorcé depuis un demi-siècle ! N'en serait-il pas de lui comme de cet esclave d'Alger qui, rentré en France il y a quelques années à la suite d'une longue captivité, s'informa avec empressement des nouvelles de S. M. Louis XVI, roi de France et de Navarre, et du petit Dauphin ?
Nous livrons cette donnée physiologique à la sagacité de nos académiciens, conclut le Journal de Rouen.
Un monde de fous
Effectivement, lorsque notre Ermite se mit au lit, en 1782, l'abbaye de Jumièges, gigantesque, splendide, régnait en maître sur la presqu'île. Depuis mille ans, impertubablement, ses moines régissaient la vie quotidienne de nos paysans: les terres, la justice, les fêtes religieuses... Tout ! Si, suite à cet article, notre original s'était décidé à sortir de chez lui, on imagine sa surprise en découvrant des bateaux crachant de la fumée sur la Seine et l'abbaye en ruines. On lui aurait expliqué que les moines en avaient été chassés, que le curé du Mesnil s'était marié avec sa bonne, que l'on avait coupé la tête au roi avec une machine et que, du reste, ceux qui l'avaient fait, s'étaient ensuite coupé la tête entre eux. Après quoi, un Corse s'était proclamé Empereur et avait mené des guerres contre toute l'Europe. Puis un frère du roi guillotiné avait pris sa place. Mais l'empereur était revenu en bateau. On l'avait ensuite exilé dans une île. Enfin, un nouveau roi venait d'être détrôné par un autre, soutenu par des bourgois. De quoi se remettre au lit. Ou succomber d'une crise cardiaque...
Sa mort subite
Le 29 juillet 1836 paraît un nouvel article :
On nous écrit de Jumièges : « L'ermite de Mesnil-sous-Jumièges, dont vous avez révélé l'existence, vient de terminer sa carrière. Ce monomane est mort subitement sans que rien ait pu faire présager que sa fin était aussi proche. »
Et voici quel fut l'acte de décès de cet original. Il l'est aussi...
Du mardi vingt-sixième jour du mois de juillet, l'an mil huit cent trente six, à huit heures du matin, acte de décès de Nicolas Duparc, décédé en la commune du Mesnil-sous-Jumièges, canton de Duclair, département de la Seine-Inférieure, le vingt-cinq du présent, à six heures du matin, célibataire, PROFESSION DE SOLITAIRE, âgé de soixante-douze ans, né en cette commune le trente mars mil sept cent soixante quatre et y demeurant, fils de feu Pierre Duparc et de feue Marie-Anne Bucquet, sur la déclaration à nous faite par Jean-Baptiste Christostôme Savalle, demeurant en la commune du Mesnil-sous-Jumièges, département de la Seine-Inférieure, cultivateur, âgé de cinquante-cinq ans, qui a dit être cousin du défunt et par Jacques-François Duparc, demeurant aussi en la commune du Mesnil-sous-Jumièges, cultivateur, âgé de quarante-quatre ans, qui a dit être parent du défunt.
Lesquels ont signé après lecture faite, le présent acte qui a été fait double en leur présence et constaté suivant la loi pr nous, maire de la commune susdite, remplissant les fonctions d'officier public de l'état civil. Fait les jours, mois et an que dessus.
Jacques Duparc Savalle Jean-François Thuillier, maire.
Notes biographiques
Nicolas Duparc était le sixième des huit enfants qu'eurent ses parents, mariés en 1752. A sa naissance, baptisé par le curé Douyère, il avait eu pour parrain Jean-Baptiste Duparc, fils de feu Jean-Baptiste et pour marraine Marie-Rose Duparc, femme de Valentin Cabut, tous laboureurs du Mesnil. A la Révolution, son père, Pierre Duparc, avait été l'un des signataires des cahiers de doléances.
Jean-Baptiste Savalle, l'un des témoins de la mort de l'ermite, fit savoir, en 1840, qu'il ne paierait pas les dettes de sa femme, née Bucquet, qui avait abandonné le domicile conjugal.
Laurent QUEVILLY