Il éclusait consciencieusement, le sieur Maze. Par contre, il laissait les écluses à l'abandon. Résultat : déjà submergé de honte, on craignait l'inondation. En 1830, les élus de Jumièges le dénoncent au préfet. En bons vézins...
Le beau soleil de mai se lève sur le Mesnil, ses prairies humides, ses chemins creux, les rues paisibles du bourg. Mais dans la commune voisine, le conseil municipal broie du noir. La couleur de l'acrimonie. Ses membres rédigent une lettre de dénonciation adressée au préfet, le comte de Murat, un conseiller d'Etat s'il-vous-plait. Leur plume tremble sous le poids des accusations : le sieur Maze, maire de Mesnil-sous-Jumièges, trahit son rôle. Il ne guide pas, il égare. Il ne protège pas, il scandalise. Depuis des années, accusent-ils, cet homme s’enfonce dans l’intempérance et l’immoralité, éclaboussant par ses frasques l'honneur de toute la presqu'île de Jumièges. Alors, ils implorent justice, espérant que bientôt, la vertu reprendra ici ses droits.
Sâ tous les jours...
Maze titube à l'ombre de l'église Saint-Philibert. Hier encore, si l'on en croit les Jumiégeois, il s’est affalé dans une taverne, entouré d'une coterie bien peu recommandable. Les villageois, les paysans murmurent, outrés. Chaque jour, il s’éloigne un peu plus du chemin de l’honneur. Son écharpe de maire, symbole d’autorité, est souillée par ses excès. Dans les chaumières, on raconte ses éclats : des rires gras, des insultes jetées à ceux qui osent lui tenir tête. Demain, prédisent les anciens, il continuera, sourd aux plaintes, aveugle au scandale qu’il provoque. Le conseil municipal, réuni la veille, a tenté de le raisonner. Mais Maze, dans son délire, a balayé leurs remontrances. Pire, il a osé inviter ses conseillers à partager son vice, les provoquant à s’enivrer avec lui. Quand le sieur Poisson, droit et résolu, a refusé, Maze l’a accablé d’injures, ses mots claquant comme des gifles. D’autres membres, eux aussi, ont goûté à sa colère, leurs voix étouffées par ses menaces.
L’écluse à la mère TouzayUn vent froid balaie la Seine. À l’écluse de Madame Touzé, l’eau s’infiltre, menaçante. Maze, dans son esprit embrumé, refuse de la réparer à temps. Il l’a dit, devant Poisson, devant l’ingénieur Fuche, devant deux cantonniers ébahis : raccomoder l'écluse à la basse mer serait trop bon marché pour cette femme qu’il semble mépriser. Non, on procèdera aux travaux à marée haute, histoire de frapper la Touzé au portefeuille. Une vengeance mesquine, murmure-t-on. Et ce n’est pas tout. Une autre écluse, celle du gendre de Maze, Decaux, pourrit dans l’indifférence. Le conseil a supplié qu’on la restaure, mais Maze s’y oppose, inflexible. Résultat ? Les prairies s’inondent, les foins noircissent, et la colère des paysans gronde. Demain, si rien ne change, les terres seront perdues, englouties par l’incurie d’un abruti par la bésson.
Y camuche un déserteur !
La nuit tombe sur Mesnil a l'heure où les ombres cachent bien des secrets. Chez Decaux, le gendre de Maze, se cache un conscrit. Un déserteur, chuchotent les voisins, et porteur de faux papiers. Maze, loin de le dénoncer, le protège. Il viole ainsi les lois de la Patrie, ajoutant un crime à ses fautes.
Les membres du conseil de Jumièges ont tout consigné dans leur lettre. Ils se sont réunis hier, à la lueur vacillante des chandelles, pour dénoncer ces outrages. Ils voient déjà les enquêteurs du préfet frapper aux portes, démasquer l’imposteur, révéler l’ampleur du scandale. Et ils prient saint Fini pour qu'il finisse enfin...
L'attente...Le 22 mai 1830, la lettre est scellée, portée à Rouen avec l’espoir qu’elle changera le destin du Mesnil. Les conseillers de Jumièges, en signant, ont mis leur foi dans le préfet. Ils guettent déjà sa réponse. Maze, lui, ignore encore que ses jours sont comptés à la mairie. Dans les champs inondés, dans les tavernes bruyantes, dans les regards méfiants des villageois, un murmure persiste : la vérité éclatera. Bientôt, le comte de Murat ordonnera des enquêtes, et les masques tomberont. Les soussignés, humbles mais déterminés, croient en un avenir où l’honneur reprendra sa place, où Le Mesnil respirera enfin, libérée de l’emprise d’un maire indigne.
Le dénouementLe premier à tomber ne fut pas celui que l'on croit. Mais le maire de Jumièges, Charles Lesain, révoqué par le préfet en août 1830. Au Mesnil, Jean-Baptiste Maze fut quant à lui destitué en novembre. Les mêmes causes produisaient les mêmes effets. On les avait tous deux dénoncés.
Laurent QUEVILLY.
NotesNé en 1768, Jean Baptiste Maze s'est marié en 1793 à Marie Anne Rose Boutard. Cultivateur et propriétaire, il est décédé en 1842, 12 ans après les faits On lui connaît deux filles : Geneviève, épouse Jacques Decaux, Angélique, épouse Jean-Baptiste Le Tailleur. Il est possible que la lettre des Jumiégeois ait été rédigée à l'appui d'une démarche des élus mesnilois. Le fait de voit un conseil municipal se mêler des affaires de la commune voisine montre en tout cas la communauté d'esprit qui soude la presqu'île de Jumièges. Quant à l'accusation d'intempérance, elle est récurrente dans les lettres de dénonciation qui font florès à cette époque. Maze est décédé à 74 ans, ce qui est à saluer pour l'alcoolique invétéré que l'on nous a décrit.
Le texte original
A Monsieur le comte de Murat, conseiller d'État, préfet du département de la Seine-Inférieure,
Les soussignés membres du conseil municipal de la commune de Jumièges, arrondissement de Rouen,
ont l'honneur de vous exposer très respectueusement
que les désordres et l'immoralité que mènent (sic) depuis plusieurs années le sieur Maze, maire de la commune de Mesnil-sous-Jumièges, les forcent aujourd'hui à réclamer votre équité et justice pour qu'une semblable immoralité ne règne pas désormais dans un homme qui est revêtu du pouvoir de magistrat et qui doit montrer le bon exemple à ses concitoyens.
Le maire Maze est loin de montrer à ses habitants de chemin de la vertu et de l'honneur puisqu'il est journellement dans un état d'ivresse et que dans cet état tout devoir est social est parti de chez lui et continue à s'enivrer avec des hommes immoraux ce qui cause le plus grand scandale dans la commune et tous les habitants en sont indignés.
Maze, non content de ce cette conduite infâme pour un magistrat et lorsque le conseil municipal est assemblé, il engage et provoque les membres à aller s'enivrer avec lui et s'ils refusent à son invitation ou à contrarier son opinion qui est toujours mal fondée et irresonnable vu son état d'ivresse, ils les accable d'injures et de menaces très outrageantes, fait palpable, principalement le sieur Poisson, membre du conseil municipal et d'autres de ses colloporateurs (re-sic).
Ce maire dans son ivresse et dans son esprit abruti est un homme très dangereux et vindicatif et est capable de sacrifier le plus honnêtes de ses concitoyens à sa vengeance puisqu'il a dit présence de M. Poisson membre, et M. Fuche (?) ingénieur et autre présence de deux cantonniers, qu'il ne vouloit pas faire raccomoder l'écluse de Madame Touzé de la même commune pendant la basse mer parce que cela coûterait trop bon marché à Madame Touzé et qu'il vouloit que la ditte écluse soit raccomodée pendant la haute mer pour que cela coûte plus cher à la ditte Dame Touzé...
et ayant aussi une écluse dans la même commune cour (?) de son gendre Decaux qui est totalement deperée et qui a besoin de réparations, ce qui lui a été observé par le conseil municipal auquel il fait réponse qu'il ne vouloit pas qu'elle fut raccomodée, mais il résulte de cette écluse qui ne peut opposer l'eau de couler que toutes les prairies de la commune se trouvent submergées et tous les foins exposés en grande partie à perdre totalement, faute que les digues et les fossés de la commune soient en bon état.
D'après de semblables faits, vous voyez, Monsieur le préfet, l'intérêt général des habitants lésés par un homme qui devrait les... et que non content encore de violer des devoirs aussi sacrés, viole les intérêts des lois de la patrie puisqu'il a caché un conscrit retardataire chez son dit gendre et qu'il paraîtrait que cet individu serait porteur de faux papiers.
A ce qu'il vous plaise, Monsieur le comte, prendre les informations que vous désirez ordonner pour vous convaincre de la vérité des faits ci dessus énoncés, ordonner dans cette hypothèse ce que votre sagesse suggèrera, ce que faisant vous ferez un acte de vos innéfacables bienfaits.
Dans l'attente de votre décision qu'il sollicite croyez les exposants vos très respecteux et soumis serviteurs.
Présenté à la préfecture de Rouen le 22 mai 1830.
Source
Document numérisé par Josiane et Jean-Yves Marchand, ADSM, 3 M 1072.