Par
Paul BONMARTEL
Il
m'intriguait
cet objet posé bien en évidence sur le buffet.
Devinant
ma curiosité, mon hôte me dit :
— C'est l'encrier de poche à mon grand-père. Pendant la guerre 14-18, il était maire de Jumièges. Il allait souvent dans les maisons rédiger du courrier. Des femmes de mobilisés fâchées avec l'orthographe lui demandaient d'écrire à leur époux. Mais également à d'Administration bien "tatillonne" en papiers officiels avec ces personnes seules. Alors, mon grand-père sortait son encrier de poche, le posait sur la table de la cuisine et, sous la dictée, il écrivait.
En août 1914, la première dépêche qu'il reçut de la préfecture annonçait la mort, en Belgique, de Léon, son fils aîné. Durant les quatre années d'hostilités, il ira quarante et une fois porter la mauvaise nouvelle dans Jumièges. Les gens guettaient derrière leur carreau : à quelle barrière va-t-il s'arrêter ?
Mon père était également parti à la guerre. Pour ma naissance, en 1918, il était à Jumièges en permission exceptionnelle. Le 11 Novembre, il était là. Mais il repartit, il rentrera quelques mois plus tard.
La Paix revenue, les premières élections municipales se déroulèrent en 1919. Dans toute la France, le "Bloc national de la droite" remporta la majorité des sièges. Mon grand-père, Radical-socialiste, malgré tous les services rendus, prit une veste.
Des années plus tard, on me proposa la place de maire au Mesnil-sous-Jumièges. Je peux vous le dire maintenant : j'ai accepté pour venger mon grand-père. Oui, une revanche sur toutes les familles "dominantes" de la presqu'île de Jumièges. Oui, de ceux qui avaient humilié mon grand-père, ce brave homme que j'admirais. C'est pour cette raison que cet encrier est là, bien en vue. Si il y avait le feu dans la maison, je le mettrai dans ma poche avant de sortir.

N.D.L.R. : Maire du Mesnil de 1971 à 1989, M. Lefèbvre a fait l'objet de cette carte postale éditée par Gilbert Fromager. Il est décédé en 2001.
M. Joseph Lefèbvre est maintenant maire honoraire du Mesnil-sous-Jumièges. Cet arboriculteur plein de bon sens fabriquait et commercialisait un excellent Calvados, non, "une eau de vie de cidre de Normandie". Son "Grand cru de la Pierre" reçut une médaille à la foire de Caen.
— En 1944, à la fin de l'Occupation, les Allemands partis, Cauchis est venu à la mairie pour demander une aide : "les Boches ont décimé mon cheptel, il n'y a plus un cerf dans la forêt de Brotonne, je demande une allocation..." A cette époque, j'étais adjoint au maire, poursuit M. Lefèbvre, à la réunion du conseil municipal, la question était à l'ordre du jour. La demande est repoussée, mais nous lui proposons un emploi de cantonnier. Il a refusé, disant fire le choix d'une vie indépendante. De temps à autre, mais pas trop souvent, les gardes le coinçaient. Les gendarmes emmenaient Cauchis au tribunal d'Yvetot. Après le jugement, il restait quelque temps en prison. On le casait à la cuisine.
Un jour, le président du tribunal communiait sa fille. Il décide de libérer Cauchis, le temps de tuer un chevreuil dans la forêt du Trait. Voilà qu'un garde-chasse le prend en flagrant-délit et l'arrête. L'homme de Loi a bien des histoires.
"On ne donne pas un PV comme ça à la légère, déclare le juge, d'ailleurs, l'accusé était en prison !" Le garde faillit être cassé. L'affaire ne fut pas ébruitée, le Courrier cauchois n'en parla pas... Et les choses continuèrent comme avant. Cette histoire date des années cinquante, pas si vieille !
Savez-vous comment est mort Cauchis ? Les gendarmes le cherchaient pour le conduire en prison. Notre Cauchis s'est fait un furoncle dans le cou avec un clou rouillé. Il est décédé chez lui du tétanos, car les gendarmes attendaient qu'il guérisse pour l'arrêter.
Je vous sers la rincette, je vous raconte la dernière.
Une femme, jamais mariée, Pauline elle s'appelait, se ravitaillait dans la forêt en "bois d'ouvrier". Vous ne connaissez pas ?
— Aucune idée.
— Quand on abat un arbre, la tronçonneuse trop courte fait de larges entailles dans le fût de l'arbre. Ces chutes de bois en forme de coin se nomment dans la forêt de Brotonne "le bois d'ouvrier". Le bûcheron les récupère, c'est son boni. Pauline allait en forêt en chercher. Elle donnait une pièce de monnaie, quelque fois, elle ne payait pas... Un soir, au café, un bûcheron racontait : "Son gamin pleurait, alors Pauline lui a dit : Ne pleure pas mon Titi, le monsieur ne fait pas de bibi à maman !"
— M. Lefèbre, je crois qu'il est temps que je parte ! Je n'ai plus d'encre dans mon stylo, et pas d'encrier de poche...
NB : Après cet entretien, je n'ai jamais revu M. Lefèbvre. Il décédait subitement quelques jours plus tard.
— C'est l'encrier de poche à mon grand-père. Pendant la guerre 14-18, il était maire de Jumièges. Il allait souvent dans les maisons rédiger du courrier. Des femmes de mobilisés fâchées avec l'orthographe lui demandaient d'écrire à leur époux. Mais également à d'Administration bien "tatillonne" en papiers officiels avec ces personnes seules. Alors, mon grand-père sortait son encrier de poche, le posait sur la table de la cuisine et, sous la dictée, il écrivait.
En août 1914, la première dépêche qu'il reçut de la préfecture annonçait la mort, en Belgique, de Léon, son fils aîné. Durant les quatre années d'hostilités, il ira quarante et une fois porter la mauvaise nouvelle dans Jumièges. Les gens guettaient derrière leur carreau : à quelle barrière va-t-il s'arrêter ?
Mon père était également parti à la guerre. Pour ma naissance, en 1918, il était à Jumièges en permission exceptionnelle. Le 11 Novembre, il était là. Mais il repartit, il rentrera quelques mois plus tard.
La Paix revenue, les premières élections municipales se déroulèrent en 1919. Dans toute la France, le "Bloc national de la droite" remporta la majorité des sièges. Mon grand-père, Radical-socialiste, malgré tous les services rendus, prit une veste.
Des années plus tard, on me proposa la place de maire au Mesnil-sous-Jumièges. Je peux vous le dire maintenant : j'ai accepté pour venger mon grand-père. Oui, une revanche sur toutes les familles "dominantes" de la presqu'île de Jumièges. Oui, de ceux qui avaient humilié mon grand-père, ce brave homme que j'admirais. C'est pour cette raison que cet encrier est là, bien en vue. Si il y avait le feu dans la maison, je le mettrai dans ma poche avant de sortir.

N.D.L.R. : Maire du Mesnil de 1971 à 1989, M. Lefèbvre a fait l'objet de cette carte postale éditée par Gilbert Fromager. Il est décédé en 2001.
M. Joseph Lefèbvre est maintenant maire honoraire du Mesnil-sous-Jumièges. Cet arboriculteur plein de bon sens fabriquait et commercialisait un excellent Calvados, non, "une eau de vie de cidre de Normandie". Son "Grand cru de la Pierre" reçut une médaille à la foire de Caen.
Mais,
ce
jour-là, nous dégustions un Noilly-Prat, un
apéritif un peu démodé. Cela
permettait à
M. Lefèbvre de me parler de M. Prat, un ami de son
grand-père. Ce fabricant de spiritueux possédait
toute la
forêt de Jumièges. Plus tard, il la revendra au
comte de
Paris. Déjà cette forêt grouillait de
sangliers. En
une journée, les deux hommes en tuaient de quoi remplir un
banneau. Ils chassaient à cheval, M. Prat pesait 140 kg !
Les
cochons abattus étaient distribués aux familles
du pays. De chasseurs, nous en étions venus à parler de braconniers. Surtout d'un dénommé Cauchis, une figure de La Mailleraye. |
Un
internaute apporte cette précision à propos de la
forêt de Jumièges : Elle appartenait à concurrence de 600 hectares, en 1907, date de sa mort, à Léon Prat, demeurant à Canteleu, qui n'était pas "fabricant de spiritueux"... mais propriétaire à la fortune considérable. Son fils Gustave Prat en hérita et la laissa à son épouse, la richissime Louise Cauvin, unique héritière de la société Cauvin-Cauvin-Yvose, d'envergure mondiale. Veuve, elle se remaria avec monsieur de la Moissonnière qui reprit l'équipage de chasse à courre du premier mari de son épouse. N.D.L.R. Léon Prat est mort jeudi 5 janvier 1905 à Canteleu et non en 1907. Il était le beau-père de Georges Bouctot, député de Neufchâtel. On le vit mener plusieurs battues au sanglier dans le canton de Duclair. Il réédifia la chapelle Notre-Dame-Mère-de-Dieu ravagée par un incendie. |
— En 1944, à la fin de l'Occupation, les Allemands partis, Cauchis est venu à la mairie pour demander une aide : "les Boches ont décimé mon cheptel, il n'y a plus un cerf dans la forêt de Brotonne, je demande une allocation..." A cette époque, j'étais adjoint au maire, poursuit M. Lefèbvre, à la réunion du conseil municipal, la question était à l'ordre du jour. La demande est repoussée, mais nous lui proposons un emploi de cantonnier. Il a refusé, disant fire le choix d'une vie indépendante. De temps à autre, mais pas trop souvent, les gardes le coinçaient. Les gendarmes emmenaient Cauchis au tribunal d'Yvetot. Après le jugement, il restait quelque temps en prison. On le casait à la cuisine.
Un jour, le président du tribunal communiait sa fille. Il décide de libérer Cauchis, le temps de tuer un chevreuil dans la forêt du Trait. Voilà qu'un garde-chasse le prend en flagrant-délit et l'arrête. L'homme de Loi a bien des histoires.
"On ne donne pas un PV comme ça à la légère, déclare le juge, d'ailleurs, l'accusé était en prison !" Le garde faillit être cassé. L'affaire ne fut pas ébruitée, le Courrier cauchois n'en parla pas... Et les choses continuèrent comme avant. Cette histoire date des années cinquante, pas si vieille !
Savez-vous comment est mort Cauchis ? Les gendarmes le cherchaient pour le conduire en prison. Notre Cauchis s'est fait un furoncle dans le cou avec un clou rouillé. Il est décédé chez lui du tétanos, car les gendarmes attendaient qu'il guérisse pour l'arrêter.
Je vous sers la rincette, je vous raconte la dernière.
Une femme, jamais mariée, Pauline elle s'appelait, se ravitaillait dans la forêt en "bois d'ouvrier". Vous ne connaissez pas ?
— Aucune idée.
— Quand on abat un arbre, la tronçonneuse trop courte fait de larges entailles dans le fût de l'arbre. Ces chutes de bois en forme de coin se nomment dans la forêt de Brotonne "le bois d'ouvrier". Le bûcheron les récupère, c'est son boni. Pauline allait en forêt en chercher. Elle donnait une pièce de monnaie, quelque fois, elle ne payait pas... Un soir, au café, un bûcheron racontait : "Son gamin pleurait, alors Pauline lui a dit : Ne pleure pas mon Titi, le monsieur ne fait pas de bibi à maman !"
— M. Lefèbre, je crois qu'il est temps que je parte ! Je n'ai plus d'encre dans mon stylo, et pas d'encrier de poche...
NB : Après cet entretien, je n'ai jamais revu M. Lefèbvre. Il décédait subitement quelques jours plus tard.
Paul BONMARTEL.