A Cuba, la Isabelica témoigne de l'esclavage


Dans toutes les Caraïbes, la Isabelica symbolise le mieux ce que fut une plantation de café au temps de l'esclavage.

Elle fut fondée par un Français fuyant la révolution haïtienne. : Victor Constantin Cuzeaux.

Visite privilégiée en compagnie d'un guide de choix : Alain Chaplais


 La Oldsmobile bleue de 1956 peine dans les derniers lacets de la Gran Piedra. Au volant, Oscar Gomez hésite. A cette altitude, la pluie est ici chez elle. Ce matin, elle rend plus impraticable encore la piste qui mène à la plantation. Mais Oscar garde le sourire : "Todo es possible a Cuba !" Il fait craquer la boîte de vitesse et s'engage dans un bourbier sans nom pour nous déposer bientôt au pied de l'hacienda.

Les derniers mètres se feront à pied. Un chemin serpente parmi la végétation et la maison de maître nous apparaît enfin dans un halo de brume. Fantomatique. C'est Alain Chaplais qui sera notre guide. Un familier des lieux. Ancien journaliste établi à Cuba depuis des lustres, Alain est l'auteur d'un roman inspiré par le lieu : Saveur Café. Il raconte :





Une représentation de Maria Isabel. Certains la donnent d'origine haïtienne...
"Cette ancienne plantation a été fondée en 1812 par Victor Constantin Cuzeaux, un colon français chassé de Saint-Domingue par la révolution haïtienne. Il l'appela La Isabelica en hommage à la belle esclave mulâtre, Maria Isabel, avec qui il partageait sa vie. Aujourd'hui, à Santiago, vous trouverez nombre de Cubains se disant descendants directs de ce couple. Seulement, Cuzeaux n'a eu aucun enfant de sa concubine. S'ils s'appellent ainsi, c'est que les esclaves portaient tout simplement le nom de leur maître... "

De même, certains Santiagueros vous certifieront que la Isabelica avait jadis son entrepôt en ville. C'est cette cafétaria qui, de nos jours, porte son nom. On y déguste les meilleurs cafés de Santiago, cerné par des toiles illustrant la légende. Dont un portrait de Maria Isabel, la métisse aux yeux bleus. Or, cet établissement a ouvert ses portes en 1967 sous le nom d'El Champagne avant de changer d'enseigne quand Cuba relança la vente de ses cafés traditionnels...

Mais revenons à la Gran Piedra. La visite commence par le rez-de-chaussée en pierre de taille de l'habitation principale. "C'est la seule partie de l'édifice qui soit d'origine. Tout le reste a été reconstitué en 1961 sous la direction de Fernando Boitel Jambú. Les objets exposés ici ont été collectés dans les ruines des cafétales des alentours." Aux murs pendent des outils, des fers de contention. Dans une des salles a été creusée une cavité à même le sol. "Elle était destinée à protéger le fœtus lorsqu'une esclave enceinte était fouettée à plat-ventre." C'est ce genre d'atrocité que dénonce le baron de Vastey dans Le système colonial dévoilé et dont nous citons des exemples en marge de sa biographie (1).


En contrebas de la maison s'étend une vaste esplanade. "C'était le séchoir à café que l'on recouvrait de feuilles de bananiers. Une armée de chats était entretenue pour chasser les souris. Le petit abri que vous voyez là accueillait l'esclave chargé de surveiller le séchoir." Les jours de fête, les esclaves faisaient de cet espace une piste de danse.


Alain Chaplais nous mène maintenant juqu'à la Tahona, moulin à rigole de maçonnerie qui servait à dépulper les cerises de café. Au passage, il pointe du doigt le cadran solaire fondu par la société Giroud, d'origine française elle aussi, et installée à Trinidad. 

Avant de pénétrer au premier étage de la maison de Cuzeaux, voici la cloche qui rythmait le travail des esclaves. L'intérieur du logis recèle un mobilier d'époque. Il témoigne du relatif confort des planteurs et un vieux piano lui apporte sa touche... Plusieurs légendes rappellent les amours de Victor Contantin et Maria Isabel. Etaient-ils mariés en secret ? En tout cas, assure-t-on, la belle mourut sans avoir été affranchie. On dit que dans les couloirs de l'habitation, de jour comme de nuit, ses pas pressés se font parfois entendre. Maria Isabel vaque aux tâches ménagères, assouvit les désirs passionnés de son maître... Depuis sa mort, en tout cas, aucune femme ne prit place dans le lit matrimonial. 

Nos pas nous conduisent vers les barracones, cases à nègres réédifiées en dur. "Ce qui ne correspond pas du tout à la réalité. Si bien que le projet s'est arrêté à ce seul bâtiment que l'on ferait mieux de raser." A l'écart de tout se situent aussi les cuisines, isolées pour ne pas communiquer leur odeur au café.

La Isabelica régnait sur une soixantaine d'hectares et détenait une trentaine d'esclaves. Elle a cessé des activités en 1875 et fait partie des 171 plantations françaises recensées dans les provinces de Santiago et Guantanamo et qui firent de Cuba le premier producteur de café. Jusqu'au sommet de la Gran Piedra, vous trouverez encore le souvenir des cafétales voisines : Los Tres Arroyos, la Perseverancia et la Siberia.

Musée national depuis 1991, la Isabelica a été classée en l'an 2000 au patrimoine mondial de l'humanité. Les guides vous diront que sa dernière esclave, Seferina de Lys, est morte ici en 1974... à l'âge de 134 ans. Eh oui, l'esclavage, c'était hier. Sinon encore aujourd'hui.

Laurent QUEVILLY.

Photos : © Joëlle et Laurent  QUEVILLY.

(1). Le baron de Vastey, la voix des esclaves,  Laurent Quevilly, éditions BoD, 2014.