« Le Claquevent était un lieu-dit, aux limites assez mal définies, qui s'étendait entre le bord de la Seine, près du bac, et la route Rouen-Le Havre, alors appelée RN 182, au bas de la côte Béchère.

L'endroit était desservi par la rue du Bac, longue de 300 mètres et traversée par une voie ferrée conduisant à la centrale EDF, huilerie et savonnerie. Il y avait un ensemble de maisons près du bac, un petit immeuble de deux ou trois étages, nommé " Hôtel Carré ", des baraquements où des familles vivaient à titre provisoire à l'époque de la reconstruction dans l'après-guerre, et, à l'angle de la rue du Bac et de la grand' route, une ferme et divers bâtiments : grange, écurie...
"Entre la voie ferrée et la rue du Bac, plusieurs familles avaient de grands jardins potagers. Des vergers s'élevaient en bord de Seine, à l´amont du bac, du côté de la maison de la famille Bacon, et à l´aval de la savonnerie, du côté de la maison de Monsieur Delestre. Ces vergers produisaient énormément de fruits : cerises, prunes, poires, pommes... Ils ont été peu à peu abandonnés, laissés aux merles, pies et corneilles.
"Au passage des bateaux sur la Seine, on notait les Shiaffino, blancs et noirs, les Chargeurs Réunis... Certaines péniches connues avisaient par un coup de corne. Comme la famille Dosse, ou Dausse...

La ferme et une partie du verger en 1954. Sur la carte postale aérienne qui date probablement de 1958, on voit au loin que le remblai est déjà très proche de la maison, qui a été finalement détruite en 1959.

Le manoir de Claquevent
La maison de la ferme était habitée par la famille Bénard dès la fin du XIXe siècle et par la famille Thiollent à partir des années 30. On dit que cette maison avait été, au XIXe siècle, un relais pour diligences sur la route Rouen-Le Havre et qu'elle portait le nom de " Manoir du Claquevent ". Elle servait de restaurant et bistrot. Des écuries abritaient les chevaux, tout près d'une forge. Les voyageurs qui voulaient se reposer pouvaient s'héberger à l'Hôtel Carré.
Détail d'une carte postale. A l'arrière plan de la ferme se distingue le café Reniéville.
Avant les travaux de remblayage effectués par les bulldozers de l'entreprise Razel, la maison de la ferme du Claquevent disposait d'un grand jardin potager et d'un verger assez étendu, à l'extrémité duquel il existait une mare. L'évocation de celle-ci rappelle les coassements de grenouilles, les soirs d'été, les passages de canards sauvages, à l'automne, et le patinage sur la glace, certains jours d'hiver. Au début des années 50, au bord de la Seine, on pouvait encore pêcher des gardons et des anguilles plus ou moins comestibles. Recette: "anguille au beurre noir".
« L’un d’eux perdit la vie…»
Au début des années 50, on pouvait encore voir des traces de la guerre : cratères de bombes dans lesquels on passait en vélo, sorte de "tout terrain", éclats d´obus dans la vase au bord de la Seine, caisses de munitions vides, en bois ou en métal de couleur kaki, avec des inscriptions en allemand. On pouvait même trouver de vraies balles de fusil. Je me souviens qu´un jour, un camion-grue est venu récupérer au Claquevent un morceau de tank et que, malgré leur curiosité naturelle, les enfants ont dû rester enfermés à la maison durant l´opération, en raison des risques.
Détruit entre 1956 et 1959
Au cours des travaux de l´EDF, il y eut un moment, vers 1955, où des ouvriers utilisaient de la dynamite près de la falaise. L´un d´eux perdit la vie à cause d´un retard d´explosion.
Parmi les habitants du quartier, je me souviens (parfois de manière fort imprécise) des familles Piot, Montagné, Chéron, Vian, Bréard, Carpentier, Zouaoua, Schmidt, Decaux, Bideau, Dekester, Saudrais. Il y avait aussi une famille Biard, l'une des premières à quitter le lieu. Tout ce quartier a été progressivement détruit entre 1956 et 1959 en fonction des travaux de la centrale EDF : terre-plein, pylônes, transformateurs... »
Souvenirs de la ferme du Claquevent...
Avril 2009
Dans les
années 50, la ferme du Claquevent comprenait une maison
principale, en pierre de taille, une bâtisse à
colombages, avec torchis et toit de chaume, abritant une
écurie, une grange à foin et paille, une
étable pour une demi-douzaine de vaches et
génisses. D’autres constructions en bois,
couvertes de tôles galvanisées, servaient de
porcherie, bergerie, poulailler, pigeonnier et clapiers. Dans la
basse-cour cohabitaient de nombreuses espèces: poules
pondeuses, coq, oies, canards, dindes et dindons, cayottes, coq cayen,
pintades, lapins et pigeons, etc. Quatre chiens montaient la garde :
Jim, Pataud, Bouboule et Rita.
Devant la maison, un jardin fleuri attirait l’attention des
visiteurs. Ses plates-bandes étaient couvertes
d’une grande variété de plantes, dont
la floraison s’échelonnait du printemps
à l’automne: crocus, jonquilles, narcisses,
primevères, iris, tulipes, jacinthes, pâquerettes,
anémones, marguerites, myosotis, lys, pensées,
violettes, soucis, capucines, gueules de loup, bégonias,
dahlias de toutes les couleurs, glaïeuls, pois de senteur,
giroflées, fuchsias, géraniums, flox, roses,
pétunias, azalées, œillets,
œillets de
poète, œillets d’Inde, campanules,
hortensias,
rhododendrons, chrysanthèmes. Au printemps, le lilas et, un
peu plus tard, le seringa embaumaient tout l’espace.

Plus loin, par
une
allée de terre, on accédait au jardin potager
où s’alignaient des rangées de laitues,
scaroles, choux, carottes, choux de Bruxelles, petits pois, radis,
haricots, haricots à rames, gourganes, navets, poireaux,
pommes de terre, rutabagas, salsifis, oignons, échalotes,
ail, ciboulette, citrouilles, concombres, tomates. Au fond du jardin,
il y avait un massif couvert de persil, thym, avec près de
la clôture, des fraisiers, de la rhubarbe et une haie de
groseilliers et cassis. Le tout était entouré de
haies de troènes, aubépine, coudriers, buis,
églantiers ou autres arbustes, qui abritaient des nids
d´oiseaux.
Dans le verger, avant d’être
engloutis sous le remblai des travaux de l’EDF, fleurissaient
les pommiers, poiriers, pruniers, cerisiers. Près
d’une rocaille, à l’entrée du
jardin, poussait une vigne, dont les raisins blancs avaient du mal
à mûrir à l’automne. Tant
pis, on les mangeait verts.
Au milieu de
tant de verdure, de fleurs et d’arbres, on
pouvait observer une faune diversifiée: moineaux,
mésanges, rouge-gorge, bouvreuils, pinsons, bergeronnettes,
merles, grives, pies, etc. Dans le ciel, les corneilles, les mouettes
évoluaient en cercles, parfois, une buse planait
à plus haute altitude. En été, quand
les hirondelles volaient très bas, on disait qu’il
allait pleuvoir. De la forêt du Trait-Maulévrier,
toute proche, on pouvait entendre le cri des geais et le chant du
coucou.

Natif de Duclair en 1906, époux de Marguerite Bénard, Marius Thiollent était père de six enfants : Pierre, Elise, André, Jeanine, Paulette et Michel qui, seul, figure sen arrière-plan sur cette image.
Au fond du verger, une mare entourée de saules abritait tout
un monde de grenouilles, de têtards, de crapauds, de
limaces, de libellules, de poules d´eau, qui se cachaient
dans
les joncs. Les canards de la basse-cour allaient tous les jours
s´y promener, en file indienne. À
l´automne, des canards sauvages venaient se poser sur la
mare.
Un jour, on a même aperçu un héron au
long bec, comme sorti d´une fable de La Fontaine.
Sous les toitures, les hirondelles faisaient leurs nids. Dans des cages
et volières, s´entassaient des bengalis, des
perruches, des sereins, des tourterelles, des colombes...
L´ambiance sonore du Claquevent était un concert
de gazouillis d´oiseaux, hénissements,
grognements, bêlements, meuglements du bétail,
caquetages
et cocoricos de la basse-cour, roucoulements des pigeons et
tourterelles, aboiements des chiens, croassements des corbeaux,
coassements des grenouilles, les nuits
d´été. Il y avait aussi la ponctuation
de la sirène de la centrale électrique, et, de
manière plus sourde, les sirènes de navires,
surtout par temps de brouillard.

Le tâcheron blanc de Marius Thiollent
Dans la cour de la ferme, on pouvait rencontrer beaucoup de plantes sauvages: par exemple, des touffes d´orties, très piquantes, au milieu desquelles les dindes pondaient leurs œufs; des plantes cueillies pour le manger à lapins : liserons, plantains, queues de rat, pissenlits, carottes sauvages, plantes grasses; et d´autres plantes encore : pâquerettes, boutons d´or, ciguë, orties blanches, sauges, joncs, chiendent, trèfles, dont certains étaient à quatre feuilles, etc. Sous l’herbe, vivait tout un monde: taupes, orvets, musaraignes et mulots. Ces derniers faisaient le festin des chattes et matous du lieu-dit.
Les travaux des champs
Les vaches paissaient paisiblement sous les arbres
et aussi dans des
champs situés en haut de la côte
Béchère, derrière la savonnerie. Dans
les champs
qui longeaient la forêt, du côté de la
route de Sainte-Marguerite, on plantait des betteraves, on semait du
blé, de l’orge ou du seigle. Le blé
était coupé avec la faucheuse-lieuse
d’un autre agriculteur et mis en villottes. À la
pause, on mangeait des casse-croûte au fromage ou au
saucisson, et buvait du cidre frais maintenu à
l’ombre. On louait les services d’une batteuse,
mise en mouvement par la longue courroie d’un tracteur. Des
voisins aidaient à la moisson et l’on obtenait
parfois une vingtaine de quintaux de grain. Les balles de paille
étaient emmagasinées dans la grange et les
greniers.
Le matériel agricole utilisé datait
d’avant-guerre: charrue à traction animale, herse,
tombereau, charrettes, colliers, harnais, rennes, selles et autres
équipements pour l’attelage des chevaux. On
trouvait aussi: écrémeuse à manivelle,
baratte en bois, machine à couper les betteraves,
également à manivelle, râteaux
à foin,
râtelle, faucheuse à foin de la marque John Deere,
dont un
rayon de l’une des roues en fonte manquait, pour avoir
été cassé par un éclat
d’obus, dans un champ de l’autre
côté de la voûte. Certaines
années, avec l’autorisation de l’USY,
cette faucheuse était utilisée pour faire les
foins sur le terrain du stade de football.
Dans la ferme et ses dépendances, comme outils de travail,
il y avait des faux, une faucille, des pioches, des pelles, des
fourches, un croc à fumier, un fléau, des
bêches, des rabots, des binettes, des râteaux, un
sécateur. Dans l’atelier, on trouvait un
établi avec un gros étau à mords de
plomb, des marteaux, des burins, des pointeaux, des tamponnoirs, un
arrache-clous, une masse, des cisailles, des pinces, des tenailles, une
forge, une enclume, un fer à souder, des limes, des
râpes, des broches, un pied à coulisse, une scie
à métaux, une scie circulaire, des
égoïnes, un passant, des haches, des serpes, une
herminette, des chignoles, des vrilles, un vilebrequin, des
mèches, des forets, des tarauds, des tarières,
une
meule à eau, une meule-émeri, une varlope, des
rabots et ciseaux à bois, des maillets, des
équerres, des clés anglaises, une grosse
clé à molette, des tournevis, un fil à
plomb, des échelles, un niveau, des truelles, des seaux,
etc.
On trouvait également des caisses remplies de clous, de
boulons et rivets, de toutes dimensions.
En raison du feu bactérien, les fruits, tachés,
devenaient de plus en plus rachitiques. Les pommiers
n’obtenant pas un fort rendement, il fallait donc acheter des
quintaux de pommes pour produire le cidre de
l’année. Pour le brassage, on louait les services
d’un pressoir en bois, substitué un peu plus tard
par un pressoir mécanique installé sur un camion.
L’activité de la ferme servait surtout
à alimenter la famille, relativement nombreuse, satisfaisant
ses besoins en volailles, lait, beurre, légumes, terrines de
pâté, pots de confiture, etc. Une partie du lait
et du grain récolté, ainsi que les veaux et les
porcs étaient vendus, constituant un revenu additionnel au
salaire du chef de famille.
La famille
n’était pas propriétaire des
terres. D’environ quatre hectares, elles appartenaient
principalement à l’EDF et étaient
louées. L’exploitation était de taille
insuffisante pour se moderniser. Dans
l’après-guerre, les autres agriculteurs du village
avaient acquis des tracteurs et des machines, qui restèrent
inaccessibles au Claquevent. La ferme a longtemps
résisté à la tendance
déclinante de l’agriculture traditionnelle. La
construction de la dernière tranche de la centrale
occasionna
le déplacement des installations de la ferme.
Sous la
voûte... Photo Michel Thiollent.
Les années
50 ont été une
époque de transition entre un mode de vie rural, ancien,
antérieur à la guerre, et la modernité
qui arrivait, battant à notre porte, bouleversant nos
habitudes, en détruisant nos vieilles constructions et
remblayant nos vergers et jardins à coups de bulldozers. La
centrale électrique, pour le développement de
laquelle il fallait tout sacrifier, aujourd’hui
n’existe plus, mais elle a laissé place
à une zone industrielle.
On
peut imaginer que,
s’il avait survécu à ce type de
“progrès”, le lieu-dit du Claquevent
pourrait être, maintenant, un attractif lieu
écotouristique, où les passagers du bac
s’arrêteraient pour boire un coup à la
buvette, ou pour déguster des produits de la ferme au
“ Manoir du Claquevent ”, point de rencontre
privilégié sur un itinéraire du Parc
naturel régional...
Michel THIOLLENT
Photo
prise à l'automne 1998, au lieu-dit du Claquevent,
près du carrefour de l'ancienne rue du Bac et de la route
Rouen-Le Havre. En comparaison avec les photos des années 50, on peut observer que les pylônes existent toujours et que la forêt s'est rapprochée. |
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NDLR
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Résurrection
! Le 16
juillet 1989, lors du passage des Voiles de la Liberté, on
édifia à Claquevent un bar à
l'enseigne du Café du Passage. Hjoerdis Chéron et
sa fille Jacqueline reprirent alors du service... Un
siècle plus tôt, l'établissement
fut tenu par Pascaline Mauger, épouse Pierre Delphin
Chéron, jusqu'en 1909, puis par Julia Chéron,
épouse Mainberte, de 1909 à 1919, enfin par Marie
Chéron et sa fille Hjoerdis, de 1919 à 1955.
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